La note de bas de page, de fin de chapitre, ou marginalia, fait partie de l’expérience courante de toute lecture, qu’elle soit faite dans un cadre littéraire, scientifique, ou encore quotidien. Elle possède une histoire particulière qui n’engage pas dès le départ la fiction et est originellement attachée à un usage érudit dans des ouvrages scientifiques et surtout historiques. Elle appartient à une tradition qui prône la clarté, la connaissance, et possède a priori un rapport très étroit au réel et à la vérité ; c’est pourquoi un usage fictionnel de la note de bas de page ne semble pas aller de soi. Cependant, bien des auteurs l’ont employée dans un cadre romanesque : nous pouvons penser à Tristram Shandy de Lawrence Sterne, à Finnegan’s Wake de James Joyce ou, plus récemment, à Pale Fire de Vladimir Nabokov, The Mezzanine de Nicholson Baker et House of Leaves de Mark Z. Danielewski. C’est à ce dernier roman que nous nous intéresserons ici. Depuis sa parution en 2000, House of Leaves a acquis le statut de roman culte. Il débute par les confessions de Johnny Truant, un antihéros qui entre par hasard en possession du manuscrit d'un vieil original nommé Zampano. Ce dernier a remisé dans une malle l'intégralité de son œuvre : un essai volumineux et prodigalement annoté portant sur un film qui n’existe pas, The Navidson Record. House of Leaves est le récit de la composition / recomposition d’une œuvre. Nous étudierons ici les deux « auteurs » de cet essai, deux instances annotatrices1 des moins traditionnelles. En effet, si le texte principal est pour le moins dense, c’est dans les marges et les notes de bas de page que se révèlent à la fois la vraie nature des personnages et le véritable lieu de la fiction, aussi paradoxal soit-il. C’est en marge que la folie de Truant, comme celle de Zampano, est mise à jour et que le texte principal est amené à être reconsidéré. Nous nous attacherons donc à révéler, à travers les voix délirantes de Zampano et de Johnny Truant, comment les limites entre le texte et le paratexte, la réalité et la fiction, la folie et l’équilibre sont troublées.
Zampano est l’auteur de House of Leaves2, ouvrage éponyme de celui de l’auteur réel Mark Z. Danielewski. Il s’agit d’un essai critique sur le film tourné par Will Navidson, un photoreporter qui décide d’immortaliser son emménagement dans une maison qui s’avère posséder des dimensions intérieures supérieures à ses dimensions extérieures, et où des couloirs apparaissent, incitant les protagonistes à y tenter des explorations. Le choix d’analyser un film aurait pu paraître anodin. Cependant, tout se complique pour le lecteur quand il apprend, et ce, dès les premières pages du roman, que le Navidson Record n’existe pas et que, quand bien même il aurait existé, Zampano était aveugle et n’aurait pas pu le regarder. Le texte ne semble offrir que peu d’alternatives à son lecteur, sinon celle de prendre Zampano pour un érudit illuminé et son essai pour des élucubrations puisque la santé mentale de Zampano peut effectivement être mise en doute. Toutefois, en lecteurs habitués à la fiction que nous sommes, nous n’hésitons pas à « suspendre notre incrédulité » (Coleridge, 2004 [1817]), pour reprendre l’expression de Coleridge, et à adhérer, à nos risques et périls, à la fiction. Et, comme le dit Truant lui-même, premier découvreur de la supercherie : « See, the irony is it makes no difference that the documentary at the heart of this book is fiction. Zampano knew from the get go that what’s real or isn’t real doesn’t matter here. The consequences are the same. » (Danielewski, 2000, p. xx.) Zampano peut donc sans vergogne écrire un essai sur un film qui existe seulement dans son imagination délirante, un essai rédigé de prime abord dans les règles de l’art.
