« Daniel Stern servira aux succès mondains de la comtesse d’Agoult et la comtesse d’Agoult à la réussite littéraire de Daniel Stern » (Vier, 1959, p. 71). Femme de lettres à la personnalité complexe, hybride, dont le nom et le pseudonyme se font l’écho1, l’auteur de l’Histoire de la Révolution de 1848 et de l’Essai sur la liberté empruntait un nom de plume masculin à l’instar de George Sand, mais n’en demeurait pas moins une experte ès mondanités, hôtesse admirée dont l’entourage n’avait de cesse de célébrer, outre l’esprit et l’exceptionnelle clairvoyance, les manières et le port aristocratiques. Marie de Flavigny, née à Francfort-sur-le-Main le 30 décembre 1805, mariée au comte d’Agoult au printemps 1827, prit la fuite avec Franz Liszt en 1835 pour rejoindre la Suisse et l’Italie, laissant derrière elle époux, enfants, et relents de scandale. Le pseudonyme « Daniel Stern » sera créé au lendemain de sa rupture avec l’artiste, en 1841, et sous l’impulsion d’un nouveau mentor, Émile de Girardin, fondateur de La Presse. Le salon parisien de Marie d’Agoult attire rapidement les auteurs et les critiques les plus réputés, de Sainte-Beuve à Victor Hugo, d’Alfred de Vigny à Eugène Sue. Rares, alors, sont les personnalités féminines à jouir de leur suprématie dans le milieu de la presse périodique. Delphine de Girardin connaît certes un grand succès avec les chroniques du « Vicomte de Launay », et nombreuses sont celles qui écrivent pour un public exclusivement féminin, mais ces productions n’ont rien de commun avec celles de Daniel Stern, qui entend précisément rivaliser d’intelligence avec des collaborateurs masculins. Les articles relèvent traditionnellement des minores, mais l’espace médiatique dans lequel ils prennent place se révèle pourtant un lieu d’expérimentation exceptionnel pour la parole publique puisque l’expression s’y veut réellement performative. Les textes qui nous occupent sont l’œuvre d’une plume polygraphe ; la variété et l’ampleur de ce corpus lui donnent une consistance remarquable, tandis que les supports investis lui confèrent un caractère exceptionnel et fortement transgressif : l’écriture périodique de Daniel Stern couvre l’ensemble de sa carrière intellectuelle, depuis la retraite en Suisse avec Franz Liszt jusqu’à sa mort en 1876, soit presque quarante années. On dénombre une centaine de titres (parfois divisés en de nombreuses livraisons) consacrés à la politique, à la diplomatie européenne, à la philosophie, à l’histoire et à la culture artistique2.
La production médiatique nous donne à appréhender la personnalité « publique » de Daniel Stern, désireuse d’influencer la politique de son temps. Quelle image la prose qu’elle livre aux journaux et revues renvoie-t-elle de l’auteure ? La comtesse d’Agoult se considère-t-elle comme une journaliste ? Une essayiste ? Un penseur ? Ces difficultés se posent du moins pour tous les journalistes, mais aux hommes dans une moindre mesure : comment caractériser l’ethos singulier d’une femme qui signe ses articles politiques d’un pseudonyme masculin et recourt à divers stratagèmes pour mettre en scène sa voix dans l’espace médiatique ? La production de Daniel Stern dans les périodiques, pour vaste et multiple qu’elle soit, n’est en réalité qu’un aspect d’une ambition plus large : pénétrer le domaine d’influence traditionnellement réservé aux hommes, et égaler les grands esprits du temps. Daniel Stern n’a pas d’équivalent ni de précédent lorsqu’elle investit l’espace de l’éditorial politique3 dans La Liberté des 5 et 19 juillet 1866, sous le titre « La politique des Tristes4 ».
