Chloé Delaume revendique ses écrits comme relevant de l’autofiction1. Elle voit dans celle-ci un terrain de jeu artistique où s’entrecroisent contraintes formelles et matériau présenté comme autobiographique. Elle s’inscrit donc à la suite d’un Nouveau Roman comme « Nouvelle Autobiographie » (Robbe-Grillet, 1991, p. 50) où matière et manière devaient autant l’une que l’autre faire l’objet d’un travail de recherches et d’expérimentations. Sur son site Internet, autre médium propice à la construction de soi, Chloé Delaume décrit son projet ainsi :
Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction. J’ai pour principal habitacle un corps féminin daté du 10 mars 1973. […] Je fabrique de la littérature expérimentale. La langue est un outil autant qu’un matériau. […] Je me construis à travers des chantiers dont les supports et surfaces varient, textes, livres, performances, pièces sonores2.
Lors d’un colloque sur l’autofiction auquel elle participe, elle affirme aussi : « J’ai choisi l’écriture pour me réapproprier mon corps, mes faits et gestes, et mon identité. » (Delaume, 2010, p. 109) Cette réappropriation s’élabore à partir de l’expression d’un traumatisme d’enfance : le père de Chloé, après avoir battu celle-ci pendant des années, a assassiné sa mère et s’est ensuite suicidé sous les yeux de sa fille alors âgée de dix ans. La reconstruction par l’écriture est entérinée par un changement de nom : le passage de « Nathalie Dalain » à « Chloé Delaume » (Delaume, 2010, p. 11). Comme le remarque Annie Demeyère en paraphrasant André Gide, « on ne fait sans doute pas de bonne littérature avec des relations familiales harmonieuses et respectueuses de l’identité du sujet » (Demeyère, 2008, p. 69) : cette matière traumatisante, qu’elle soit véridique ou fictionnelle, semble être le vecteur de l’entreprise autofictionnelle de Chloé Delaume, présente dans la majorité de ses œuvres.
Ainsi Chloé Delaume attribue-t-elle un pouvoir aux mots et à l’écriture, allant jusqu’à considérer celle-ci comme un « moyen de résistance » (Delaume, 2009, p. 125) qui permet une « forme de contrôle » sur sa vie (Delaume, 2010, p. 6). En effet, dans La Règle du Je3, elle insiste sur le fait que c’est grâce à la pratique d’une réécriture du moi qu’elle s’est affranchie d’un « roman familial » (Delaume, 2010, p. 6) traumatisant. Cependant, l’autofiction chez Chloé Delaume ne semble pas se limiter à l’exposition de faits intimes relevant uniquement d’une histoire personnelle dont le but serait d’exorciser un passé dramatique, mais dévoile la volonté d’une émancipation de ce que l’auteure considère comme la « fiction collective » (Delaume, 2010, p. 6). L’auteure précise d’ailleurs son but :
Toujours y revenir, car revenir au Je pour ne pas qu’il se noie dans le réel débordant de fictions collectives. Familiales, religieuses, économiques, politiques, sociales. Avènement des fables et du storytelling. Dissolution de l’individu dans le flux des fictions en cours (Delaume, 2010, p. 111).
Chloé Delaume explique que sa pratique de l’autofiction et de l’écriture à la première personne est un moyen pour empêcher que le « Je », c’est-à-dire l’individualité, ne se « noie » dans la masse. Ainsi affirme-t-elle dans son essai :
L’autofiction est un geste, un geste politique. Par le biais de l’autofiction, le Je peut se redresser, entrer en résistance. Écrire le Je relève de l’instinct de survie dans une société où le capitalisme écrit nos vies et les contrôle (Delaume, 2010, p. 78).
L’auteure investit donc l’autofiction d’un pouvoir politique. En la considérant comme un geste, elle établit la valeur pragmatique qu’elle accorde à la littérature : le discours qu’elle véhicule redevient « un geste chargé de risque » (Foucault, 1994, p. 799) qui permet la résistance de l’individu face à l’uniformisation qu’engendrerait, selon elle, la mondialisation. Selon elle, il faut « utiliser la langue pour parer aux attaques rampantes et permanentes issues du Biopouvoir » (Delaume, 2010, p. 125).
Cependant, l’entité « Chloé Delaume », qui investit notamment Les Mouflettes d’Atropos, Dans Ma Maison sous terre ou La Règle du Je en prenant la posture d’une écrivaine qui s’écrit, bien qu’elle affirme faire une littérature qui se veut politique, ne se revendique jamais comme féministe. Pourtant, comme Chloé Delaume est une femme qui s’écrit, une femme qui se construit une identité dans et par l’écriture, il semble intéressant d’analyser les différentes réflexions issues de la tradition féministe présentes dans certains de ses textes. Pour Elsa Dorlin, le féminisme est :
cette tradition de pensée, et par voie de conséquence les mouvements historiques, qui, au moins depuis le XVIIe siècle, ont posé selon des logiques démonstratives diverses l’égalité des hommes et des femmes, traquant les préjugés relatifs à l’infériorité des femmes ou dénonçant l’iniquité de leur condition (Dorlin, 2008, p. 9).
