De « vraies » femmes, de « vrais » hommes… le plus conformes possible aux modèles… […] — S’ils cessaient de se sentir si « vrais », comment seraient-ils ? On serait peut-être très surpris… / — Il y en a bien qui se sentent comme un mélange d’homme et de femme… mais toujours le plus simple des mélanges…
-Nathalie Sarraute
Dès son premier ouvrage, Tropismes, Nathalie Sarraute s’est davantage intéressée à la complexité des sensations humaines, à la fragilité de leur évolution et au caractère ambigu de leurs traces empiriques, qu’à la construction de récits selon les codes traditionnels. On conviendra que cette description, un peu générale, sied à la plupart des grands écrivains. Cela dit Sarraute s’est engagée dans ce projet d’une manière toute particulière qui l’a incitée à développer une pratique romanesque novatrice. Dans son écriture, cette recherche constante de l’intériorité passe par une multitude de procédés qui sont toujours liés à la volonté qu’a l’auteure de contourner les conventions littéraires afin d’éviter que la littérature se fige dans les clichés. Son œuvre réputée exigeante se déleste des habituelles représentations des personnages en les affranchissant des limites imposées par leur identité sexuelle. Afin d’explorer l’essence même de l’humain, illustrée dans ses œuvres par la figure de tropismes qui ne tiennent pas compte, selon elle, des différences de sexe, Sarraute vise le genre neutre, l’androgynie en quelque sorte. C’est dans cette perspective que seront examinés les romans Martereau et Le Planétarium.
À une époque, certaines écrivaines tenaient à caractériser les écritures féminines, à les distinguer des écritures masculines. Sarraute, qui demeurait politisée en privé, ne partageait pas cette voie de réflexion et d’action littéraires. Plutôt que de marquer la différence, elle optait pour son atténuation ou sa disparition afin de hisser son propos à un palier plus général et donc abstrait, celui de l’Humain : « C’est l’être humain pour moi, le neutre. Il y a un mot pour ça en russe […] et en allemand […]. En français, "être humain" est ridicule », explique Sarraute (Benmussa, 1987, p. 139-140). Le neutre n’a pas pour elle de valeur politique, sauf si l’on considère qu’il fait la promotion d’une humanité où chacun est l’égal de l’autre, sur le plan des émotions du moins. Afin de justifier son écriture du neutre, à première vue plus masculine que féminine, l’auteure affirme :
[…] quand je construis mes personnages, je ne vois pas de conduite spécifiquement masculine… […] c’est que, probablement, j’établis comme un contre-poids qui agit en sorte que cette conduite ne me paraît jamais typiquement virile puisqu’elle est aussi ma propre conduite. Elle devient neutre par le fait que j’y participe moi-même […] (Ibid., p. 142).
Donc, du seul fait qu’elle est une femme qui écrit, Sarraute atténuerait ou neutraliserait le versant masculin de ses personnages, de ses récits, de son écriture. Le concept d’androgynie paraît alors pertinent pour qualifier cette œuvre qui, toujours, navigue entre les sexes et surtout vers leurs limites. Marcelle Marini (1987, p. 13) propose à ce titre que, « [si Sarraute] avait à se définir, ce serait comme un être humain qui écrit l’être humain sans savoir ce qu’il est, sinon de l’inconnu par excellence ». Par contre, si Sarraute affirme qu’elle « ne pense pas du tout [en termes d’] "androgénéité" », elle reconnaît par ailleurs que « [c]ette chose-là, ce [qu’elle] travaille, est en train de se passer quelque part où le sexe féminin ou masculin n’intervient pas » (Benmussa, 1987, p. 140-141). Or l’androgynie, en conjoignant les deux sexes, au moins sur le plan des idées et du symbolique, annule en quelque sorte la signification de chacun d’eux. Entre androgynie et asexualité, la différence paraît alors plutôt subtile.
