La construction d’une posture féministe a posteriori : le cas Madame de Lafayette

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Au cours de l’âge classique, peu d’œuvres semblent se prêter plus volontiers aux recherches d’une critique féministe, ou tout du moins d’une critique des œuvres féministes, que La Princesse de Clèves et, à travers elle, l’ensemble de la production de Marie-Madeleine Pioche de la Vergne, Comtesse de Lafayette. Aussi la bibliographie critique sur la question est-elle abondante, qui a tenu non seulement à souligner quelle femme exceptionnelle est la princesse de Clèves, mais également à montrer quelle vie exceptionnelle fut celle de Madame de Lafayette ; ainsi, contrairement aux habitudes qui semblent devoir s’ériger depuis les prises de position théoriques de la nouvelle critique et même depuis que Proust a battu en brèche la méthode de Sainte-Beuve, œuvre et vie de Marie-Madeleine de Lafayette se sont trouvées inextricablement liées, au point de constituer un mythe du féminisme littéraire avant l’heure.

Paraît cependant en 1980 un important ouvrage de Geneviève Mouligneau, Madame de Lafayette, romancière ?, qui, quoiqu’il n’ait eu à peu près aucune conséquence pratique, jette un doute sérieux sur l’authenticité de la légende. Une étude documentaire précise laisse à penser, selon G. Mouligneau, d’une part que les œuvres habituellement attribuées à Madame de Lafayette ne sont pas de son fait, d’autre part que tous les éléments biographiques dont nous disposons à son propos ne sont pas aussi assurés qu’il le semble. On comprend bien que, si l’intérêt que l’on trouve à La Princesse de Clèves repose en partie sur le témoignage historique d’une volonté féminine de s’affranchir du joug masculin, la déliaison de l’œuvre et de son auteur peut menacer en quelque manière les constructions de la critique féministe.

Il n’en est rien, pourtant : les critiques, dont on ne peut douter qu’ils aient lu l’ouvrage de G. Mouligneau, ne paraissent pas embarrassés des objections qu’elle y soulève et l’attribution de La Princesse de Clèves à Madame de Lafayette continue à se présenter comme une grille herméneutique pleinement fonctionnelle. Cette absence de réfutation en règle de l’argumentation de G. Mouligneau peut troubler : faut-il croire les critiques trop malhonnêtes pour tenir compte d’éléments positifs qui ne vont pas dans leur sens ? Il est possible de préférer à ce pessimisme institutionnel une position plus compréhensive, en ceci qu’elle chercherait à dessiner les contours d’un accord commun : il s’agit à la fois de tenir pour douteuse l’attribution à Madame de Lafayette de ses œuvres et de sa vie, et de considérer comme fonctionnelle cette attribution. En d’autres termes, même s’il paraît impossible d’affirmer que Madame de Lafayette fut la féministe que l’on désire qu’elle soit, il peut être utile de lui construire, a posteriori, cette posture.

Pour comprendre la manière dont cette construction rétrospective a pu se mettre en place, il importe de saisir le matériau de base qui s’offrait à l’histoire littéraire d’une part et à la critique interprétative d’autre part, c’est-à-dire de rappeler succinctement le contexte historique général et propre à Madame de Lafayette ainsi que les principales lignes d’interprétation de La Princesse de Clèves, en mettant en évidence les éléments, dans l’un et l’autre domaines, qui ont fondé le féminisme de la comtesse. Il importera alors de méditer sur le sens et le rôle de cette construction a posteriori.

La vie supposée de Madame de Lafayette et son contexte historique

À bien des égards, le dix-septième siècle français paraît, littérairement, être un siècle féminin. Bien sûr, la présence des femmes en littérature n’est pas une chose nouvelle : la poésie courtoise de l’époque médiévale, par exemple, offrait une large place à la figure féminine dans le texte et même avant le texte, puisque c’était elle qui l’inspirait. Mais cette présence, dont il était possible, du reste, qu’elle ne fonctionnât que par métaphores, n’était pas nécessairement le reflet d’une participation des femmes aux processus de production de l’œuvre littéraire, et les cas de Marie de France, Christine de Pizan ou, plus tard, Marguerite de Navarre, ne se présentent guère que comme des exceptions dans un paysage par ailleurs foncièrement masculin. Ainsi la grande nouveauté du second dix-septième siècle, disons approximativement après la Fronde, réside-t-elle dans l’implication pratique des femmes dans ces processus de production.