Comment les textes de l’auteure, bien que n’étant pas postulés comme tels par Chloé Delaume, apparaissent-ils paradoxalement comme faisant partie d’une littérature véhiculant des idées féministes ?
Pour répondre à cette question, nous allons rattacher la démarche et certaines remarques de l’écrivaine à des notions féministes, puis nous analyserons la rencontre des différentes formes de féminisme présentes dans Les Mouflettes d’Atropos, le premier roman que publie Chloé Delaume, où celle-ci explore la mise en fiction de l’intime en utilisant le matériau autobiographique qu’est son mariage avec un philosophe, la relation destructrice qu’elle vécut avec lui, et où elle met en récit une jalousie paroxystique qui la conduit à formuler des délires meurtriers.
Comme nous l’avons mentionné précédemment, l’écriture est pour l’écrivaine un moyen d’émancipation et d’affirmation de soi face à une mondialisation qui nierait l’individu, le réduisant à un simple élément d’une masse manipulable et consommatrice. Elle devient alors une manière de se réapproprier l’espace personnel. Dans La Règle du Je, l’auteure évoque le concept d’empowerment :
L’autofiction = un pas de côté = réappropriation de sa vie par la langue = mon Je est politique. Un terme anglais, utilisé par les féministes et par l’économie du développement, désigne la prise en charge de l’individu par lui-même, de sa destinée économique, professionnelle, familiale et sociale : l’empowerment. Il est traduit par encapacitation (Delaume, 2010, p. 81).
Chloé Delaume met en équation, en insérant dans sa phrase des signes mathématiques, sa pratique de l’autofiction afin d’en faire une description simultanément simplifiée et péremptoire. Elle la considère comme un « pas de côté », c’est-à-dire une tentative de marginalisation des pratiques normatives qui serait réalisée par la manipulation de la langue. En cela, elle affirme que sa pratique est politique et mentionne le concept d’empowerment. L’auteure n’affilie pas directement ses écrits à ce processus, mais elle précise ce que recouvre le terme. Le fait qu’il réfère à une « prise en charge de l’individu par lui-même » lui permet d’être rapproché de la démarche de Chloé Delaume. Apportons-y quelques précisions :
La notion d’empowerment fait l’objet de débats au sein de la communauté scientifique. Elle a également une importance notoire dans plusieurs milieux de pratique. Dufort et Guay (2001), à l’instar de Rappaport, définissent la notion d’empowerment comme une tentative d’élargissement de l’ensemble des actions possibles individuellement et collectivement, afin d'exercer un plus grand contrôle sur sa réalité et sur son bien-être (Fortin-Pellerin, 2011, p. 59).
La théorie est le plus souvent rattachée par le féminisme états-unien aux actions entreprises pour l’émancipation de la femme dans la société. Cependant, Chloé Delaume ne revendique pas que ses écrits sont la conséquence d’un processus d’empowerment et laisse alors le choix au lecteur de les y associer ou non. Il nous semble néanmoins nécessaire de préciser quelques remarques au sujet de l’empowerment et du discours qu’il véhicule. Christine Guionnet et Erik Neveu synthétisent la lecture que suggère Dana Becker à propos du féminisme actuel au États-Unis :
Pour elle, le féminisme états-unien a dérivé vers un discours psychologique, désertant le terrain des revendications politiques. Au nom d’une mystique de l’empowerment (responsabilisation, mise en capacité), le renforcement de la place des femmes a été associé à deux registres. D’une part, acquérir des savoir-faire qui « mettent en capacité » (savoir gérer son stress, organiser son temps pour conjuguer vies professionnelle et familiale, entretenir son estime de soi). De l’autre, utiliser les armes et savoirs « féminins » pour faire son chemin en prenant appui sur les capacités relationnelles, de care, d’empathie. Pour Becker l’empowerment est un mythe. Il fait de l’équilibre personnel et de la capacité à tisser du lien un équivalent imaginaire du pouvoir. Il psychologise les problèmes des femmes, en occulte les déterminants sociaux (Guionnet, Neveu, 2004, p. 365).