L’intrigue simple de Martereau sert en quelque sorte de prétexte à l’exploration des mouvements intérieurs qui animent un jeune homme (le neveu) ainsi que son oncle, sa tante et sa cousine1. Le véritable récit du roman tient à ces mouvements plus qu’aux événements. On apprend vite que ce jeune homme, qui est aussi pour la majeure partie du roman le narrateur, souffre d’une maladie qui n’est jamais en soi nommée mais qui pourrait s’apparenter à la tuberculose. Cette faiblesse physique le condamne, pour le temps de sa guérison, à une vie calme faite de repos et de tranquillité chez son oncle. On déduit aussitôt de cet épuisement une négation de la force virile, associée, dans une optique traditionnelle et selon un poncif persistant, à la masculinité et non pas à la féminité. De plus, on sait que l’homosexualité, qui a longtemps été considérée comme une maladie, en littérature comme ailleurs, se glisse à mots couverts dans plusieurs récits de divers auteurs par le prétexte narratif de la « maladie » ou du « trouble ». Dans une perspective semblable et toujours d’après ce même consensus voulant que la féminité soit, entre autres, caractérisée par une certaine soumission, le neveu « […] n’oppose jamais la moindre résistance », est empreint d’une « étrange passivité », d’une « docilité » (Sarraute, 1996, p. 179) qui ne cadreraient pas avec une représentation masculine habituelle. Plus loin, il affirme avoir « honte […] de [s]es tressaillements, de [s]es petits soubresauts de douleur », de ses faiblesses donc, et il se taxe lui-même d’« impur » (Ibid., p. 223). Plus loin, il qualifie cette faiblesse, cette apparente féminité : « C’est la demi-inaction à laquelle je suis condamné, "la mère de tous les vices", qui entretient en moi ces ruminations oiseuses, qui me donne cette sensibilité — la faiblesse physique aidant — de femme hystérique, ces sentiments morbides de culpabilité2 » (Ibid., p. 228). On dit de lui qu’il « […] est si différent des autres, […] si compréhensif, si fin […] » (Ibid., p. 186). Or, si la soumission et la faiblesse physique sont des propriétés péjoratives souvent associées au féminin, aux femmes et aux hommes gais, la compréhension, l’empathie et la délicatesse, ici soulignées, s’avèrent être des qualités autrement valorisées ; comme quoi la féminité du neveu ne serait pas que négative. Cela dit, on sait bien que de telles caractéristiques féminines, manifestées par un homme, sont souvent mal vues, comme s’il y avait quelque chose de dégradant dans le fait qu’un homme adopte un comportement dit féminin, comme s’il y avait — c’est seulement le raisonnement qui s’ensuit — quelque chose de dégradant à être une femme3. Bien sûr, l’avilissement suprême en cette matière, aux yeux de certains conventionnalistes, est la simple transgression de l’ordre du genre. D’ailleurs, on reprochera, d’une part, au fragile neveu sa mollesse — il en est lui-même le plus âpre critique, comme sous la force d’une homophobie intériorisée — mais, d’autre part, son identité de genre ambivalente lui permettra, dans la logique de l’écriture sarrautienne, d’être visionnaire, d’être à l’affût des tropismes et de se prêter à leur examen.
Au premier chapitre, il se développe comme une sorte de complicité féminine entre le neveu et sa tante lors d’une longue discussion entre eux : la tante se confie, « glisse vers [lui] un regard mutin et se penche vers [s]on oreille », puis finalement « se sent en confiance […], très à l’aise, [et] pose la main sur [s]on bras […] » en signe de rapprochement (Ibid., p. 181-182). À plusieurs reprises, le neveu est associé à sa tante et parfois à sa cousine par l’oncle à travers un jeu pronominal, un « vous » qui, maintes fois répété, féminise le neveu qui est désigné au même titre que les autres personnages féminins : « […] c’est toujours vous avec vos désirs […] » (Ibid., p. 242), ou encore : « Tu crois que Martereau est comme vous, une sensitive… un grand délicat… […] ce n’est pas une femme, un petit énervé… » (Ibid., p. 249). L’oncle fait une distinction très claire entre le monde des vrais hommes et « celui où [le neveu] et [s]es amis […] honteusement flageolent […] » (Ibid., p. 244), un monde associé à la féminité. En tant que décorateur d’intérieurs, le neveu occupe une fonction généralement jugée plus féminine que masculine. De plus, son hésitation à nommer l’ « associé » qu’il côtoie dans le cadre de cet emploi pourrait sous-entendre une certaine ambiguïté quant au statut de cet « ami » : « […] cette exposition à laquelle j’avais pris part avec mon ami, enfin… mon associé… […] » (Ibid., p. 200). Eu égard au contexte jusqu’ici présenté, le lecteur n’aurait pas à faire preuve d’une imagination débordante pour inférer de cette ambiguïté une homosexualité timidement avouée, d’autant plus que, par le passé, mais encore aujourd’hui, plusieurs vont choisir de masquer leurs rapports de couple homosexuels en donnant un nom neutre à leur conjoint en public. Celui-ci devient le « collègue », le « bon ami », un « proche », un « colocataire », etc. Au moment de sa publication (1953), un roman comme Martereau ne pouvait évoquer la question de l’homosexualité aussi librement qu’on le peut de nos jours4, celle-ci étant généralement abordée, à une époque, par voie de sous-entendus, de contenus implicites, d’euphémisation que les personnes intéressées étaient à même de détecter. L’hésitation entre mon ami et mon associé, accentuée par l’adverbe enfin et les points de suspension qui marquent une pause, un silence, voire une gêne, pourrait être interprétée de cette manière étant donné le contexte de féminisation du personnage décrit plus haut. D’ailleurs, cet « ami » est lui aussi féminisé par l’oncle qui le compare à « une petite jeune fille » qui « se tortille » (Ibid., p. 202) à la moindre critique. Tout au long du roman, un malaise circule constamment autour du neveu, peut-être justement à cause de ce caractère féminin, de cette homosexualité latente qu’on devine sans pourtant qu’elle soit désignée par quiconque. Lui-même mentionne « ce qu’elle [la tante] a surpris en [lui] […] des indices visibles […], quelque chose d’indéfinissable dans [s]a démarche ou dans la coupe de [s]es vêtements […] » (Ibid., p. 184) ; il craint qu’elle ne sache ce qu’il n’ose lui-même nommer et cette vulnérabilité l’inonde de « rage » et de « honte » (Ibid., p. 188). Certes, les indices semés au cours du roman invitent à considérer le personnage comme homosexuel. Voyons alors en plus de détails quelques passages du roman qui rendent compte de l’aboutissement de cette androgynie du neveu, soit la mise en scène de son désir homoérotique pour le personnage viril de Martereau.
Cette relation entre le neveu et Martereau, un ami de la famille, est introduite assez tôt dans le roman et avec une insistance particulière, le narrateur soulignant le caractère remarquable de la rencontre, comme si le destin y avait joué pour quelque chose :
Ce n’est pas par hasard que j’ai rencontré Martereau. Je ne crois pas aux rencontres fortuites (je ne parle évidemment que de celles qui comptent). Nous avons tort de penser que nous allons buter dans les gens au petit bonheur. J’ai toujours le sentiment que c’est nous qui les faisons surgir : ils apparaissent à point nommé, comme faits sur mesure, sur commande, pour répondre exactement (nous ne nous en apercevons souvent que bien plus tard) à des besoins en nous, à des désirs parfois inavoués ou inconscients. […] J’ai toujours cherché Martereau. Je l’ai toujours appelé. C’est son image — je le sais maintenant — qui m’a toujours hanté sous des formes diverses (Ibid., p. 223-224).
De cet homme, il rêve même, « […] découvra[nt] pour [Martereau] et [lui] […] des climats plus propices » (Ibid., p. 225). Vu à travers le regard du neveu, cet homme d’âge mur, Martereau, possède des « yeux attendris5 », un « charme », un « regard limpide et bienveillant » qui donnent l’envie au héros de « cacher [s]es yeux, [s]es lèvres surtout où […] quelque chose de louche, de honteux, frémit et joue » (Ibid., p. 227). Ce qui frémit honteusement à ses lèvres, comment ne pas penser qu’il s’agit des mêmes désirs, inavoués, inconscients, que le neveu a suggéré ressentir, évoquant sa rencontre prédestinée avec Martereau ?