Encore faut-il préciser les choses, au risque de rappeler des évidences : les femmes dont il est ici question, ce sont d’abord des aristocrates qui ont le loisir et, surtout, l’éducation nécessaires à la production d’un discours littéraire. Toute division par le genre, dans le domaine, est précédée d’une division par le milieu social. Or, s’il est indubitable que les femmes de l’aristocratie ont été traitées en inférieures de manière générale par les hommes du même milieu, tout lecteur de mémoires peut aisément se convaincre que leur rôle social, et même politique, ne fut pas médiocre ; c’est du reste vraisemblablement la condition de l’émergence d’une posture revendicatrice que de n’être pas totalement opprimée.

La première forme d’implication des femmes dans la production des discours littéraires n’est pas celle de l’auctorialité, mais plutôt de la gestion des auteurs. Au dix-septième siècle, rappelons-le, se réunissent des salons, cercles à la fois littéraires et mondains, où l’on échange des nouvelles de la cour aussi bien que des poèmes (les unes et les autres n’étant pas nécessairement distincts). Ces salons sont tenus par des femmes (Marín Martí, 2001, p. 52 et suivantes), principalement de grandes aristocrates, dont les plus célèbres sont Arthenice (pseudonyme de Catherine de Rambouillet) et Mademoiselle de Scudéry (aussi appelée Sappho). Dans ces salons, donc, l’on reçoit à la fois le monde et les auteurs : les seconds viennent rencontrer le premier pour soumettre, avant publication, leurs ouvrages à la critique, d’abord afin de les promouvoir, ensuite de les remanier s’il s’avérait qu’ils ne plussent pas au public (Denis, 1981, passim). Les femmes, qui sont les maîtresses de ces lieux d’échange, mais également les premières consommatrices du produit fini, y exercent donc une importante activité critique.

En plus du remaniement de textes déjà écrits, une partie de l’activité salonnière est consacrée à la production de textes nouveaux ; ce sont généralement les formes courtes qui, correspondant mieux au format des réunions, sont privilégiées, avec les petits poèmes et les maximes. Cette activité bien connue des salons parisiens (on pense notamment à la production de Vincent Voiture) n’est pas réservée à la capitale : un numéro du Mercure Galant apporte le témoignage d’une compagnie de province qui, à l’occasion d’un mariage, se fend de quelques poèmes (Donneau de Visé, 1678, p. 316 et suivantes).

C’est dans ce contexte que certaines femmes sont portées à l’auctorialité. Citons deux exemples fameux. La marquise de Sablé produit régulièrement des maximes d’inspiration janséniste et il n’est pas rare que le duc de La Rochefoucauld l’invite à commenter et à remanier celles qu’il lui présente lui-même. Mademoiselle de Scudéry, quant à elle, s’exerce dans le domaine romanesque et publie de longs romans d’aventures sentimentales, succès de librairie dont les nouveaux volumes sont attendus avec impatience par des lecteurs fidèles ; on trouve dans ces romans, sous des noms empruntés, les aventures des salonniers, mêlées de fictions originales et de discussions psychologiques et philosophiques. Si le nom de l’auteur ne paraît jamais sur l’ouvrage au profit d’un nom masculin ou de l’anonymat, son identité, comme en témoignent les correspondances, ne fait aucun doute pour ses lecteurs.

Marie-Madeleine Pioche de la Vergne fréquente, dans sa première jeunesse, ces salons. La duchesse de Rambouillet, la plus célèbre des Précieuses, est sa marraine et une protectrice de sa famille. Gilles Ménage, poète des Précieuses, chante les mérites de Mademoiselle de La Vergne en vers latins et on la trouve mentionnée encore en bien d’autres endroits. Mais les liens entretenus par sa famille avec le cardinal de Retz la forcent vers dix-sept ans à une retraite prudente dans des terres rurales ; elle est alors coupée de la vie de la capitale, dont elle n’a les échos que par sa correspondance et par la lecture des ouvrages à la mode. Les détails de cette vie retirée, les circonstances du remariage de sa mère à la mort de son père, de son propre mariage, de son retour à Paris, qui ne concernent pas directement notre propos, peuvent être retrouvés dans l’une ou l’autre des biographies qui lui sont consacrées (Duchêne, 1988).