La presse a de toute évidence joué un rôle crucial, à la fois dans la formation et, par la suite, dans la diffusion de la pensée de cette personnalité hors du commun, figure d’« intellectuelle » avant l’heure, entourée des hommes les plus influents de son époque, et qualifiée par eux d’âme virile. Daniel Stern est presque une exception dans le paysage médiatique du XIXe siècle : à une époque où les genres et les rôles dévolus à chacun sont fortement marqués, c’est l’une des très rares plumes féminines à aborder des sujets politiques, et auxquelles les journaux les plus en vue ouvrent volontiers leurs colonnes – et non point exclusivement les « rez-de-chaussée » des feuilletons. Au XIXe siècle, « écrire comme une femme doit le faire, c’est demeurer de bon goût, ne remettre en question ni les barrières du genre ni celles des classes sociales » (Primi, 2010, p. 115). Dans la presse, la chronique, qui fait la part belle aux mondanités, aux modes, aux fêtes…, offre aux femmes un espace possible d’expression – le seul « qui, durablement et explicitement reste ouvert aux femmes, et où la supériorité féminine est même affirmée par certains » (Planté et Thérenty, 2009, p. 24) – tout en leur permettant de se conformer aux contraintes tacites imposées à leur plume. De sa rivale Delphine de Girardin ou de sa fille Claire-Christine d’Agoult (dont elle accompagnera les débuts dans La Presse avec bienveillance5), Daniel Stern périodiste se distingue ouvertement dans la mesure où elle « franchit le Rubicon ». À l’instar de George Sand, elle professe une parole politisée et engagée, qu’elle nuance cependant des exigences de sa naissance et de son statut social. Elle n’est pas une passionaria, et son militantisme, qui n’a rien de fébrile, se mesure à l’aune de la raison : Daniel Stern veut tirer sa légitimité à la fois de ses convictions républicaines et de son savoir, de ses idées et de ses compétences intellectuelles. Ses articles politiques lui sont dictés par une nécessité, mais la comtesse d’Agoult ne saurait en aucun cas faire l’économie des lectures, de l’examen minutieux des circonstances, c’est-à-dire du travail critique approfondi qu’elle juge indispensable à la rédaction d’un article. Le cas de la comtesse d’Agoult illustre en définitive les coups encore timides portés à un modèle de sexuation qui organisait l’espace public tout entier et que les spécialistes conceptualisent sous la forme d’une « théorie des deux sphères » consistant en une « [hiérarchisation] au profit du masculin de caractères prétendus naturels » : « indépendant/dépendant ; rationnel/émotionnel ; propre à l’activité publique/à l’activité domestique » (Planté et Thérenty, 2009, p. 26).
À partir des années 1840 (son salon est créé en 1843, la Révolution de 1848 marquera un tournant décisif dans son engagement), toute l’activité de Daniel Stern semble dominée par une ambition virile, que manifestent son désir d’indépendance financière et affective, sa formation intellectuelle poussée, et enfin ses prises de position dans la presse. En cela elle obéit à l’ « idéal qu’[elle avait] conçu de la vie dans [sa] jeunesse : une retraite poétique et l’action par l’esprit6 ». Le caractère transgressif de cette activité médiatique est tempéré par le respect d’une façade mondaine et l’adhésion, hors de l’espace public, à tous les codes d’une féminité parfaitement maîtrisée. Paradoxalement, le caractère bicéphale de Daniel Stern/Marie d’Agoult semble plutôt bien accepté par la société parisienne, peut-être en raison de ce maintien strict d’une frontière entre personnalité réelle et ethos public, qui exclut de facto toute extravagance à la manière d’une George Sand par exemple. Ne pas « [cesser] d’être femme » mais « l’[être] avec plus de puissance et de grandeur que les autres7 », voici la qualité que vante à propos de Germaine de Staël celle que l’on surnommait la « Corinne du Quai Malaquais ».
Ce double-visage des femmes auteurs au pseudonyme masculin demeurait pour certains contemporains foncièrement choquant. Une anecdote met en lumière le caractère scandaleux de cette « subversion ». Le portrait de Marie d’Agoult fut exposé par Lehmann au salon de 1843. Le salonnier de L’Artiste, qui avait à se plaindre de l’esprit de sa concurrente (Daniel Stern signait alors la critique du salon de La Presse où elle défendait l’école ingriste et néo-classique), s’en prit à son physique :
Peut-on rien voir de plus repoussant que le portrait de cette dame coiffée d’un burnous blanc par M. Lehmann et le portrait de Daniel Stern qui s’est déguisé en femme pour poser devant cet artiste ? Oh ! M. Lehmann, qu’est devenue la verve caustique du spirituel écrivain ? Quoi ? Vous n’avez pu trouver dans cette tête si pleine de distinction que ces traits communs, que cette physionomie vulgaire ? C’était bien la peine de changer le sexe d’un de nos critiques les plus distingués pour nous la figurer sous cette vulgaire apparence8 !