La mise en valeur de cet homme passe aussi, on ne saurait s’en surprendre, par l’imagination, voire le fantasme du neveu alors qu’il se le représente comme un « mannequin héroïque », un « prince charmant ; combattant sur le front » (Ibid., p. 226). Ces images font penser à diverses qualités : beauté, valeur, rang élevé, courage. Des passages suggèrent même implicitement une certaine fascination érotique :
Je le vois. Je ne me lasse pas de le regarder : il est le spectacle le plus merveilleux, le plus apaisant pour moi et le plus stimulant qui soit. Ses mouvements me fascinent […] le torse incliné en avant il […] tape doucement […] de son index replié […], fouille dans sa poche, sort sa clef, la tourne doucement dans la serrure, m’ouvre sa porte. Je ne peux détacher mes yeux de ses gros doigts qui tirent la fermeture éclair de sa blague à tabac, sortent une pincée de tabac, la secouent légèrement, bourrent le culot de sa pipe, appuient, tapotent. […] tout ce qui chez moi tremblote un peu, flageole, vacille, vient […], dans les mouvements tranquilles et précis de ses gros doigts (Ibid., p. 230).
Bien qu’il ne soit là nullement question de sexe (le neveu dépeint avec admiration le comportement de Martereau, car il l’a depuis longtemps observé), le choix du vocabulaire et la suite d’actions décrites sont fortement suggestifs, particulièrement dans le contexte de féminisation du neveu que le roman bâtit jusque-là. D’abord, le passage commence en indiquant clairement qu’il est sous l’influence du regard du narrateur (Je le vois) : le texte est ainsi focalisé, ce qui justifie et prépare le déploiement d’une narration sensible, subjective et proche de la vision, du songe. On peut noter l’accent mis sur le sens le plus sollicité lors de l’acte sexuel : le toucher. Il y est question des mouvements, parfois intimes, du corps. De plus, on remarque l’usage de termes aux connotations érotiques ou sensuelles tout à fait répandues qui évoquent le toucher, le mouvement : stimulant, fouille, poche, doucement, fermeture éclair, secouent, bourrent, culot, appuient, tapotent, vacille, vient, soutient, inclinaison, tapotement, vacillement, etc. Martereau représente la quintessence de la virilité par son corps, son comportement (il constitue, dans le cadre du récit, une menace) et même par son nom phallique. L’attirance que ressent le neveu pour ce « vrai » homme pourrait jouxter celle qu’il aurait pour une figure idéalisée mais factice, ou encore celle qu’il aurait pour ces qualités dont on dit de lui qu’il est dépourvu.
Au dernier chapitre, alors que Martereau et le neveu sont seuls à la pêche, un passage qui tient presque de l’apothéose permet au lecteur de s’engager à nouveau sur cette voie de lecture qui suggère une transgression des rôles de genre et de sexe de la part du neveu6 :
[…] au chaud, moi pelotonné contre Martereau dans la douce intimité, la confiance, on se comprend si bien… […] quelque chose en Martereau me tire, m’aspire… plus près, se coller à lui plus près, caresses, chatouilles, agaceries, pinçons légers… […] nos vêtements arrachés, miasmes, mortelles émanations, toute sa détresse sur moi, son impuissance, son abandon… nos deux corps nus roulant ensemble enlacés… il me pose la main sur le bras, il émet une sorte de craquement satisfait « aah » […] (Ibid., p. 336-337).
Ici, l’allusion aux jeux sexuels (caresses, chatouilles, etc.), au rapprochement et à la nudité des corps de même qu’à la jouissance est plus nette et, ainsi posée en fin d’œuvre, elle incite à une relecture du roman en ce sens. Elle admet aussi la constatation que le héros accentue son caractère androgyne par une neutralisation de ce qui est entendu — selon les codes du genre — comme la masculinité : le neveu est peut-être en effet un homme, mais Sarraute aurait vraisemblablement pu en faire une nièce. Bien qu’il soit masculin, il adopte tout à fait la neutralité ou l’ambiguïté générique qui permet à l’auteure d’explorer l’intériorité de l’être humain sans la surdétermination qu’impose le sexe biologique ou le genre social d’un individu. Ainsi, si Sarraute avait fait du neveu une nièce, le lecteur aurait sans doute été contraint, par l’habitude qui est celle de nos imaginaires socialisés, de « sexualiser » sa relation avec Martereau, alors que l’objectif de l’auteure était d’évoquer une proximité, une nudité émotionnelles des personnages. L’ambiguïté de genre du neveu se produit, d’une part, par sa féminisation et, d’autre part, par le dévoilement progressif et ponctuel de son homosexualité latente et, sûrement, figurative. Ce n’est pas tant qu’il soit question d’homosexualité, car en vérité ce n’est pas le cas, du moins il serait impossible de le déterminer, mais les métaphores et images sarrautiennes prennent de tels tournants que leur ambivalence autorise une semblable lecture ; celle-ci ne cherche, finalement, qu’à illustrer le propos et l’exercice littéraire de l’auteure. Du reste, si l’on ne peut prétendre qu’il s’agit assurément d’homosexualité, on ne peut dire non plus qu’il s’agit d’hétérosexualité…