Mariée et installée à Paris, Madame de Lafayette est en lien avec de grands écrivains de l’époque : elle est l’amie personnelle de Monsieur de La Rochefoucauld et de Madame de Sévigné (qui lui est par ailleurs apparentée), elle fréquente Segrais, Huet et Ménage (ce dernier de manière plus irrégulière) et rend des visites à Madame de Sablé. Elle fréquente surtout l’hôtel des Plessis-Guénégaud, centre du jansénisme littéraire, où l’on reçoit Racine, où l’on lit en avant-première Pascal. Madame de Lafayette est donc entourée d’écrivains, qu’ils soient aristocrates ou érudits.

Écrivain, elle l’est peut-être elle-même. Elle a signé dans le recueil des Divers Portraits de 1649 un « Portrait de Madame la Marquise de Sévigny, fait par Madame la Comtesse de Lafayette, sous le nom d’un inconnu ». C’est la seule attribution dont il est possible d’être certain. On lui attribue en outre La Princesse de Montpensier, Zayde et La Princesse de Clèves, respectivement parues en 1662, en 1670 et en 1678. La tradition y ajoute quatre publications posthumes : La Comtesse de Tende (1718), l’Histoire de Madame Henriette d’Angleterre (1720), les Mémoires de la Cour de France pour les années 1688 et 1689 (1731) et, enfin, une Correspondance (1942). On se reportera à l’ouvrage de Geneviève Mouligneau pour un commentaire détaillé de ces attributions, voire de l’authenticité des textes considérés ; rappelons brièvement les hypothèses émises par la critique.

Outre la position radicale de G. Mouligneau, donc, qui consiste à affirmer qu’exception faite du portrait de Madame de Sévigné et de quelques-unes des lettres éditées par André Beaunier, une grande partie de l’œuvre de Madame de Lafayette est à attribuer à Segrais et quelques lettres à des faussaires du dix-neuvième siècle, et outre la position exactement opposée qui ne remet absolument pas en doute ces attributions et s’essaye parfois à en ajouter d’autres (comme Isabelle ou le journal amoureux d’Espagne), la position la plus courante est de faire de « Madame de Lafayette » le nom d’une société d’auteurs responsable des productions de la comtesse.

Marie-Madeleine de Lafayette aurait donc écrit, en collaboration avec Gilles Ménage, La Princesse de Montpensier : elle aurait fourni un texte que l’érudit mondain aurait abondamment revu. Zayde, qui paraît sous le nom de Segrais avec une longue préface théorique de Huet, serait l’œuvre conjointe de ces deux doctes et de la comtesse. La Princesse de Clèves, quant à elle, se présenterait comme le fruit de la collaboration entre Monsieur de La Rochefoucauld et Madame de Lafayette (une hypothèse qui a déjà cours en 1678). Cette dernière se serait par ailleurs entendue avec Donneau de Visé, toujours en 1678, pour faire paraître une nouvelle semblable à La Princesse de Clèves, peu avant la parution du roman lui-même, avant d’éveiller l’intérêt du public (Labio, 1998) et se serait inspirée, pour le même roman, des Désordres de l’Amour de Madame de Villedieu (Fournier, 2007).

C’est ce consensus académique qui est généralement occulté par la critique féministe, depuis un article fondateur de Joan DeJean : « Lafayette’s Ellipses : The Privileges of Anonymity ». DeJean suppose que la discrétion de Madame de Lafayette quant à l’attribution de ses œuvres ne relèverait ni d’un défaut d’auctorialité (né par exemple d’une communauté d’écriture), ni d’une discrétion aristocratique, mais d’une stratégie sociale subversive rendue nécessaire par l’oppression de la voix féminine par la voix masculine. Cette intuition fondatrice peut conduire à remanier la biographie de Madame de Lafayette en isolant certains faits particuliers qui témoignent de sa grande indépendance.

