Julius Corentin Acquefacques : les phylactères de l’absurde kafkaïen

Article au format PDF: 

 

Tous les matins, Julius Corentin Acquefacques se réveille en tombant de son lit. Il se douche, s’habille et part ponctuellement pour affronter à pied l’heure de pointe et se rendre au travail en suivant le flot d’une mer humaine, empruntant toujours les mêmes rues étroites. Fonctionnaire au ministère de l’Humour, il exerce un travail des plus sérieux : mettre à jour le grand glossaire des blagues et incongruités. Le soir, parfois après un souper avec des amis, il se remet au lit, seul, parce que comme aime à le rappeler son voisin de palier, « une femme, c’est trois unités d’espace vital en moins » (Mathieu, 1991a, p.8). Et dans un temps de pareille crise du logement, où on est parfois contraint à réserver le placard pour qu’un collègue en fasse son appartement, on se doute que trois unités d’espace vital, ce n’est pas négligeable.

Très vite, on sent se tisser dans les bandes dessinées de Marc-Antoine Mathieu la référence à Franz Kafka, dont l’œuvre repose, comme l’a fait remarquer Albert Camus, sur « ces perpétuels balancements entre le naturel et l’extraordinaire, l’individu et l’universel, le tragique et le quotidien, l’absurde et le logique » (Camus, 2005, p.174). Si les récits des aventures d'Acquefacques sont imprégnés des caractéristiques de cet univers, leur aspect formel en est tout autant contaminé : principalement en noir et blanc1, sans nuances de gris, l’œuvre de Mathieu montre de constants contrastes entre des lieux entièrement vides et d’autres où les gens ne disposent que d'assez d'espace pour se tenir debout. La hauteur des bâtiments représentés et les escaliers tourbillonnants rappellent aussi la géométrie pragoise qui parcourt les romans du maître2. Enfin, les visages des personnages se ressemblent tous, attirant davantage l’attention sur les traits distincts du protagoniste, dont on ne saurait dire, comme pour Joseph K., s’il est le grand élu ou la victime persécutée. Toute cette intertextualité était déjà confirmée avec le nom de famille de Julius Corentin, que l’on prononce AKFAK, anacycle évident du nom de l’écrivain.

Ainsi, comme les romans de Kafka, la série Acquefacques de Marc-Antoine Mathieu met en scène le caractère absurde de l’existence et la marginalisation de celui qui tente d’y trouver un sens. Semblable en cela aux personnages du Procès, de La Métamorphose et du Château, Julius Corentin Acquefacques ne remet pas lui-même en question le monde dans lequel il évolue, ni l’univers hautement bureaucratique qui le commande; ses réflexions sont déclenchées par des bouleversements de son quotidien, et encore, il ne sait examiner les situations que d’une manière qui oscille entre l’extrême rationalité et la paranoïa. Par exemple, dans L’Origine, qui commence la pentalogie, le protagoniste reçoit anonymement une page de BD sur laquelle apparaissent des événements antérieurs de sa journée, incluant ses propres pensées. Ses questionnements ne se poseront alors pas tant sur la signification de ce qu’il a reçu que sur ce qui l’a placé, lui, comme destinataire de l’envoi :

Le plus inquiétant dans cette histoire, est qu’elle m’arrive à moi. Pourquoi moi ? Tout ceci ne serait-il pas une machination de mes collègues pour se moquer et rire à mes dépens ?.. //...Et me faire comprendre ainsi qu’il existe d’autres formes d’humour ? Ou bien serait-ce dans le but de m’amener à penser que l’humour reste impuissant face au doute ou au mystère ? (Mathieu, 1991a, p. 30.)

Julius Corentin considère donc qu’il n’a pas été choisi au hasard, ce qui contrevient de prime abord aux normes de cet univers où tous sont identiques, où la personnalité a une moindre importance; ainsi, il cherche sa réponse non dans sa vie sociale, mais dans sa fonction professionnelle, comme si cette dernière était la seule qui puisse le distinguer d’un autre.