Le tableau donne le reflet erroné et décevant de l’homme travesti, c’est-à-dire d’une femme « de pacotille », là où il aurait dû révéler l’homme dans toute la majesté de son intelligence virile, le penseur, l’écrivain. C’est précisément le genre (gender) tel qu’il a été construit par l’intéressée, qui est en cause ici. Est-ce à dire que le regard masculin est pris de malaise face à une réalité qui déstabilise sa conception de la différence sexuelle ?
L’article de presse requiert une forte implication – directe ou indirecte – de l’auteur. Au XIXe siècle, il devient de plus en plus habituel de signer les articles, en sorte qu’un auteur célèbre peut vite devenir reconnaissable à son style. Pour examiner la façon dont Daniel Stern envisage sa relation avec la presse, il est nécessaire d’étudier son pseudonyme et surtout les marques du genre (grammatical et/ou sémantique) auxquelles elle recourt dans ses articles. À cet égard, l’exemple sandien peut se révéler pertinent : Marie-Ève Thérenty a bien montré comment, jusqu’aux années cinquante, George Sand joue sur une énonciation auctoriale volontairement floue (Thérenty, 2011, Introduction). Au tournant du siècle s’exprime ensuite un « je » qui offre une garantie auctoriale du discours, prenant appui sur une rhétorique argumentative qui se manifeste par exemple dans les articles relatifs à l’affaire Fanchette9.
En août 1838, lorsqu’il se trouvait à Lugano avec la comtesse d’Agoult, Franz Liszt commença à rédiger un « Journal des Zÿi », au demeurant très bref puisqu’achevé en février 1839. Bien des années plus tard, lorsqu’elle relut ce texte peu avant de mourir, Daniel Stern annota ainsi les derniers mots de Liszt : « Qu’a-t-il fait de ces vingt-huit années ? Et qu’en ai-je fait ? Il est l’abbé Liszt et je suis Daniel Stern ! et que de désespoirs, de morts, de larmes, de sanglots, de deuils, entre nous ! » (Agoult, 2007, p. 610). Cette affirmation de soi résume rétrospectivement tout le chemin parcouru : « Daniel Stern » excède le simple nom d’emprunt, révèle au contraire la césure entre la femme et le penseur et baptise un être parfaitement indépendant, libéré des contraintes de son sexe, dont la postérité peut garder la mémoire. Si la comtesse d’Agoult avait adopté ce pseudonyme, c’était à l’origine pour « disposer d’un nom qui [lui appartienne] à [elle] seule » (Agoult, 2007, p. 406) et aussi pour assumer personnellement les critiques potentielles, indique-t-elle dans ses Mémoires. L’article marquant l’entrée de Daniel Stern dans La Presse avait fait son effet dans le cercle d’Émile de Girardin : qui était donc cet Inconnu qui critiquait avant tant d’audace le roman de George Sand10 ? Peu importait, au fond : « Le journal, où règnent l’anonyme et la fausse identité, s’emploie donc souvent à démasquer les pseudonymes. […] Les différences d’attitude s’expliquent souvent par la stratégie à laquelle obéit le choix du faux-nom. » (Thérenty, 2003, p. 153) La « stratégie » de Marie d’Agoult penche plutôt du côté de la transparence : l’anonymat n’apporterait guère de satisfaction à une femme qui entreprend précisément d’acquérir une nouvelle notoriété (se faire un nom) et de se lier à l’élite artistique, politique et intellectuelle de la capitale. Marie-Ève Thérenty souligne que « la notion de genre est centrale dans cette question du pseudonyme », même si « la relation de la femme au pseudonyme se modifie lentement » (Thérenty, 2003, p. 154). Le nom d’épouse conviendra parfaitement à une prose moralisante, destinée à un public féminin, mais « dès que la femme choisit une écriture plus “virile” – roman non moralisateur par exemple – ou qu'elle a le souci de ne pas nuire à ses proches, le pseudonyme s’impose » (Thérenty, 2003, p. 155). Stylistiquement, l’écriture « virile » reste à définir, mais dans l’univers de la presse périodique, on peut imaginer qu’elle tient à l’usage de la rhétorique classique, à un ton assertif, et surtout au choix de thèmes habituellement dévolus aux plumes masculines : politique, diplomatie, économie… En fournissant un travail intellectuel abouti, Daniel Stern obéissait bien davantage à un goût prononcé pour l’étude qu’à des contraintes alimentaires. Au début de sa carrière littéraire, la rédaction d’articles pour la presse répond de surcroît à un évident besoin de reconnaissance11 : lorsqu’elle avait fui avec Liszt, Marie d’Agoult avait bel et bien été excommuniée de son monde…
