Le Pavillon de chasse (en préface au Pas de Gamelin)

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II — Le nouveau monde

Dans ce livre sur la folie et ses cantons, j’aurai peut-être réussi à glisser quelque chose qui pour l’instant reste de moi, où je trouve quelque intérêt, l’excuse à la manière dont j’en ai évincé Maski pour m’impatroniser. Il s’agit d’une allonge à ses cantons : le Nouveau Monde. Je n’ai même pas la prétention de l’avoir inventé, ne m’accordant pas d’autre mérite que l’avoir reconnu au signalement qu’en a laissé feu Monsieur de Marivaux, de trop de finesse pour prétendre à rien, honnête homme s’il en fût jamais, qui a écrit tout simplement que la folie se l’est donné afin de s’en amuser quand le cœur la porte à se distraire et que le temps s’y prête. Et puis ce Nouveau Monde aurait quand même un but, celui de rappeler à la folie qu’elle est ingénieuse et de regagner sa confiance : « La pauvre, écrit Monsieur de Marivaux, elle est bien seule et combien nombreux sont les sots qu’elle offense, qui la décrient et la calomnient! »… Quand je dis « de moi » et cite Marivaux, il s’en trouvera d’autres pour se faire gorge chaude de la différence, mais qui d’entre eux aura lu le petit roman, pourtant d’accès facile, intitulé Le Nouveau Monde? Aucun. Ah! que vous voilà en fâcheuse posture, pauvres misérables qui avez l’outrecuidance de me dénier ainsi toute originalité! Vous me prenez au mot, la belle défense!

— Monsieur de Marivaux, les entendez-vous? Ils me prennent au mot! Que ne s’avisent-ils pas alors de prendre des petits oiseaux en leur mettant un grain de sel en dessous de la queue?

Car enfin, je ne chasse pas d’hier et n’ai pas l’habitude de munir le gibier du mot qui me désarmerait. Marivaux, allez-y voir! En attendant, voici comment la folie procède pour se l’offrir à demeure, le Nouveau Monde, sans bouger de place, sans quitter l’ancien : en un tournemain. Mais quel tournemain! si rapide que de la maison r’vole le pignon et monte pointu dans le ciel avant qu’on n’en ait rien vu et que déjà ne commence le grand cérémonial aérien : alors on l’aperçoit qui la coiffe, souveraine reconnue. Ah! le beau tableau d’ensemble! Quelle assomption, à la portée de tous, pour le pauvre monde! Que ne suis-je coiffé de même, par l’effet du tournemain, de ce pignon!

— Je te salue, Régina, pleine de grâces, mère de Dieu, baigne-moi de tes caresses, ainsi que tous les hommes, même les sots qui me lisent et ne connaissent rien à Marivaux. Bénis tout le monde à l’exception des Amerloques pendus comme des breloques au-dessus du napalm éternel. Que tu les maudisses puisque Satan les a bénis. Je te remercie, amen.

Voilà mon avé. Cette fois, je vous le dis en vérité : il ne s’agit plus d’un plagiat. J’étais sincère de la façon la plus absolue. Et Régina m’a répondu :

— Mon fils! Mon pauvre fils, dans quelle vilaine affaire t’es-tu fourré?

— Régina, ma sœur, ne vois-tu pas que je viens d’entreprendre ton apologie?

— Mon fils, je ne maudirai jamais les Amerloques. S’ils ont brûlé, ce n’est pas une raison de les brûler. Que le napalm s’éteigne, amen. Qu’il leur soit pardonné au nom des petits Amerlots!

— Mais ils en feront des Amerloques encore plus épouvantables qu’eux-mêmes!

Cette fois, je l’ai entendue rire. Tout ce qu’elle fait est significatif. Et ce rire disait : « Pauvre de toi! En quoi les Amerloques sont-ils responsables du sort de Maski? Pourquoi faudra-t-il toujours demander à d’autres le compte de ses crimes? Je n’en finirai jamais d’être folle et de rire. » Son rire était infiniment doux et plaintif. Et je la vénérais et je l’aimais, éperdu, hors de moi, ah! Régina, ma Régina!