Cette critique de l’empowerment que propose Dana Becker nous conduit à nuancer le rapprochement entre la démarche de Chloé Delaume et cette notion. En effet, si l’empowerment est un « mythe » qui ne permet que d’accéder à un pouvoir « imaginaire » en délaissant les revendications politiques, il ne peut être pertinent pour qualifier la démarche de Chloé Delaume, qui cherche à construire une littérature pragmatique et qui exprime très souvent le fait que, selon elle, l’autofiction est « un geste politique » (Delaume, 2010, p. 78). De plus, pour Dana Becker, l’empowerment véhicule un discours essentialiste prônant l’utilisation d’« armes et savoirs ‘‘féminins’’ » : cet essentialisme s’oppose alors formellement à la réflexion que déploie Chloé Delaume sur la construction de soi. La narratrice de Dans Ma Maison sous terre affirme d’ailleurs : « Je ne crois pas à l’inné, mais à l’éducation et au contexte social » (Delaume, 2009, p. 92). Cette réflexion sur la construction de soi qui peut s’effectuer grâce à l’écriture est développée dans La Règle du Je à partir de la théorie de la performativité des genres de Judith Butler, qui devient pour Chloé Delaume un outil d’analyse de sa pratique de l’écriture et de la réalisation de son être dans et par la littérature (Delaume, 2010, p. 79-80). Commentons alors quelques passages de cet essai :
L’autofiction contient des gènes performatifs. Je m’appelle et je suis, nature. Du réel je bascule vers la fiction, du fond de la fiction je m’adresse au réel pour m’y inscrire enfin, après transformation. Autofiction, fiction/ autobiographie : comme un trouble dans le genre. (Delaume, 2010, p. 79)
La narratrice souligne que le bouleversement entre réalité et fiction est, selon elle, intrinsèquement lié à la pratique de l’autofiction et utilise la comparaison « comme un trouble dans le genre » pour qualifier cette ambiguïté. Cette comparaison est une référence intertextuelle à la traduction française du titre de l’ouvrage fondateur de Judith Butler, Trouble dans le genre (Butler, 2005). Chloé cite d’ailleurs un passage de ce texte :
Ensuite, la performativité n’est pas un acte unique, mais une répétition et un rituel, qui produit ses effets à travers un processus de naturalisation qui prend corps, un processus qu’il faut comprendre, en partie, comme une temporalité qui se tient dans et par la culture (Butler, 2005, p. 36).
La philosophe réfère ici à sa théorie de la performativité du genre et en explique le fonctionnement. Elle définit le genre comme une construction sociale perpétuée grâce au discours. Chloé en propose ce commentaire :
Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction. Litanie ou corps palimpseste, effet de réitération. Combien de fois la formule, combien de livres aussi. Parole affirmative qui se veut performative, je dois écrire sans cesse pour me faire advenir (Delaume, 2010, p. 79-80).
Chloé Delaume analyse la formule leitmotiv de son œuvre, « Je m’appelle Chloé Delaume. Je suis un personnage de fiction » (Delaume, 2010, p. 7), qui apparaît à partir de son troisième roman, La Vanité des Somnambule4, et qui, depuis, est présente dans tous ses textes, revêtant une fonction axiomatique. Cet énoncé paradoxal constitue pour Sylvie Ducas un « véritable embrayeur d’autofiction » (Ducas, 2010, p. 178) : « Chloé Delaume » réaffirme son identité dans chacun des textes qu’elle écrit et pose de manière péremptoire le fait qu’elle est un personnage de fiction5. Dans l’extrait de l’essai cité, l’auteure utilise les outils méthodologiques que met en place Judith Butler pour critiquer la notion de genre : elle fait alors un parallèle entre le choix d’une identité sexuelle et d’un genre et le choix d’une identité et d’une nature, les deux se construisant dans le discours grâce au pouvoir des mots. C’est donc la performativité du langage qui est mise en avant dans cette réflexion. C’est d’ailleurs à cela que se rattache la réécriture du moi à laquelle procède Chloé Delaume dans ses textes, à partir d’une renaissance entérinée par un changement de nom : il serait alors réalisé dans la première phrase de l’énoncé leitmotiv de Chloé Delaume un acte performatif6. Dans l’expression « Je m’appelle Chloé Delaume », il semble que le verbe « appeler » soit non pas utilisé dans un sens où la narratrice présenterait son identité nominale, mais dans une « acception performative » (Ducrot, 1991, p. 296). En effet, dans l’énoncé, la narratrice réalise l’acte de se nommer elle-même, un acte normalement dévolu aux parents, à la naissance de l’enfant. Comme les parents de Chloé l’ont rejetée, se refusant à lui donner un nom et donc une identité (Delaume, 2003 [2001], p. 27), c’est à l’âge adulte, en générant une renaissance par l’écriture7 que celle-ci se nomme et, de ce fait, crée sa propre identité. En cela, se rattache une formule axiomatique présente au début du texte : « On ne naît pas Je, on le devient » (Delaume, 2010, p. 8). Nous reconnaissons ici la réécriture d’une célèbre phrase de Simone de Beauvoir présente dans Le Deuxième Sexe, auteure par ailleurs beaucoup utilisée par Judith Butler, « On ne naît pas femme : on le devient » (De Beauvoir, 1949, p. 13). Ce « devenir Je » réfère à la réflexion d’Émile Benveniste sur les pronoms personnels qui affirme que le sujet se construit dans et par le discours8. C’est donc à partir d’une construction grammaticale, comparée par la narratrice à la construction du genre, que Chloé analyse sa pratique de l’autofiction.