La manifestation la plus directe de l’ethos du rédacteur dans le corps même de l’article passe par l’usage d’un pronom personnel. Le choix du pronom, et surtout la marque des accords, nous permettent d’identifier dans la prose de Daniel Stern un moi labile, instable, tour à tour singulier et pluriel, masculin et féminin. La dimension poétique se double alors d’une question liée au genre. « Daniel Stern » est une création pérenne, qui fait sens dans l’esprit du lecteur accoutumé à lire ce nom. Lorsqu’il s’exprime sous ce nom dans l’univers médiatique, Daniel Stern est systématiquement le locuteur (un locuteur masculin, puisque prétendu tel). Si, en revanche, dans un article, la comtesse d’Agoult recourt à une marque du féminin, ou se signale comme femme, on observe dès lors un écart au niveau de l’énonciateur (ou plutôt de l’énonciatrice). Cette distinction peut se révéler utile dans la mesure où elle permet de rendre compte d’une combinaison étrange, au sein de certains articles en particulier, entre un locuteur masculin (l’article est signé « Daniel Stern ») et une énonciatrice féminine, qui se présente comme telle à travers des accords grammaticaux féminins.
Le journalisme étant « un cas typique d’hétérogénéité énonciative », et son discours se révélant particulièrement « susceptible de mettre en scène plus d’une identité discursive » (De Bonville, 2004, p. 318 sqq.), une difficulté nouvelle se fait jour : les alternatives (masculin/féminin, singulier/pluriel) pour lesquelles Daniel Stern opte tour à tour ne résultent manifestement pas d’une indécision foncière ni du hasard, et l’on peut donc clairement soutenir que les différents visages de l’énonciatrice font sens en tant qu’éléments cohérents d’une poétique, ou peut-être en tant qu’ils témoignent de la recherche d’un compromis avec l’idéologie. Les mises en scène de cette énonciatrice traduisent autant de « tactiques énonciatives ».
À ses débuts (notamment dans ses articles consacrés aux Salons de 1842 et 1843 dans La Presse), Daniel Stern utilise un « nous » ambigu qui doit attirer notre attention. La langue française ne permet pas de distinguer clairement le « nous » inclusif du nous « exclusif ». Il semble bien pourtant que l’usage du « nous » dans l’article de presse soit d’abord et avant tout exclusif puisque l’interlocuteur (le lecteur) n’est pas censé adhérer d’office aux propos du locuteur. Dès lors, il est possible de considérer cette première personne du pluriel comme un « nous » de modestie12. Cette hypothèse est confirmée par l’accord sylleptique au singulier (par exemple, la forme « nous serions tenté », dans le premier article sur le Salon de 184313). L’emploi du « nous » de modestie peut sembler entrer ici en contradiction avec le ton profondément thétique de l’article :
Nous pensons que la science de la critique a plus d’une analogie avec la science de la médecine. […] Nous avons toujours pensé, quant à nous, que la première, la plus indispensable qualité dans ceux qui pratiquent la médecine, la qualité que nulle autre ne peut suppléer, c’est l’amour de l’humanité (Ibid.)
L’auteur multiplie les verbes d’opinion, les structures argumentatives et ne néglige pas même d’insister sur la verbalisation de son « opinion » :
[…] si, en un mot, au lieu d’aimer l’art, il aime la critique, alors, nous ne craignons pas de l’affirmer, il n’exercera qu’une influence regrettable. […] On a souvent accusé d’ignorance la critique qui se fait de nos jours. En vérité, et quelque paradoxale que puisse paraître notre opinion, nous serions tenté de ne voir dans cette ignorance que le moindre de ses défauts… (Ibid.)