— Petit, reviens-en. Je t’en supplie : il ne faut pas m’aimer. Tu finiras peut-être par comprendre. Pour le moment, continue ton ouvrage, mon apologie, comme tu le proclames. Après tout, le tournemain, le Nouveau Monde, c’est un peu vrai. Du même mouvement que r’vole le pignon pointu…

Le tournemain fantasque et prodigieux dégage l’endroit de l’envers, le Nouveau Monde de l’ancien. Qu’est-ce au juste que le nouveau monde? L’envers à jamais caché de l’endroit? La face cachée de la Terre? Non, il n’est rien de plus qu’un tulle qui moule l’ancien, qui en épouse les formes et la coloration, la moindre nuance et le plus petit reflet. Jamais on n’aurait pensé qu’ils sont deux mondes si la folie, reléguée dans l’ancien, enfermée parmi les mouches, sans rien pour les chasser qu’un minable éventail de vieux journaux, de quotidiens disparus, quand le temps vivait encore et dont naissent les mouches à présent, sachant qu’elle ne les pourrait jamais chasser, humiliée de tant de vanité au point d’aspirer à de la gloire, n’avait laissé tomber cette paperasse et toutes ses fausses minuties qui l’avaient trompée depuis si longtemps, qui l’auraient trompée à jamais. Alors, d’une main preste et adroite, elle a découvert le nouveau monde où tout ce qu’elle avait cru de l’ancien, sur la foi des fausses nouvelles, a besoin d’yeux neufs pour être vu, d’un cerveau d’enfant pour être réappris et entendu. Les mouches se taisent ou meurent. Tel est le sujet du petit roman que j’ai pris à mon compte.

(à suivre)

L'Information médicale et paramédicale, vol. XXVII, no 21, 16 septembre 1975, p. 25.

Le pavillon de chasse (en préface au Pas de Gamelin)

III — M. de Marivaux

Maski avait déjà rencontré Monsieur de Marivaux dans les coulisses d’un théâtre, bien portant, très connu.

— Du moins, il le semblerait. Je dispose de cent reflets. Monsieur Le Maski, j’ai plutôt l’impression d’être déguisé. Si cette façon vous convient, n’en parlons plus. Sinon, sachez que j’ai laissé beaucoup de petits écrits, des contes, des nouvelles, des romans. Je ne m’y porte pas si bien. Ces proses sont plus intimes et sincères. Que de choses, mon Dieu, on peut cacher à une foule! D'ailleurs, on y est obligé par décence. En privé, c’est différent. Lisez-moi et pardonnez-moi l’obscénité; hélas! je n’y suis pour rien! Ainsi en a voulu la vie, car je suis bel et bien mort.

Maski pensa lui offrir ses condoléances, puis s’abstint, devinant qu’elles seraient malvenues et grossières.

— On a beau être Canadien, cela n’excuse pas tout.

Marivaux lui expliquait justement que ses proses, à la traîne derrière lui comme des dentelles négligentes, faisaient office de filet.

— De la sorte, non autrement, je me suis rendu compte de leur finesse et de leur résistance : on ne les voit pas et qui se prend ne s’en tire pas. Telle n’était pas mon intention; je ne me reproche rien et serais peiné, Monsieur, que vous me jugiez méchant. On peste contre mes toiles d’araignées : qui, pensez-vous? Je m’en amuse un peu, c’est Voltaire, ce lapin agile inventé par l’Angleterre à qui il a payé brevet, d’ailleurs, en faisant de la livre sterling la monnaie de l’Eldorado. Cela ne fait que commencer, je le crains fort.