D’une œuvre à l’autre, Sarraute poursuit souvent un raisonnement similaire, récupère presque toujours des éléments ou procédés d’écriture qu’elle transforme, avec lesquels elle joue. Si l’ambiguïté de genre traverse tous ses romans, à première vue Le Planétarium n’en fait pas autant usage, ses personnages étant somme toute plus définis que ceux de Martereau, d’Entre la vie ou la mort ou d’autres. Si certains personnages masculins du roman possèdent quelques qualités dites féminines, on ne pourrait probablement explorer leur potentiel d’androgynie comme je l’ai fait pour le héros de Martereau. Une note de Valérie Minogue ajoutée à l’édition critique du roman dans les Œuvres complètes, aussi curieuse qu’elle puisse paraître, incite toutefois à un tel examen : « Nathalie Sarraute nous a parlé d’une certaine analyse "psychanalytique" où la porte ovale figurait un symbole féminin indiquant un lesbianisme refoulé chez Berthe [un des personnages du roman] » (Ibid., p. 1819). Si cette idée de l’auteure vaut la peine d’être retenue, bien qu’elle soit rapportée indirectement et malgré sa brièveté peu explicative, c’est sans doute en raison de la démonstration précédente, eu égard à la recherche du neutre dans l’œuvre et à la forme narrative que peut prendre cette quête.
Selon les apparences, l’appartement qu’habite le personnage et qui fait l’intrigue du roman pourrait symboliser un corps féminin par lequel la tante Berthe, par transfert, est éprise, voire obsédée. Dès les premières lignes du Planétarium, le narrateur personnifie le lieu : « […] ce rideau de velours, un velours très épais, […] d’un vert profond, sobre et discret… et d’un ton chaud […]. Et ce mur… Quelle réussite… On dirait une peau… […] les grains minuscules font comme un duvet… […] comme c’est délicieux maintenant d’y repenser […] » (Ibid., p. 341). L’allusion à la corporéité (peau, chaleur, velours, duvet) est frappante. Le caractère féminin de cette porte ovale, mentionné dans la note de Valérie Minogue et qui serait hypothétiquement lié à un lesbianisme refoulé, est longuement décrit :
[…] cette petite porte dans l’épaisseur du mur au fond du cloître… […] délicieusement arrondie, […] c’est cet arrondi surtout qui l’avait fascinée, c’était intime, mystérieux… elle aurait voulu la prendre, l’emporter, l’avoir chez soi... […] un beau ton chaud… […] cette porte, exactement la même, avec des médaillons, […] cette excitation, quand ils l’ont apportée, […] ils l’ont dégagée doucement et elle est apparue, plus belle qu’elle ne l’avait imaginée, sans un défaut, toute neuve, intacte… les médaillons bombés à l’arrondi parfait […] (Ibid., p. 342-343).
Cette obsession pour la rondeur, pour ces médaillons bombés et cette perfection de la porte suggèrent un désir du personnage pour une féminité salvatrice : le personnage est présenté comme vivant dans une solitude aliénante. Ailleurs, le bois de cette porte est même métaphorisé en « chair tendre » (Ibid., p. 349). Insistant sur le sous-entendu sexuel ou, plus généralement, sur la présence obsédante d’un désir pour un objet, un corps inerte auquel la perception accorde des qualités quasi humaines, la narration ajoute que Berthe « […] s’était mise à découvrir des portes ovales partout, elle n’en avait jamais tant vu, il suffit de penser à quelque chose pour ne plus voir que cela […] » (Ibid., p. 343). Plus loin, focalisée sur Berthe, la narration lie par une énumération les « […] portes ovales et les […] amours, couronnes, cornes d’abondance, […] rondeurs dorées des meules luisant au soleil, […] ce monde douillet et chaud […] » (Ibid., p. 346-347). Elle dépeint par la suite la poignée que Berthe fait finalement poser à cette porte ovale : « […] elle s’incurve doucement, et son bout, délicatement relevé, s’enfle en une petite boule […] » (Ibid., p. 349). Dans ce contexte, les références implicites aux organes féminins peuvent étonner et sont susceptibles d’interpeller l’imaginaire du lecteur. De plus, Berthe, comme le neveu dans Martereau, « souffre » d’une différence. Son frère la décrit : « Elle est tapie au fond de son antre, gardienne de rites étranges, prêtresse d’une religion qu’il déteste, dont il a peur, fourbissant inlassablement les objets de son culte » (Ibid., p. 437). De toute évidence, le désir que rencontrent le neveu et Berthe leur est à eux-mêmes étrange et inavouable, mais il est aussi craint par leurs proches.