Par ailleurs, son emploi est intéressant en ce qu'il est parfaitement vain : si l’humour repose sur la faculté de surprendre, il apparaît évidemment impossible de recenser toutes les formes qu’il peut emprunter, et le grand glossaire auquel travaille Acquefaques ne pourra jamais voir le jour. Comme c’est souvent le cas chez Kafka, le personnage, issu d’une société hautement hiérarchisée, obéit sans se questionner à des codes sociaux auxquels il semble impossible de trouver un fondement, et tient pour acquis des éléments donnés de son monde qui revêtent pour le lecteur une qualité fantastique forte. Et si ce dernier rit de l’attitude du personnage, il n’en reste pas moins qu’il fera l’analogie avec certaines de ses propres actions irrationnelles, dont celle même de vivre. Mais à l’inverse du lecteur, pour qui la futilité de l’existence ne peut que rester à l’état de supposition, le protagoniste rencontre son créateur à la fin de L’Origine, qui est, comme on peut s’en douter, le bédéiste. Julius Corentin apprend donc que tout ce qui lui arrive est prévu, calculé d’avance par un autre, ce qui ne l’empêche pas de poursuivre sa « vie ». Il y a bien sûr paradoxe ici, car s’il n’est pas maître de ses actions, il ne peut pas non plus décider de vivre ou de mourir… Par contre, l’analogie avec l’absurdité de l’existence humaine subsiste, et on perçoit dans le respect aveugle des règles qu’applique Acquefacques le désir de tout homme, certainement un peu fou, de s’accrocher à une raison d’être, quitte à se la créer lui-même.

Pour cette raison aussi, dans La Qu…, le protagoniste est condamné à marcher, au milieu du rien, vers une gare que tout porte à considérer comme un mirage. À ce moment, il est même certain de rêver, et pourrait facilement s’éviter l’effort d’un long trajet à pied. Mais que ferait-il alors ? La sieste au cœur du néant, à la manière d’un mort ? La foi en l’existence de la gare, comme celle, pour le religieux, d’une forme de vie seconde, lui donne l’illusion d’un objectif à poursuivre, la croyance qu’il n’est pas là pour rien. Chez les personnages secondaires (voire les figurants) de la BD, la même situation est exposée, tous s’accrochant irrationnellement à des espoirs sans fondement. Par exemple, toujours dans La Qu..., les chanceux qui ont finalement pu entrer dans la gare attendent le train depuis des années; au moment où il passe, seul Acquefaques peut y monter; les autres attendront le prochain, qui, même s’il les amène, n’a pour seule destination que le « rien », ou le « rien de rien » (Mathieu, 1991b, p.40).

Finalement, ce que Mathieu représente avec Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves, c’est cet absurde si typiquement kafkaïen, dans lequel le personnage connaît déjà sa finalité et éprouve, de façon obsessionnelle, le désir d’y échapper. À l’instar de K., dont le sort est déterminé par les gens du château, le protagoniste de Mathieu sait que ses gestes, ses paroles, ses pensées sont la création d’un autre, mais est tout de même représenté comme cherchant une réponse à ce qui lui arrive. Dans les deux cas, il y a mise en relief d’une irrationalité qui fait de tout être humain un fou : la seule manière d’échapper au rien est de se donner un but dont le caractère illusoire est connu d’avance, de marcher éternellement vers ce qui a toutes les caractéristiques du mirage.

 

Bibliographie

CAMUS, Albert. 2005. « L’espoir et l’absurde dans l’œuvre de Franz Kafka » in Le Mythe de Sisyphe, p. 169-187. Coll. « Folio/essais ». Paris : Gallimard.

MATHIEU, Marc-Antoine. 1991a. Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves : 1, L’Origine. Paris : Delcourt, 45 p.

___________. 1991b. Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves : 2, La Qu…. Paris : Delcourt, 47 p.

___________. 1993. Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves : 3, Le Processus. Paris : Delcourt, 48 p.

___________. 1995. Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves : 4, Le Début de la fin. Paris : Delcourt, 23 p.

___________. 2004. Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves : 5, La 2,333e Dimension. Paris : Delcourt, 59 p.

KAFKA, Franz. 2001. Le Procès [1925]. Paris : Le Livre de poche, 285 p.

___________.2006. Le Château [1926]. Paris : Gallimard, 2006, 530 p.

 
Pour citer cet article: 

Jacob, Carmélie. 2009. « Julius Corentin Acquefacques : les phylactères de l’absurde kafkaïen », Postures, Dossier « Écrire (sur) la marge: folie et littérature », n°11, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/jacob-11> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Jacob, Carmélie. 2009. « Julius Corentin Acquefacques : les phylactères de l’absurde kafkaïen », Postures, Dossier « Écrire (sur) la marge: folie et littérature », n°11, p. 109-113.