Cet essai est en effet abondamment annoté et possède des références multiples. Ses notes de bas de page sont le plus souvent référentielles, renvoyant ainsi à d’autres autorités sous le couvert desquelles le vieil aveugle se place. Si l’on reprend les termes de Gérard Genette dans Seuils (1987), les notes de Zampano sont des notes auctoriales fictives3. Celles-ci sont identifiables par leur police de caractère : « Times ». Ce choix de police est particulièrement significatif dans la mesure où le personnage vit à l’écart des signes extérieurs témoignant du passage du temps : aveugle, il ne possède pas d’horloge, ses fenêtres sont barricadées, il vit complètement enfermé, à l’abri de la lumière. Les notes de Zampano, dans leur référentialité, ressemblent aux notes bibliographiques que l’on retrouve chez les historiens. Ces notes possèdent la nature « théorico constative » (Derrida, 2004, p. 9) de l’annotation telle que la qualifie Jacques Derrida : « L’annotation pure n’est, en général, ni performative, ni poétique et sa “nature secondaire” est que l’annotation implique que la priorité prééminente et l’autorité appartiennent à un autre texte » (ibid., p. 10, Derrida souligne). Cette définition correspond exactement à l’usage qu’en fait Zampano, qui se place grâce à elle sous des autorités reconnues. Ses premières notes sont purement auctoriales :
1 A topic more carefully considered in chapter ix.
2 See Daniel Bowler’s “Resurrection on Ash Tree Lane: Elvis, Christmas past, and other Non-Entities” published in The House (New York: Little Brown, 1995), p. 167-244 in which he examines the inherent contradiction to any claim alleging resurrection as well as the existence of that place. (Danielewski, 2000, p. 3.)
La première fait référence à la structure de son essai, tandis que la seconde est une référence bibliographique à une œuvre portant sur le Navidson Record. Il s’agit de notes d’apparence complètement traditionnelle, pouvant être comparées à celles d’un auteur comme Pierre Bayle et son Dictionnaire historique et critique (1697) 4. Dans cet ouvrage, Bayle crée un modèle d’érudition dont l’objet central est le retour aux sources primaires, censées être pures et détentrices de la vérité.
Toutefois, les notes de Zampano ne relèvent que très rarement de sources primaires et se révèlent le plus souvent fictives. Danielewski, à travers les notes de ce dernier, mélange de manière indifférenciée les références réelles et les références inventées de toutes pièces. Ainsi la note 52 : « See John Hollander’s Figure of Echo (Berkeley: University of California Press, 1981) » (Danielewski, 2000, p. 43) renvoie à une œuvre existante. Sur cette même page nous trouvons la note 53 : « Kelly Chamotto, makes mention of Hollander in her essay: “Mid-Sentence, Mid-Stream” in Glorious Garrulous Graphomania ed. T.N. Joseph Truslow (Iowa City: University of Iowa Press, 1989), p. 345 » (Danielewski, 2000, p. 43). Ici aussi la citation est très précise, on retrouve une date, un éditeur et même un numéro de page, mais cette œuvre, dont le nom parodie les sonorités en ous propres au latin, n’existe pas.
Le besoin de référence dont fait preuve Zampano semble souvent tourné en dérision. Dans la note 15 on trouve une série de livres et d’articles :
15 See « The Heart’s Device » by Frances Leiderstahl in Science, v. 265 August 5, 1994, p. 741; Joel Watkin’s « Jewellery Box, Perfume and Hair » in Mademoiselle, v. 101 May, 1995, p. 178-181; as well as Hardy Taintic’s more ironic piece « Adult Letters and Family Jewels » The American Scholar, v. 65 spring 1996, p. 219-241. (Ibid., p. 11.)
Ces références sont purement fictives, aucun lecteur ne peut les avoir lues, elles ne valent que par leurs titres, les noms de leurs auteurs et leur simple présence. Les trois références ont trait à des domaines très différents : la première est scientifique, la seconde est tirée d’un magazine féminin et la troisième, ironique et comique, est tirée d’un essai. Danielewski joue sur tous les tableaux et assomme son lecteur de références sans aucune raison pointue, sinon pour montrer l’absurdité de la recherche d’érudition de Zampano. Toutes les ressources susceptibles d’appuyer ou de légitimer sa propre réflexion sont convoquées. La quantité de chiffres, de pages, de volumes, rend la note difficile à lire, d’autant plus qu’il s’agit de pures inventions. Donner une référence à un magazine féminin dans un essai apparaît pour le moins incongru, mais quitte à vouloir particulièrement appuyer ses propos, n’importe quoi finit par faire l’affaire. Enfin le clou est planté avec le titre grivois et comique du dernier ouvrage.