Bien que l’androgynie de Berthe soit moins marquée que celle du neveu de Martereau, il est un passage où l’acte sexuel paraît sous-entendu. Après l’avoir fait reprendre pour une réparation, Berthe accueille de nouveau sa porte ovale chérie :
Ils soulèvent la porte en la tenant entre leurs bras écartés, ils la tournent pour la faire entrer… le mécanisme est déclenché, il fonctionne, il n’y a rien à faire, elle-même l’a mis en mouvement, il n’y a plus moyen de l’arrêter, elle acquiesce, elle incline la tête… ah bon… ah oui… elle leur ouvre le chemin, […] elle les guide… […] ils prononcent à mi-voix des paroles brèves… Attention… doucement… baisse un peu… […] Ils hissent la porte lentement et l’abaissent d’un même mouvement pour faire glisser les pentures dans les gonds. Ils font jouer la poignée. […] Elle sent en elle, très affaiblie, dernier reflux des émois d’autrefois, trembler une inquiétude légère, une faible, une à peine vivante exaspération… Mais à quoi pense-t-elle ? (Ibid., p. 468)
Le maniement de la porte et sa proximité avec des corps véritables (des bras, des mains) donnent à cette dernière, comme par transfert phénoménal, une corporéité plus grande. Berthe semble spectatrice d’un dévoilement qui suscite chez elle une forte sensibilité et une évidente sensualité. Sont effectivement décrits des gestes, les mouvements d’objets et de corps dans l’espace, des énonciations brèves ; la presque absence de récit (il s’agit en somme d’un microrécit) guide le lecteur dans cette scène, se concluant par une question qui autorise l’interprétation : mais à quoi, en effet, pense-t-elle ? Cette sensualité est bien perçue et ressentie par Berthe, c’est elle qui modélise les actions, les mouvements, etc. C’est par elle que la figure de cette porte, de cette poignée se manifeste, tel le substitut d’un corps fantasmé dans la plus pure inconscience. Sans doute, un tel passage pourrait faire l’objet d’une analyse psychanalytique, ce qui conviendrait au Planétarium dont les pages sont traversées par des enjeux liés à l’inconscient. La relation qu’entretiennent la tante Berthe et sa porte peut en témoigner, de même qu’un lapsus présumé : « — Un lapsus ! Hi, hi, vous avez fait un lapsus. / — Quel lapsus, chère Madame ? / — Eh bien vous avez dit "elle" en parlant d’Alain… […] / — Non, j’ai dit "il". / — Vous avez dit "elle"… Sans vous rendre compte… » (Ibid., p. 476). Il faut noter cependant que Sarraute ne tient pas de telles analyses en haute estime ; on connaît son aversion pour les grilles qui figent la lecture7. Enfin, si l’androgynie du personnage de la tante dans ce roman n’a pas la même évidence que celle du neveu dans Martereau, il semble toutefois que l’exercice soit admissible dans la mesure où il permet de souligner l’un des principaux objets de l’écriture sarrautienne, soit le rapprochement ultime des êtres qui ne sont au fond pas aussi différents qu’il n’y paraît. Le Planétarium se termine d’ailleurs sur cette phrase éloquente du personnage de Germaine Lemaire : « Je crois que nous sommes bien tous un peu comme ça » (Ibid., p. 519).