Cette disposition va dans le sens d’une progressive affirmation de soi. Quelques jours plus tard, Daniel Stern publie son troisième article sur le Salon de 1843, et annonce immédiatement qu’elle traitera désormais des œuvres qui ont suscité son admiration, non plus de celles plébiscitées par un public dont elle se détache de facto14.
L’énonciatrice peut dans d’autres circonstances recourir à un « je » exclusivement féminin (malgré la signature masculine en fin d’article). Les exemples sont assez rares : il s’agit de certaines lettres familières dans lesquelles l’auteur semble profiter de sa relation amicale avec le destinataire pour s’exprimer sur un mode léger et divertissant, tout en assumant une identité discursive féminine. Les lettres écrites à son gendre, le comte Guy de Charnacé, commencent par un jovial « Mon cher Guy », et livrent des considérations variées sur les changements à l’œuvre dans les campagnes jurassiennes. Daniel Stern s’y montre sous l’apparence d’une citadine curieuse et enjouée15.
Les lettres destinées cette fois à des Rédacteurs en chef laissent percevoir une nouvelle ambiguïté. Le 11 décembre 1861 paraît dans Le Temps la première d’une série de deux lettres consacrées à la célébration des arts populaires16. Daniel Stern y fait la relation enthousiaste du concert auquel elle a assisté au Cirque Napoléon. Par la suite, elle abordera la question pratique en imaginant un lieu populaire ouvert à tous les arts :
[…] Ne serait-il pas temps de secouer notre ennui ? […] Le miracle en vaudrait la peine, assurément, dira-t-on ; mais le moyen ? –Le moyen ? Hier encore, je l’aurais cherché loin sans doute, dans les régions inaccessibles pour nous du pouvoir et de la science politiques (sic). Aujourd’hui, il se montre à moi tout proche, à la portée de tous : je n’en veux pour exemple que ce qui vient de se produire aux Concerts populaires. […]
« Voilà le vrai public ! » s’écriait un illustre maëstro, en me rendant attentive à l’incroyable discernement de l’auditoire… […]
Mais je m’aperçois que mes réflexions menacent de s’étendre et d’usurper un peu trop sur les choses de la politique. Je remets donc à un autre jour, si vous le voulez bien, quelques développements sur la manière dont je souhaiterais de voir centraliser le mouvement libre des arts et s’exercer leur influence, libre aussi, dans l’éducation populaire.
Attentive, la comtesse l’est assurément : il est d’ailleurs notable qu’elle se mette en scène au milieu de l’auditoire. C’est finalement au moment où le sujet pénètre dans le champ politique que l’article s’achève : mais loin de renoncer à écrire sur les affaires publiques (posture dont une femme pourrait arguer), Daniel Stern se contente de « remettre à un autre jour » l’exposé de son programme.
Dans certaines autres lettres, c’est un « je » bel et bien masculin qui s’exprime. Ce locuteur atteint alors un degré supplémentaire dans l’échelle du discours public, il n’est plus question de lettres pseudo-privées destinées à un ami ou abordant avec une malice toute féminine le thème de l’art populaire, mais de textes d’allure plus solennelle. La signature de Daniel Stern se doit alors de faire autorité, si bien que le discours adopte les codes d’une masculinité conventionnelle (balancement rhétorique, discours ferme et thétique, jugement instruit, posture maîtrisée et souveraine). Une lettre de Daniel Stern publiée en juin 1860 dans la Rivista Contemporanea s’adresse au Rédacteur en chef pour défendre l’idée d’une célébration commémorative en l’honneur de Dante Alighieri. Le discours multiplie les occurrences d’une première personne singulièrement « virile », ponctuées d’apostrophes au destinataire. Il en va de même pour la « Lettre à Caro à propos de son livre La Philosophie de Goethe » (La Liberté, 7 octobre 1866) dans laquelle Daniel Stern fait œuvre de critique – et de critique intransigeant. Si la lettre est écrite du petit village de Saint-Lupicin, elle n’en demeure pas moins éminemment classique quant à son style. Il faut toutefois atteindre la moitié de la deuxième colonne pour y trouver une marque de l’accord masculin, unique indice genré du texte. De fait, dans la plupart des articles qui n’incluent pas de dimension fictionnelle ni n’adoptent la forme épistolaire, l’énonciateur est masculin. Dans ce type d’occurrences, le je masculin peut éventuellement passer pour un (faux) neutre ou un universel. En tout état de cause, les rares utilisations d’une première personne féminine se limitent à un certain type d’écrit dont le propos demeure léger ou moral, ou implique une représentation de soi plus poussée.