Les notes de Zampano forment une sorte de tour de Babel dégénérescente. Il semblerait, en effet, que l’on ait affaire à une certaine forme de destruction du langage comme signifiant dans certaines de ses interventions en bas de page, notamment dans celles qui proposent de longues accumulations. L’exemple le plus flagrant est la note 75, appelée dans le texte par une réflexion sur la manière de filmer de Navidson et son talent lié à un passé de photographe :
75 See Liza Speen’s Images of Dark; Brassaï’s Paris by night; the tenderly encountered history of rooms in Andrew Bush’s Bonnettstown; work of O. Winston Link and Karekin Goekijan; as well as some of the photographs by Lucien Aigner, Osbert Lim [...] (Ibid., p. 64).
S’en suit une liste de photographes qui s’étend du bas de la page 64 à la page 67 et qui recouvre entièrement les pages 65 et 66, excluant entièrement le texte primaire. Cette liste paraît complètement absurde, d’autant plus qu’elle est précédée de « some of the photographs ». La quantité de références est telle qu’elle devient illisible. Noyées dans la masse des informations produites dans cette liste, les références perdent tout leur sens et l’attention reste portée sur l’accumulation elle-même. Le lecteur ne peut connaître tous ces noms : la note n’est donc plus référentielle. Elle ne forme qu’une énorme masse d’abstraction, le paradoxe résidant donc dans le fait que ces noms soient, malgré tout, réels. Par cette juxtaposition onomastique absurde, ces photographes réels basculent dans la fiction et contribuent à construire la tour de Babel rêvée par Zampano, ce personnage avide de toute connaissance et en quête de vérité absolue. Nous devons aussi nous interroger sur la lecture même de cette liste : qui lit entièrement une liste de photographes qui s’étend sur quatre pages ? House of Leaves, par son usage de la liste, repousse les limites de la lisibilité. Le jeu de déconstruction est alors à son paroxysme : quand Zampano daigne nous offrir enfin des références réelles, il rend leur lecture éprouvante.
Une certaine forme de mythomanie de la part de Zampano se révèle. En psychologie, la mythomanie correspond à une tendance aux mensonges, souvent née d’une peur inhérente d’être dévalorisé. Elle est une « forme de déséquilibre psychique, caractérisée par une tendance à la fabulation, au mensonge, à la simulation » (Le petit Robert de la langue française, 2006, p. 1703, sous mythomanie). Le mythomane se crée un monde fictif auquel il croit profondément et qui lui paraît souvent moins décevant que la réalité. Zampano, en bon mythomane, est un personnage qui possède toutes les apparences de l’essayiste ou du critique rigoureux. On a vu qu’en tant que tel, il fait preuve d’une évidente recherche de précision et d’érudition dans ses propos, dont il ne cesse de vouloir prouver l’authenticité. Car, comme le fait remarquer Lipking, « [...] stand for a scholarly community, assembled by the author specifically so that he can join it » (1977, p. 639). Zampano est prêt à toutes les inventions pour faire partie de cette communauté érudite : c’est à travers la profusion des références qu’il utilise, que sa quête désespérée d’érudition et de légitimité se dévoile.
L’usage même de la note est symbolique d’un niveau de connaissance et de fiabilité. Zampano cherche à faire montre d’un savoir éclectique et étendu. Sa volonté d’embrasser un maximum de références est symptomatique de son besoin de lier les connaissances entre elles, de produire désespérément un monde où il existerait un savoir unique et absolu. Thomas McFarland voit l’annotation comme un mythe dans la mesure où elle résulte d’un besoin social et qu’elle est liée à une certaine forme d’anxiété par rapport aux autres individus, comme le révèlent toutes ses fonctions usuelles : « […] explaining, qualifying, adding, specifying, rebuting, bullwarking are with regard to the text so many indications of a defencive anxiety. » (1991, p. 165.) L’annotateur cherche à prouver sa légitimité, son appartenance à un groupe d’autorités. Les notes de bas de page, malgré leurs petits caractères, exercent une menace sur le texte : elles peuvent légitimer ou non l’auteur du texte principal. Elles forment une sorte de mise en scène de l’autorité textuelle et, en tant que telles, manipulées et manipulatrices, les notes référentielles nient la réalité :
The first lie against reality is that the reference notes are necessary so that the reader may have access to the context of the material being cited. The second lie against reality is that the reference notes connect the textual argument with other stanchion of culture, and thus allow the text to take its place in a network of cultural forms. (Ibid., p. 167.)