Permettant, je l’espère, de contribuer à lire l’œuvre de Sarraute sous un autre jour, ces interprétations s’inscrivent assurément dans la trajectoire qu’annonce Marcelle Marini : « La pratique littéraire est expérimentation du langage dans l’espace psychique de l’imaginaire créatif et de l’imaginaire […] dans l’espace du langage […] » et elle est aussi « […] production de significations polyvalentes, surdéterminées et toujours encore en formation » (Marini, 1987, p. 9). Vraisemblablement, les traces de l’androgynéité, traduites, entre autres, sous forme d’homosexualité latente chez les personnages des œuvres analysées, reconduisent la poétique fondatrice de l’auteure qui est cette recherche de l’asexué, du monoïque8, de ce qui ne tient compte que des mouvements internes plus humains que masculins ou féminins, ces tropismes. Ce procédé d’inversement ou de transgression d’un ordre de l’identité sexuelle ou du désir agit comme une saillie à laquelle les figures déployées par l’auteure semblent s’accrocher. Pour Derrida, le Féminin, peut-être ici celui de l’auteure, trouve sa vérité dans la révélation qu’un fondement à l’identité de genre est inconcevable :
Il n’y a donc pas de vérité en soi de la différence sexuelle en soi, […] toute l’ontologie au contraire présuppose, recèle cette indécidabilité dont elle est l’effet d’arraisonnement, d’appropriation, d’identification, de vérification d’identité. […] la question de la femme suspend l’opposition décidable du vrai et du non-vrai, instaure le régime époqual des guillemets pour tous les concepts appartenant au système de cette décidabilité philosophique […] (Derrida, 1978, p. 84 et 86).
Du jeu figural dont il est fait récit, la différence sexuelle, ainsi mise entre guillemets, y perd de sa pertinence et ce sont alors les tropismes qui prennent forme au gré de la vie intérieure des personnages.
On connaît, pour finir, l’importance qu’accorde Nathalie Sarraute à l’enfance. Peut-être que la neutralité des sexes, le mélange le plus simple, pourrait s’expliquer le mieux, justement, par cette figure. Sans doute tous les personnages de l’œuvre de Sarraute abritent-ils en eux cette part d’enfance, perdue ou retrouvée. Par elle, ils sont susceptibles de retrouver la fascination originelle pour les mots, pour la richesse et la pureté des significations et des sensations. Par elle, ils « […] exhibe[nt] et déconstrui[sent] les stéréotypes sexuels […] » (Marini, 1987, p. 13), ce que l’écriture de Sarraute elle-même accomplit en évitant ou en perturbant les figures archétypales du genre et en faisant la promotion d’un renouvellement de l’œuvre narrative ou romanesque qui ne soit pas contraint par la répétition incessante des mêmes structures. Le genre est lui-même le fruit d’une répétition incessante de poncifs. Aussi la disparition de cette problématique dans tout l’œuvre sarrautien, au profit d’une vision plus neutre ou androgyne, au profit de l’hypersensibilité humaine qui semble fasciner l’auteure, permet-elle d’éviter à la littérature de contribuer à ce système. Peut-être qu’à cet égard on pourrait se permettre de considérer l’apport littéraire de Nathalie Sarraute, dissidente, comme plus féministe qu’on le fait d’ordinaire.
Benmussa, Simone. 1987. Nathalie Sarraute. Qui êtes-vous ? Conversations avec Simone Benmussa. Lyon : La Manufacture.
Butler, Judith. 2005. Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion. Paris : Éditions la découverte.
Derrida, Jacques. 1978. Éperons. Les styles de Nietzsche. Paris : Flammarion.
Marini, Marcelle. 1987. « L’élaboration de la différence sexuelle dans la pratique littéraire de la langue », dans Lise Pelletier et Guy Bouchard (dir.), Femmes, écriture, philosophie, Québec, Les cahiers du GRAD, Faculté de philosophie, Université Laval, p. 5-20.
Sarraute, Nathalie. 1953. Martereau. Paris : Gallimard.
Sarraute, Nathalie. 1968. Entre la vie et la mort. Paris : Gallimard.
Sarraute, Nathalie. 1996. Œuvres complètes, Paris : Gallimard.
Laverdière, Gabriel. 2012. « Nathalie Sarraute et ''le plus simple des mélanges'' : androgynie et homosexualité latente dans Martereau et Le Planétarium », Postures, Dossier « En territoire féministe : regards et relectures », n° 15, En ligne < http://revuepostures.com/fr/articles/laverdiere-15 > (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « En territoire féministe : regards et relectures », n° 15, p. 129-140.