Il a paru notable, par exemple, que Madame de Lafayette ait, pour ses contemporains, complètement effacé la présence de son époux. Monsieur de Lafayette, il est vrai, n’avait guère de goût pour les mondanités de la capitale et vivait plus volontiers retiré sur son domaine ; c’était Madame de Lafayette qui se chargeait des difficultés juridiques relatives à l’héritage familial, d’une part, et de l’avancement social des deux fils nés de l’union, d’autre part. Elle fut donc une femme active et engagée dans les affaires, assumant à peu près le rôle de pater familias.

Notable également, dans un domaine proche, l’amitié de Madame de Lafayette pour Madame de Sévigné, qui témoignait elle-même que sa frigidité, si ce n’était son goût, l’éloignait du commerce des hommes et des faiblesses de son sexe, et qui s’illustrait, de la même manière que Madame de Lafayette, tant par son esprit mondain que par son industrie dans les affaires.

Notable encore la proximité de Madame de Lafayette, dans sa jeunesse et dans la suite de sa vie, avec le milieu précieux. On sait par exemple que Mademoiselle de Scudéry, dont j’ai déjà dit que le pseudonyme était Sappho, se refusait au mariage pour ne pas y perdre son indépendance ; ce furent ses ouvrages qui firent les lectures de jeunesse de Mademoiselle de la Vergne. De la préciosité, qu’il est bien sûr impossible de résumer en quelques lignes, l’on peut dire qu’elle fut un mouvement d’éducation des femmes et de libération des mœurs qui participa à leur inscription dans les processus de production discursive et à leur indépendance morale – dans les milieux aristocratiques, bien entendu (Sellier, 2003 et Viala, 2008).

Notables enfin certains petits faits curieux de la vie de Madame de Lafayette. On raconte par exemple qu’un jour l’abbé de Choisy vint trouver la comtesse alors qu’il était déguisé en femme, qu’elle le complimenta sur sa tenue et lui enjoignit d’aller se montrer ainsi dans les salons. Cette anecdote, rendue du reste extrêmement douteuse par les travaux de Jean-Yves Vialleton (à paraître1), combinée à l’amitié qu’elle vouait à la frigide Madame de Sévigné et à certaines déclarations peu enthousiastes de la jeune femme sur l’amour, a conduit certains biographes, dont Roger Duchêne, à douter de l’attrait que le genre masculin pouvait exercer sur la comtesse.

Proche de la préciosité féministe, amie des femmes indépendantes, femme forte et libre elle-même, lesbienne si l’on veut, fréquentant des doctes qu’elle surpasse dans la postérité, Madame de Lafayette présentait au féminisme, on le voit, une figure de légende à laquelle il est d’autant plus difficile de résister que son œuvre supposée est riche également de circonstances semblables.

Le parcours existentiel de la princesse de Clèves

Comme il est impossible de traiter ici de front toute l’œuvre supposée de Madame de Lafayette, on se concentrera, suivant l’usage de la critique féministe, sur ce que l’on tient pour son ouvrage principal, La Princesse de Clèves.

À la cour de Henri II, travaillée par les cabales et les galanteries, une jeune héritière paraît, qui s’appelle Mademoiselle de la Marche. À la mort de son père alors qu’elle était toute jeune, elle a été emmenée par sa mère à la campagne, où elle a reçu une excellente éducation. En particulier, il ne lui a rien été caché de l’amour (une affirmation du narrateur pour le moins ambiguë), afin de mieux la détourner des dangers d’un semblable sentiment. Mademoiselle de la Marche revient à la Cour, sous la conduite de sa mère, afin de trouver un époux. Dans une bijouterie, elle rencontre le prince de Clèves qui, sans lui adresser la parole, tombe amoureux d’elle. Elle peut aspirer néanmoins à de meilleurs partis, mais des circonstances politiques diverses assombrissent ses perspectives ; c’est finalement le prince de Clèves, gentilhomme parfait du reste, qu’elle épouse. Elle n’a pas d’amour pour lui, mais l’apprécie à sa juste valeur. C’est alors qu’à un bal revient à la Cour le duc de Nemours, qui avait été absent depuis l’arrivée de celle qui est désormais Madame de Clèves. Le duc de Nemours est l’homme le plus beau, le plus habile et qui a le plus esprit de toute la Cour. Le roi les incite à danser ensemble et cette première rencontre est, pour eux, une séduction immédiate. Le duc de Nemours tente d’engager une galanterie ; la princesse n’a de cesse d’y résister. À la mort de sa mère, se sentant privée de tout soutien moral, elle se retire à la campagne pour éviter l’objet de son désir et ne pas succomber à la tentation. Des circonstances diverses l’incitent à douter de son courage : elle avoue son amour à son mari pour qu’il l’aide à s’en prémunir. Ce dernier, qui reçoit ces aveux avec autant de patience qu’il est possible, ne manque pas d’en concevoir de la jalousie : il cherche à lui faire avouer, sans succès, le nom de l’amant, finalement la fait espionner et, à cause d’un malentendu, la croit coupable d’infidélité. Il meurt de douleur. Après une période de deuil violente, le Vidame de Chartres, oncle de la princesse, l’attire chez lui où se trouve le duc de Nemours, qui lui propose de l’épouser ; la princesse, quoique toujours amoureuse du duc et libre aux yeux de la société de s’unir à lui, refuse, par peur de la trahison et pour le souvenir de son mari. Elle se retire dans ses terres et meurt peu de temps après.