Cette crainte, hélas! fondée, était que sa prose ne devînt le bibitier de tous les écrivains de France à peu d’exceptions près, Marie Noël, par exemple, dont il appréhendait la perte des lettres qu’elle a adressées à des dames religieuses en Canada. Les immensités nordiques lui semblaient plus propices à la conservation de gros objets : contre ces lettres, il pariait pour le mammouth en Sibérie… Il se comprenait parmi les exceptions : « Et moi, Monsieur, pourquoi pensez-vous que j’ai oublié de finir mes petits romans? Pour ne pas rester pris à moi-même! » Voici un piège dont je commence à me ressouvenir, comme j’admets volontiers que l’idée du nouveau monde et celle du tournemain, qui le découvre, dénotent une ingéniosité au-delà de mes moyens. Sans ce tournemain, pas de nouveau monde et sans celui-ci, plus d’ancien. Et sans folie, rien de cela. Elle a plus de crédit qu’on ne lui en prête; elle donne raison à tout et ne se ruine jamais. Cela porte à conséquence, non pour elle, pour la raison. J’ai élaboré là-dessus dès le premier chapitre du Pas de Gamelin, qu’on trouvera plus loin, et crois avoir démontré qu’avec la folie, à moins d’être fou soi-même, on n’a pas besoin de se mettre martel en tête ni de lui bâtir trente-six systèmes : elle est un signe en soi, pur et venu du commencement du monde, tel que ce commencement a lieu en chacun, unique sous des aspects divers et trompeurs, déguisements dont elle s’affuble par dérision. Cette mascarade, d’ailleurs encouragée, est plus folle que la folie; prenant prétexte d’elle, tourbillonnant sur place, vide et déguisée, cachant au milieu de ses feintes, de ses lueurs, de ses bruits et de son mouvement, qu’elle n’est qu’une illusion, elle part de soi, ne va pas plus loin et se donne un mal qui l’exaspère et l’exténue, car il ne mène à rien. Ainsi s’achève la déraison quand, à l’apparition de son signe, on n’a pas cherché à savoir quelle était sa fonction.

(à suivre)

L'Information médicale et paramédicale, vol. XXVII, no 22, 7 octobre 1975, p. 12.

Le pavillon de chasse (en préface au Pas de Gamelin)

IV — Régine

Si la folie a quelque chose de fondamental, qui lui laisse son poids, témoigne de son sérieux et la rend indispensable, c’est par la fonction qu’elle exerce, toujours la même malgré tout ce qui la diversifie, en dépit des aléas de la conjoncture, de la variété des cas, de la multiplicité des situations : toujours elle démasque le péril qu’encourt l’enfance et toujours affermit dans le salut ceux qui sont passés indemnes et l’ont gardée intacte. C’est bien la pire vilenie, celle qui détruit le cœur ou montre qu’on n’en a pas, que de dénier et d’ôter à la folie son unique fonction… Ah, ciel! que j’écrivais noblement! Et je me mirais dans ma rhétorique lorsqu’un rire fusa, que je ne voulus point entendre. J’étais parti, ce fut plus fort que moi : je continuai. D'ailleurs, comment se raisonner quand on raisonne trop et qu’on se paye de mots?

— On ne le fait que trop souvent, moins par méchanceté que par abus de pouvoir, parce qu’on se croit tout permis de ne rien comprendre aux fous et aux folles, qu’on profite de leur égarement où leurs premières transes les jettent pour se permettre, soi, toute la stupidité du monde, quand toute la finesse de Monsieur de Marivaux ne suffirait pas, dans l’attente de mieux, à leur offrir un lieu de secours et un moyen d’apaisement sinon de recouvrement. On les déflore quand il les fallait aimer comme des créatures sacrées. À leur fonction méconnue on a substitué une raison obscure, d’une telle opacité que ces fous et ces folles, qui ne savent plus où ils en sont, ne le sauront jamais. Ils n’ont même pas le temps de dire : « Mon Dieu! pardonnez-leur, car ils ne pensent même pas à ce qu’ils font. »

Cette fois Régina se garda bien de rire; elle me regardait avec attention et me jugeait dangereux. Au nom de la paix, je prêchais la sédition et la guerre.

— Ces misérables, munis de la plus grande autorité, ne sont peut-être que des fous considérables, trop avisés pour l’avoir admis, trop hauts, au-dessus d’eux-mêmes, pour s’en troubler, et qui de façon oblique s’assouvissent sur les fous honnêtes et reconnus en les frappant au front, de la façon même qu’on exécutait naguère le grand bétail. Et qu’en sais-je? Si on ne le fait plus avec la bête, qui me dit qu’on ne continue pas en plus vilain, avec de plus grands moyens, des moyens mécaniques, scientifiques et philanthropiques? Car ces moyens existent, on les vante. Qui me dit qu’on ne s’en sert pas pour frapper comme des robots sur la folie, plus fort que jamais, parce qu’elle détraque le robot? Ce ne sont pas les robots qui me le diront! On continue de frapper celle qu’on devrait vénérer, en qui humblement on devrait prier la sainte qui a perdu raison pour quelque chose d’antérieur à la raison, de plus important, de primordial, dont la perte même constitue le sacrifice grâce auquel raison nous est rendue — autrement pourrions-nous affirmer?