La note, à l’image de Zampano, connaît un profond écart entre ce qu’elle se veut être et ce qu’elle est en réalité. En cela, elle est déjà quelque peu fictionnelle. Elle appartient à cette fiction qu’est l’érudition. La quête du savoir propre à Zampano est vaine et fictionnelle, dans le sens où l’érudition est un produit de l'imagination qui n'a pas de modèle complet dans la réalité. La note référentielle ayant ce genre de propension au déni de la réalité, son usage romanesque se trouve facilité. Danielewski se glisse alors dans cette brèche de définition inhérente à la note de bas de page et profite de l’occasion pour dénoncer la conception erronée de ce qui s’avère être un outil fictionnel des plus intéressants.
On aura vu comment la note référentielle trouve un emploi détourné dans House of Leaves et comment elle estompe peu à peu la distinction entre réalité et fiction. La note de bas de page, originellement associée à une tradition référentielle et érudite, se détache de son usage traditionnel pour entrer dans la fiction et devient le lieu privilégié où se déconstruit la confiance du lecteur envers les propos de Zampano et où sa mythomanie se déploie de manière révélatrice. Si le sérieux du texte principal persiste, c’est dans les notes que s’opère la critique de la volonté d’érudition du personnage et que s’effectue la parodie chère à Danielewski. Toutefois, le jeu avec les notes de bas de page ne s’arrête pas à la fictionnalisation des références; à travers le personnage de Johnny Truant, nous avons affaire à un autre traitement de l’espace marginal et à une autre déviance : la névrose.
Johnny Truant, tatoueur menant une vie dissolue à Los Angeles, est une sorte d’instance éditoriale qui présente l’œuvre de Zampano et l’annote largement, profitant de l’espace ouvert en bas de page pour insérer sa propre voix et faire partager ses expériences personnelles. L’espace marginal est en effet propice aux épanchements. La note de bas de page, à première vue secondaire, presque facultative dans sa lecture, ouvre au personnage à la fois un espace de non-responsabilité et d’intimité où il peut commenter l’œuvre de Zampano et ses répercussions négatives sur sa santé mentale. Les notes de Truant apparaissent comme le lieu témoin de sa descente psychologique aux enfers. Ses notes, sous bien des aspects égotistes, opèrent tout au long du roman une authentique menace sur le texte principal en l’envahissant de manière irrévocable. Elles forment de longues digressions très personnelles, racontant l’histoire de Johnny, sa vie quotidienne. Elles nous font partager ses pensées et ses réflexions sur l’œuvre du vieil aveugle et s’étalent en un discours parallèle à la critique du Navidson Record.
Truant doit être avant tout perçu comme l’intermédiaire entre Zampano et le lecteur, il utilise d’ailleurs la police de caractère « Courier ». Ce mot désigne en anglais un messager, un guide, celui qui transmet, transporte une information. La typographie utilisée n’est pas sans rappeler aussi celle des machines à écrire, ce qui donne un caractère rudimentaire à ces notes. Le commentaire de Truant est de style allographe5, typique de la fonction éditoriale, puisque ses notes sont écrites par une instance différente de celle du texte primaire, mais elles sont aussi fictives.
Au début du roman, Truant prend son rôle d’éditeur au sérieux, mais très vite sa voix se révèle peu orthodoxe. La note 18 résume très bien l’usage de la note de bas de page propre à Johnny. Elle intervient de manière complètement impromptue, à la fin du report des paroles de Karen, l’épouse de Navidson, par Zampano. Une panne de chauffe-eau constitue le lien entre le texte primaire et la note. Il s’agit de la première note à caractère non éditorial de Truant. Elle appartient à ces notes purement autobiographiques qu’on retrouve de manière de plus en plus systématique à mesure que l’on avance dans la lecture de House of Leaves :
18 I got up this morning to take a shower and guess what? No fucking hot water. […] (Danielewski, 2000, p. 12.)
Cette longue note s’étend de la page 12 à la page 16 et est introduite de manière très significative par le pronom personnel sujet : « I ». Johnny s’adresse directement au lecteur et l’interpelle. Le ton familier et vulgaire de cet antihéros est donné. La note se poursuit sur trois pages, abordant les thèmes favoris de Truant : sexe, drogue, alcool et mensonges. Ce dernier semble d’ailleurs posséder un don certain pour raconter des histoires rocambolesques, son public de prédilection étant, bien entendu, les femmes, mais (et là réside une question centrale et non résolue du roman) peut-être aussi le lecteur. Truant ne cache pas son talent de conteur ni ses manipulations. À la fin de la note, il décide de faire un aveu au lecteur :
Is it just a coincidence that this cold water predicament of mine also appears in this chapter?