Daniel Stern, si elle n’en fait pas le thème principal de sa réflexion, évoque de temps à autres la question féminine. Elle s’intéresse quelquefois à des littératrices (Bettina d’Arnim, Louise Ackermann, Laurette de Malboissière) et le sujet paraît ponctuellement sous sa plume, par exemple dans les extraits des Esquisses morales qui paraissent en 1847 ou dans la dernière de ses Lettres républicaines (1848). D’une manière générale, Daniel Stern se montre très réservée sur ce point, et certaines ambiguïtés confinent parfois à la contradiction. L’analyse d’un article de Daniel Stern pourra servir d’illustration : il s’agit de la critique des Contes et poésies de Mme Ackermann, qui paraît les 7 et 8 juin 1863 dans Le Temps. Marie d’Agoult et Louise Ackermann s’étaient rencontrées à Nice au cours de l’hiver 1859–1860. Dans une lettre à sa nièce, la poétesse exprimait son mépris pour Daniel Stern17. Elle qui n’avait pas de mots assez durs pour les bas-bleus18, fut finalement enchantée d’avoir cédé à son préjugé contre Marie d’Agoult, dont la mort seule mit fin à leur profonde amitié. Deux ans après qu’a débuté leur correspondance, et un an après la parution du volume dont il est question, Daniel Stern livre donc un éloge flatteur de Mme Ackermann. Il est frappant qu’elle oriente sa critique du côté de l’auteur plutôt que de la femme19. Lorsque, dans la deuxième partie de l’article, apparaît le récit de sa rencontre avec la poétesse, Daniel Stern se met de nouveau en scène en mentionnant « la venue d’un étranger ». Nulle part ailleurs dans cet article l’énonciatrice ne donnera une preuve explicite de son sexe. Le portrait d’une Louise Ackermann « grande, robuste, virile en son port et en sa démarche », « rustique en ses ajustements » est lui aussi placé sous le signe de la virilité. « Esprit rare, caractère fort, âme droite » : la filiation spirituelle qui unit la rédactrice à son hôtesse est envisagée comme une reconnaissance. On trouve enfin sous la plume de Daniel Stern un hommage non dissimulé à Louise Ackermann lorsqu’elle déclare que « [celle-ci] vit conformément à sa nature20 ».
La comtesse d’Agoult, dans son Essai sur la liberté puis dans ses Esquisses morales, livre un puissant réquisitoire contre le mariage ; elle écrit, à la fin de sa vie, des pages remarquables de lucidité sur la maternité21. Pourtant, si elle défend les libertés en soi, ce n’est ni dans la revendication de droits collectifs ni dans la quête d’une égalité réelle et effective à tous les niveaux de la société qu’il faut chercher son sentiment à ce sujet. Marie d’Agoult, même républicaine, peut à l’occasion adopter un discours violemment phallocrate et acquiescer à la « sexuation du monde » (Thérenty, 2005, p. 98). Dès lors, le processus féministe (de la prise de conscience individuelle à la défense d’une identité collective, de soi aux autres) achoppe dans son inachèvement, sans pouvoir encore parvenir au stade de la maturation. L’aboutissement vient semble-t-il à la fin du siècle, s’incarnant dans des femmes qui sont à la fois féministes et écrivains.
Pour l’heure, Daniel Stern adopte une posture aristocratique et s’applique surtout à défendre la légitimité de son intelligence et une œuvre libérée des influences partisanes. La femme reste en partie à l’écart d’un univers politique exclusivement dominé par les hommes, et ne peut apporter qu’un regard extérieur aux événements. L’auteur de l’Histoire de la révolution de 1848 plaide précisément pour la reconnaissance de cette indépendance de vues, qui offre une justification et une légitimité particulières à son œuvre22. Au XIXe siècle, Daniel Stern pourra réaliser, dans une certaine mesure, les ambitions staëliennes23 et incarner l’avènement de l’intellectuelle.
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