L’œuvre, parue en 1678 chez Claude Barbin, est un succès de librairie. Un journal littéraire de l’époque, le Mercure Galant, dirigé par Donneau de Visé, invite ses lecteurs à donner leurs sentiments sur l’aveu que Madame de Clèves fait à son mari. Deux ouvrages théoriques et critiques, l’un attribué à Valincour et intitulé Lettres à Madame la Marquise *** sur la Princesse de Clèves et l’autre, en réponse, attribué à Charnes et intitulé Conversations sur la critique de la Princesse de Clèves, examinent scrupuleusement le roman : Valincour le loue beaucoup, y reprend certaines choses ; Charnes en fait un éloge sans réserve. Dans le siècle suivant, le roman n’est pas sans postérité (Gevrey, 1989) et devient très vite un classique de la littérature. Madame de Lafayette figure au dix-neuvième siècle dans les portraits de Sainte-Beuve (1844) et au début du vingtième siècle dans l’Histoire de la littérature française de Lanson (1918). L’intérêt de la critique pour l’ouvrage ne se dément pas au cours du vingtième siècle (Campbell, 2011). L’œuvre est par ailleurs l’objet de plusieurs adaptations cinématographiques (Oster, 2009), d’un documentaire et d’une virulente polémique dans les années 2000 (Sauder, 2011), en France, après que Nicolas Sarkozy l’a plusieurs fois déconsidérée2 (Duval, 2009).

Si le parcours existentiel de l’héroïne a paru si remarquable à la critique féministe, c’est qu’il se caractérise, à première vue, par un refus des normes qui régissent l’organisation sociale du monde dans lequel elle évolue. Grâce à des narrations intradiégétiques, dont Madame de Clèves est la narrataire, le roman présente au lecteur des conduites féminines typiques, qui sont comme des évolutions possibles du personnage principal. Ces narrations mettent en scène, la plupart du temps, des femmes engagées dans des galanteries, dont elles cachent le plus compromettant par des mensonges (c’est particulièrement le cas de Madame de Tournon). Plus généralement, le mensonge, la duplicité et le paraître (Anseaume Kreiter, 1977) sont les seuls modes d’organisation des discours et de la société qui se présentent à Madame de Clèves. Par ailleurs, cette société est fluctuante : ce qui est à un moment donné a tôt fait de ne plus être et la Cour peut changer entièrement de visage en quelques jours. Ainsi le monde peut-il trouver acceptable qu’une femme épouse un homme, quand elle aurait trouvé inacceptable qu’elle eût publiquement des relations avec lui quand son époux était vivant. L’ambiguïté des signes et le changement perpétuel sont ainsi les deux traits mondains auxquels la princesse s’oppose.