Not at all. Zampano only wrote « heater.» The word « water » back there — I added that.
Now there’s an admission, eh?
Hey, not fair, you cry?
Hey, hey, fuck you, I say.
Wow, am I mad right now. (Ibid., p. 16.)
Truant va jusqu'à modifier le texte de Zampano pour pouvoir raconter une histoire parfaitement inventée. Le lecteur est confronté à l’obligation de ne tenir pour acquis ni les paroles de Zampano ni celles de Truant.
Les notes de Truant, a priori de type éditorial, dévoilent ainsi très vite la propension du personnage à s’épancher sur sa vie personnelle et ses propres expériences. Elles deviennent le lieu d’une autobiographie fictive, satirique, familière et parfois même violente. Ces notes, digressives et longues, sont éloignées de l’horizon d’attente du lecteur. Alors que les annotations sont habituellement reconnues pour leur neutralité, celles de Truant deviennent paradoxalement le lieu d’une certaine intimité, d’un discours parallèle et subjectif.
Au début, le personnage fait montre d’une réelle volonté d’expliciter le texte et de nous faire partager ses recherches, mais tout cela dérive très vite en stream of consciousness, en monologue intérieur cathartique. Nous retrouvons l’aspect fragmentaire propre au monologue intérieur dans le discours très interrompu de Truant qui change radicalement de sujet d’une phrase à l’autre sans aucune logique et qui écrit selon le fil de ses pensées. Ce dernier profite de l’espace libre, du vide, laissé par les marges pour s’exprimer. Les marges apparaissent alors, tel que l’explique Lipking, comme un espace à remplir : « Margin so conceived, rationalize the white space of books. The possibility of glossing demonstrates that space surrounding print is not a vacuum but a plenum. » (1977, p. 613.)
De la même manière, c’est dans les marges de House of Leaves* que se produit la quête d’identité de Truant, la recherche d’un espace propre, correspondant à son désir d’expression. L’écriture devient un moyen de parer les changements, les doutes qui s’emparent du personnage, elle est à la fois symptôme de et remède à la névrose de Truant, qui, depuis qu’il a fait la découverte du manuscrit de Zampano, fait des cauchemars toutes les nuits et a d’effroyables visions. Un jour où Johnny doit descendre à la cave de son salon de tatouage pour remplir des tubes d’encre, il est pris d’une terreur incontrôlable :
This time it’s human.
Maybe not.
Extremely long fingers.
[…] I don’t know how I know this.
But it’s already too late, I’ve seen the eyes. The eyes. […] These eyes are full of blood.
Except I’m only looking at shadows and shelves.
Of course, I’m alone. (Danielewski, 2000, p. 71.)
Ce monstre dont il a l’impression qu’il le persécute symbolise sous bien des aspects le livre de Zampano qui le hante. Et c’est par le processus d’écriture dans les marges que Truant tente de ne pas sombrer dans la folie. Une folie qui pourrait d’ailleurs ne pas toucher seulement le lecteur du House of Leaves* de Zampano, mais aussi celui du House of Leaves de Danielewski :
You might try scribbling in a journal, on a napkin, maybe even in the margins of this book. That’s when you’ll discover you no longer trust the very walls you always took for granted. (Danielewski, 2000, p. xxiii).
Le texte ne se suffit plus à lui-même : pour exister, il a besoin d’être lu et commenté, ses marges doivent être comblées. À mesure que Truant remplit l’espace libre autour du texte, il tente de saisir l’espace de sa vie : « [He] exemplif[ies] the infinite extension of thought, the profound white space forever waiting to be filled, that plies the necessary condition of mental life. We read, as we live, above all in the margins; in becoming not being » (Lipking, 1977, p. 610). Truant écrit pour empêcher le manque, le vide, et donc en quelque sorte échapper à la mort, dans la mesure où penser est toujours continuer à vivre malgré l’effroi qui l’envahit. Cette manière de remplir les marges pour échapper à l’oubli et à la mort rappelle la pratique des scribes du Moyen-Âge qui inscrivaient en marge des textes manuscrits médiévaux des colophons, sortes de signatures ou commentaires personnalisés que les copistes ajoutaient aux manuscrits afin de laisser une trace de leur participation à la réalisation de l’ouvrage.