Dangereux? Régina revenait sur son jugement. Elle n’en était que plus perplexe. Elle n’avait pas retrouvé le goût de rire. Elle se contenta de m’applaudir, ce qui n’engage à rien et ne dit rien d’autre que ceci : « Tais-toi un peu, veux-tu? »

Tu m’interromps!

Non, j’applaudis à ton indignation : qu’elle te profite bien!

Régina, je n’écris pas pour moi!

Je pouvais le penser. Elle savait seulement que je ne le faisais pas en son nom.

— Qui te mandate, chrétien? Il n’y a plus de coupables depuis que tout le monde a avoué sa culpabilité; plus de criminalité, c’est le monde qui est criminel. Mais voilà que tu parles sur un ton qui dit que tu ne l’es pas. Voyons! on n’en finira jamais! N’accuse personne. Surtout, n’ajoute pas d’humeur où il y en a déjà de trop.

Pourquoi donc avoir entrepris cet ouvrage, et dans des conditions que je n’ai pas encore dévoilées? Je répondis :

— Je ne trouve raison qu’en toi, Régine, et ne me reconnais pas d’autre titre que cette appartenance. J’écris parce que je suis de ton greffe.

Régina alors daigna me sourire avec cet amusement, cette indulgence qu’on montre parfois à Maître Coquin quand, devenu vieux, ne trompant plus guère que lui-même, on s’étonne qu’il ait pu déjà en tromper d’autres. Et elle se disait quant-et-elle, énumérant les grades que conquiert le souteneur : « Va donc, continue de monter, deviens tour à tour un sublime, un vagabond, un escarpe, un poteau! » Pour l'instant, je n’étais même pas tout à fait un sublime, même si je pointais, même si je m’annonçais par une rhétorique qui m’étonnait et que j’aurais cru plus impressionnante.

— Ah! disais-je, ô Régine, serais-je en ma propriété, seul habilité à en jouir, maître de moi par exception si je ne te le devais pas, à toi, très-haute et très-noble dame, irréductible à nos humiliations, magnifique en tout et partout princesse régnante, dépareillée, unique, insoumise, révoltée et dûment autorisée, car tu n’as point à connaître d’autre loi que la tienne et tu ne trouves de normes qu’en toi!

Quel singulier langage et pourtant si ancien que j’avais l’impression de pasticher le monde entier! Maître Coquin, peut-être bien, mais c’est de tout cœur, avec la plus entière sincérité, émerveillé par l’hélianthe bleu qu’elle tenait à la main, le goglu qui voletait d’une de ses épaules à l’autre pour lui parler à l’oreille, ne sachant pas laquelle, que je lui avouai, ah Régine! Régina! que sans elle, objet de mes risées, je me mépriserais tout simplement. Et je lui devais, bien entendu, la raison de mon livre. Elle me souriait de façon oblique, sereine, un peu obligée de se pencher la tête d’un côté puis de l’autre pour ne pas désobliger un bel oiseau, sans doute un peu dérangé, qui pensait avoir tant de choses à lui dire qu’il ne savait plus par quelle oreille commencer, et elle ne me demanda rien sur la façon dont je l’avais entrepris. C’était sa façon, à elle, de faire allusion à Maski, pauvre homme, mon ami, mon frère, et seulement pour évoquer de bons sentiments, car je ne me sentais nullement coupable et honteux envers lui, grâce à elle par qui, tel un montedieu, je bravais toute normalité.

(à suivre)

L'Information médicale et paramédicale, vol. XXVII, no 23, 21 octobre 1975, p. 21.

 

Pour citer cet article: 

Ferron, Jacques. 2009. « Le Pavillon de chasse (en préface au Pas de Gamelin) », Postures, Dossier « Écrire (sur) la marge: folie et littérature », n°11, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/ferron-11> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Ferron, Jacques. 2009. « Le Pavillon de chasse (en préface au Pas de Gamelin) », Postures, Dossier « Écrire (sur) la marge: folie et littérature », n°11, p. 173-179.