Ces oppositions forment la vertu inimitable de l’héroïne et reposent, pour résumer, sur deux grands thèmes : celui de la parole et celui de l’espace. L’accession de Madame de Clèves à la parole, rendue particulièrement sensible, dans la lettre du texte, par le développement des fameux monologues intérieurs, correspond à la recherche par l’héroïne d’une voix qui lui soit propre (Schaf, 2011) et à la possibilité d’être l’auteur de ses propres maximes morales (Brink, 2009). La progression psychologique et morale3 qui se lit dans ces discours intérieurs se traduit, s’actualise en une certaine manière, dans trois discours importants que la princesse adresse à son époux et à Monsieur de Nemours : le premier, c’est bien sûr celui de l’aveu, acte exemplaire et exceptionnel de l’héroïne, adressé à son mari et écouté en cachette par Nemours ; le second est le témoignage de fidélité que Madame de Clèves adresse à son époux mourant et qui la conduit à porter sur son existence un regard rétrospectif qui en favorise la cohérence ; le troisième est le refus qu’elle oppose à la demande en mariage du duc. Les monologues intérieurs et les discours adressés construisent donc l’altérité de l’héroïne ; confrontés aux paroles rapportées des autres femmes de la Cour et aux narrations intradiégétiques, ils soulignent la posture exceptionnelle de la princesse.

Or, l’on pourrait croire que cette posture, qui fait de la princesse un parangon de la morale justement prônée au sein de la société, c’est-à-dire une femme vertueuse, fidèle à son mari, ennemie des galanteries, sincère et droite, serait susceptible d’inscrire l’héroïne qui la tient au cœur de cette société ; c’est pourtant tout le contraire qui se produit. Qui s’intéresse aux espaces décrits dans le roman ne manque pas de constater que le parcours géographique de la princesse est celui d’un éloignement de plus en plus grand : retraite à Coulommiers, une maison de campagne protégée par des palissades, puis, finalement, retraite dans ses terres, à l’autre bout de la France, après avoir refusé le duc. À ces deux retraites marquantes et de quelque durée, il faut ajouter les multiples circonstances dans lesquelles la jeune femme, alors en compagnie, se retire dans sa chambre, dans un cabinet, pour y faire des réflexions sur elle-même. La quête de l’authenticité personnelle et de l’indépendance morale de la princesse implique donc, apparemment, un mouvement antisocial, la pousse à occuper, spatialement, les marges de la société (Rochigneux, 2001).

Il a été donc été facile pour la critique féministe d’interpréter ces deux mouvements, discursif et spatial, comme une lutte contre la société phallogocentrique, pour reprendre un concept qui trouve ici une heureuse application. Si La Princesse de Clèves est une œuvre subversive, ce serait donc parce qu’elle décrit le parcours existentiel d’une héroïne qui lutte contre la confiscation de la parole (et donc de la morale) par une société patriarcale et que cette lutte, justement, n’est pas une opposition franche et déclarée à cette société, mais un cheminement personnel, éthique, qui fait fonds des discours disponibles pour les remanier et les prendre au sérieux quand ils ne s’y attendent pas (par exemple en étant la femme vertueuse que personne, à la cour d’Henri II, n’espère vraiment qu’une femme soit).

Le caractère exceptionnel des décisions de la princesse, sur lequel beaucoup de critiques ont insisté, est parfois mis à mal par des recherches d’histoire littéraire précises, notamment sur le motif de la retraite (Beugnot, 1996). Mais il ne s’agit pas ici de s’assurer de l’authenticité historique des développements proposés par la critique féministe, mais de souligner que le texte donnait matière à la construction, dans le commentaire critique, de la figure d’une héroïne féminine et féministe.

Le rôle de Madame de Lafayette dans l’interprétation de La Princesse de Clèves

Quelle est la place de la biographie, plus ou moins fantasmée et douteuse, de Madame de Lafayette dans ce processus herméneutique ? On pourrait croire d’abord qu’elle a donné lieu à ce qu’on appelle une critique biographique, c’est-à-dire qu’on a tenté de faire correspondre certains éléments du roman à certains éléments de la biographie, dans l’espoir, en attachant l’une et l’autre histoires, de les faire s’éclairer mutuellement.

Cette tentation, bien présente dans la première moitié du vingtième siècle, et à plus forte raison chez Sainte-Beuve, est pourtant extrêmement discrète dans le corpus critique plus récent. Personne, ainsi, pour remarquer que la princesse, comme son auteur, vit fortement l’opposition entre la ville et la campagne. Personne pour remarquer que la princesse, comme son auteur, entretient une sorte de religiosité sans théologie et de morale sans Dieu. Personne pour remarquer l’absence du père dans l’une et l’autre vie. Il est vrai que le texte du roman se suffit à lui-même quand il s’agit de développer de semblables réflexions, de sorte que l’apport de la biographie (réelle ou fictive, encore une fois, peu importe) de l’auteur à l’activité même de l’interprétation est parfaitement négligeable.