Normalement, par sa présence en marge, la note est signe de modestie, mais ceci n’est plus vrai dès lors que l’on s’intéresse aux notes de Truant : elles envahissent tout le texte comme pour le supplanter. Le texte dit principal n’est plus central, vénéré et sacré, mais fait l’objet d’une menace de la part de la note qui cherche à renverser l’autorité et faire de la marge un centre : « The sacred texts have begun to disappear; the world is no longer a book, and books are seldom worlds. Yet more and more critics require the margin, not for evidence of what they know, but for evidence that they exist. » (Ibid., p. 651.) Remplir les marges, remettre en question le texte et ses postulats, c’est prouver son existence par le fait même de l’activité de penser. Telle une réminiscence des thèses cartésiennes se basant sur le doute méthodique et la remise en cause, le traitement des notes de bas de page de Johnny Truant permet d’arriver à la conclusion que seule l’activité de pensée prouve l’existence : cogito ergo sum, le tout étant utilisé paradoxalement dans le cadre d’une fiction. La note, dont l’objet est normalement le texte, devient « égotiste » et retourne à la subjectivité.
La lutte engendrée par Truant à travers ses notes de bas de page n’est pas seulement spatiale, son objectif principal est avant tout d’attirer l’attention du lecteur. Par sa fonction pseudo éditoriale, Johnny est conscient de livrer son ouvrage à un lecteur auquel il s’adresse parfois directement. L’annotateur est en conflit permanent avec l’auteur du texte qu’il annote. Cette compétition conduit à une interrogation sur la limite entre la fonction du commentateur et celle de l’auteur. Si cette question est ici posée dans le cadre d’un conflit entre des personnages fictifs, elle trouve cependant des échos dans presque tout ouvrage faisant l’objet de commentaires. L’usage fictif de la note permet une certaine forme de mise en valeur et d’exagération de cet antagonisme, engendrant ainsi une réflexion métatextuelle.
La note, par ses petits caractères typographiques et sa position en bas de page, c’est-à-dire en marge, fait l’objet d’un certain complexe d’infériorité qu’elle essaie de transcender. À l’image de Truant qui craint un monstre invisible, les annotations relèvent d’une certaine paranoïa, se sentant toujours menacées par le texte principal. La note de Truant est dialogique. Elle se pose comme une deuxième voix par rapport au texte principal avec lequel elle entretient une relation à la fois conversationnelle et conflictuelle. Si la technique de l’appel de note subordonne incontestablement la note à un texte principal, il est un pouvoir que l’annotateur aura toujours sur l’auteur : celui d’avoir le dernier mot. En effet, l’annotateur agit après l’écriture du texte primaire, il possède par là une forme d’influence sur ce dernier. D’une certaine manière, le commentaire oblige à une vision unique, subjective. Le texte est alors considéré à travers un prisme qui peut se révéler, comme c’est le cas ici, déformant, voire tyrannique.
Nous pouvons rapprocher le roman de Danielewski du Pale Fire de Vladimir Nabokov, où le personnage de Charles Kimbote annote un poème de John Shade. Les deux personnages d’annotateurs que sont Kimbote et Truant ont plus d’un point commun, surtout en ce qui concerne la mise en doute de leur santé mentale, mais c’est dans leur détournement de l’usage de la note de bas page que réside la véritable pierre angulaire de leur comparaison. Nous avons affaire à deux annotateurs tyranniques et narcissiques. Chacun est la preuve hyperbolique de la capacité que possède la note de transformer le texte primaire, de le transcender et de la manipuler. Ainsi, le personnage de Kimbote déclare-t-il :
Let me state that without my notes Shade’s text simply has no human reality at all since the human reality of such a poem as his [...] has to depend entirely on the reality of its author and his surroundings, attachment and so forth, a reality that only my notes can provide. To this statement my dear poet would probably not have subscribed, but, for better or worse, it is the commentator who has the last word. (Nabokov, 1962, p. 25.)
La note possède un aspect plus ou moins perfide, dans la mesure où elle s’impose au lecteur sans qu’il en soit vraiment conscient, piégé par l’aspect modeste que revêt la note et son passé de détentrice de vérité. L’usage traditionnel a appris au lecteur à lui faire confiance; l’usage fictionnel lui montre qu’il a eu tort et que désormais la note n’est plus fiable.
House of Leaves condense de manière très aiguë la problématique d’un usage littéraire et fictionnel de la note de bas de page. Tout comme la folie se définit en fonction d’un certain écart avec la « normalité », la note fictionnelle s’expose dans la différence entre les attentes du lecteur et ce qui lui est proposé par Danielewski. Une vision poétique de la note s’épanouit alors. Celle-ci multiplie les entorses à sa propre définition. Devenue paradoxale, elle sort de sa position marginale et secondaire pour envahir le roman, engageant une lutte contre le texte auquel elle est subordonnée : ce qui est à première vue insignifiant devient central, ce qui est secondaire et annexe devient le lieu même où se construit le roman, ce qui habituellement pour le lecteur est le lieu de la vérité / réalité devient celui de la fiction. Toute tentative de définition et d’instauration de limites est rendue impossible et vaine : la note devient fictionnelle, et plus que jamais romanesque. Elle crée donc un espace d’expression inédit, où les personnages peuvent faire fi de toute contrainte et exprimer leur vraie personnalité. Si ces espaces marginaux sont les lieux privilégiés de l’expression de la folie des instances annotatrices elles-mêmes, c’est surtout, à travers elles, la folie même du texte de Danielewski qui se révèle : un texte polyphonique et dense, à la limite de la schizophrénie, où plusieurs voix s’affrontent et s’entremêlent. Un texte, mis sens dessus dessous par l’usage des notes de bas de page, qui tour à tour distordent, fragmentent, envahissent l’espace paginal, créant ainsi un texte aux dispositions complètement extraordinaires. On trouve par exemple des carrés bleus dans lesquels se retrouvent des notes qui trouent littéralement certaines pages (Danielewski, 2000, p. 119-145). Cette folie peut aussi contaminer le lecteur, qui est lui-même contraint à faire preuve d’une méfiance certaine envers les narrateurs peu fiables que sont Truant et Zampano. Le lecteur est enfermé, tel le Minotaure, dans un labyrinthe de notes de bas de page, condamné à la lecture d’un livre obsédant, dont l’influence néfaste a mené Truant au délire, dont il n’est pas certain de sortir mentalement indemne.
Coleridge, Samuel Taylor. 2004. Biographia Literaria [1817]. Whitefish : Kessinger Publishing, 296 p.
Danielewski, Mark Z. 2000. House of Leaves. Deuxième édition. Londres : Doubleday, 709 p.
Derrida, Jacques. 2004. « Ceci n’est pas une note infrapaginale orale ». La Licorne : L’Espace de la note, n° 67, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, p. 7-20.
Genette, Gérard. 1987. Seuils. Paris : Le Seuil, 389 p.
Grafton, Anthony. 1997. The Footnote: A Curious History. Londres : Faber & Faber Limited, 235 p.
Lipking, Lawrence. 1977. « The Marginal Gloss ». Critical Inquiry, vol. 3, n° 4, Chicago : University of Chicago Press, p. 609-655.
McFarland, Thomas. 1991. « Who Was Benjamen Whichcote or the Myth of Annotation ». Chap in Annotation and its Texts, sous la dir. de Stephen A. Barney, p. 152-177. New York : Oxford University Press,
Montalbetti, Christine. 2001. La Fiction. Coll. « Corpus ». Paris : GF Flammarion, 254 p.
Nabokov, Vladimir. 1962. Pale Fire. Londres : Penguin Books, 272 p.
Robert, Paul, Josette Rey-Debove et Alain Rey. 2006. Le petit Robert de la langue française. Paris : Dictionnaire Le Robert, 2 949 p.
Guilet, Anaïs. 2009. « Folies marginales et marginaux fous : Le traitement des notes de bas de page dans House of Leaves de Mark Z. Danielewski », Postures, Dossier « Écrire (sur) la marge: folie et littérature », n°11, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/guilet-11> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Guilet, Anaïs. 2009. « Folies marginales et marginaux fous : Le traitement des notes de bas de page dans House of Leaves de Mark Z. Danielewski », Postures, Dossier « Écrire (sur) la marge: folie et littérature », n°11, p. 141-153.