Il faut donc formuler d’autres hypothèses pour expliquer le sens de l’attachement à Madame de Lafayette dans les études de La Princesse de Clèves et le rôle de cet attachement. La première hypothèse et la plus évidente, peut-être, c’est que ce nom d’auteur permet de regrouper naturellement des œuvres qui, parce qu’elles présentent des similarités thématiques importantes, paraissent former un corpus cohérent : Zayde, La Princesse de Montpensier et La Princesse de Clèves, principalement. Les attribuer toutes à Madame de Lafayette évite d’avoir à justifier les rapprochements que l’on fait et permet de gagner beaucoup de temps.

La seconde hypothèse, qui n’exclut pas la première, est l’intérêt pour un féminisme cultivé, par exemple académique, de construire une série de figures avant-gardistes, de donner de la densité à l’histoire d’une subversion et d’une lutte, intérêt qui n’est pas étranger, il faut le signaler, aux fondements foucaldiens de ce féminisme. Or, repérer dans la vie de Madame de Lafayette des moments de féminisme, des signes d’indépendance, des marques de subversion, c’est s’assurer que le féminisme, l’indépendance et la subversion que l’on trouve dans La Princesse de Clèves ne sont pas l’apanage d’une spéculation littéraire ou un doux fantasme d’écrivain, mais bien une posture morale, sinon politique, qui est apparue cohérente, à un moment donné, pour une femme historiquement existante. En d’autres termes, la vie de Madame de Lafayette et l’attribution que l’on fait en sa faveur de La Princesse de Clèves, sont un moyen de s’assurer que l’œuvre et le commentaire que l’on produit sur elle ne sont pas uniquement des produits littéraires, mais aussi, potentiellement, des produits politiques.

Conclusion

Cette hypothèse, bien sûr, pose à son tour de nouveaux problèmes, d’ordre méthodologique principalement. Dans quelle mesure peut-on accepter qu’une activité critique fasse fonds de données qui sont au mieux douteuses, au pire tout à fait fausses, quelque utilité que ces données, combinées en légende, puisse avoir par ailleurs ? Cette réflexion méthodologique ne peut se mener qu’à partir de corpus critiques plus larges que ceux que nous avons envisagés, mais nous avons compris qu’il est nécessaire de la mener.

Au moins avons-nous pu cerner l’intérêt des postures féministes pour le critique littéraire. En effet, si le cas Madame de Lafayette est un cas-limite, dans la mesure où la part du fictif et celle du véritable sont difficiles à déterminer, ce que nous avons dit du rôle de cette posture construite a posteriori est valable pour l’analyse des postures effectives. En d’autres termes, étudier le texte Y d’un auteur Z ouvertement féministe et dont le féminisme est une chose assurée (par exemple parce que Z est encore vivant, témoigne, s’exprime sur des questions de société, etc.) implique soit d’étudier Y pour soi-même, soit de l’étudier en rapport avec la vie de Z, de sorte que l’introduction par la critique, dans le domaine de réflexion du commentaire, de la posture de l’écrivain relève toujours d’un choix.

Ce que le cas Madame de Lafayette permet d’illustrer, étant une construction, c’est l’utilité que revêt cette introduction : attirer Z dans le domaine de Y, c’est ancrer Y dans la réalité du monde, ce qui conduit bien sûr à rogner un peu de sa spécificité littéraire (et on peut le regretter), mais qui permet, d’un autre côté, de développer beaucoup plus aisément un commentaire politique. L’on pourrait donc dire, en poussant à l’extrême ces observations, qu’il n’y a d’écrivains féministes que ceux dont les œuvres sont l’objet d’un commentaire féministe.

 

Bibliographie

Œuvres de Marie-Madeleine de Lafayette

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Ouvrages et articles cités

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Pour citer cet article: 

Dubois, François-Ronan. 2012. « La construction d’une posture féministe a posteriori : le cas Madame de Lafayette », Postures, Dossier « En territoire féministe : regards et relectures », n° 15, En ligne < http://revuepostures.com/fr/articles/dubois-15 > (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « En territoire féministe : regards et relectures », n° 15, p. 25-39.