Cette utilisation de la réflexion de Judith Butler, qui est une philosophe féministe américaine « anti-essentialiste » (Guionnet, Neveu, 2004, p. 28), pionnière du discours queer, défini comme « une entreprise qui suggère le flou empirique des classifications de genre et des sexes » (Guionnet, Neveu, 2004, p. 151), permet de situer les champs théoriques dans lesquels se positionne Chloé Delaume ou, au moins, permet de manifester son intérêt pour les gender studies. En effet, même s’il n’est pas directement question de féminisme dans l’analyse que propose l’écrivaine de sa pratique, le recours à la théorie de Judith Butler confirme que Chloé Delaume y accorde un crédit et donc, la soutient en la diffusant et en l’appliquant à sa réflexion.
Attachons-nous maintenant à délimiter les marques des différents féminismes que dévoile Les Mouflettes d’Atropos. Tout d’abord, évoquons ce qui peut être assimilé à une forme de féminisme radicale et extrême : la misandrie de Chloé liée à sa relation traumatisante avec son père et déclenchée par une liaison amoureuse hautement néfaste qui la conduit à développer tout un délire de castration et à en faire le récit.
Dans The Wounded Woman : Healing the Father-Daughter Relationship, Linda Schierse Leonard souligne que la psychologie d’une fille est très fortement conditionnée par la relation qu’elle a entretenue avec son père (Schierse Leonard, 1982, p. 11). Comme la fonction paternelle « constitue un épicentre crucial dans la structure du sujet » (Dor, 2005, p. 11), l’anormalité de la relation entre Chloé et son père, celui-ci la battant puis commettant un acte atroce sous ses yeux9, engendre des conséquences dans la vie du personnage et dans ses rapports avec les hommes. Dans Le Cri du sablier, le deuxième roman de Chloé Delaume, la narratrice applique la systématisation de la nature néfaste du père à tous les hommes :
Le 30 juin mère tomba et surent se définir les avatars des hommes au cuisiné huis clos. Le tireur qui délite et le coureur qui rampe. […] Des assassins des lâches la queue gicle ou pendouille l’arc ou la débandade le clivage par nature ils sont donc ainsi vous dis-je il vaut mieux se méfier. Que ce fût inconscient ou organelle haineuse sa perception des hommes s’auréola vengeance méfiance mépris ombrelle chinoise papier crêpé. Sa rage envers les fils qui tous étaient Caïn se pliera désormais à une règle physique. […] Selon la loi en cours le nombre de mises à mort dans le processus amoureux double à chaque nouvelle proie. Car quand l’enfant fut grande car quand l’enfant fut moi il était légitime qu’on les fasse tous payer (Delaume, 2001, p. 75-76).
C’est à partir de la tuerie que Chloé définit son regard sur les hommes, « les avatars des hommes au cuisiné huis clos », selon les caractéristiques dominantes des deux hommes présents au moment du drame : le père et le grand-père. Le premier est un « assassin », le second un « lâche ». C’est par induction que s’organise le raisonnement de Chloé pour catégoriser les hommes, donc d’après son expérience. Les hommes sont désignés par l’expression « les fils qui tous étaient Caïn » : les hommes sont associés à Caïn, personnage biblique qui après avoir tué son frère est considéré comme le premier meurtrier de l’histoire par la Bible. Pour Chloé, la figure de l’assassin renvoie au père : le nom « Caïn » symbolise ce père. La narratrice effectue donc un transfert10 de son père envers toutes les personnes du même sexe que lui et adopte une posture misandre. Dans la dernière phrase de l’extrait cité, « Car quand l’enfant fut grande car quand l’enfant fut moi il était légitime qu’on les fasse tous payer », la mise en italique du verbe « payer » insiste sur la polysémie du terme telle qu’exploitée dans Les Mouflettes d’Atropos. En effet, dans le premier texte de l’auteure, il est question de la prostitution du personnage Chloé qui ainsi fait « payer » les hommes de manière littérale11, mais aussi, expose un délire meurtrier, illustrant l’emploi figuré du verbe. Il est d’ailleurs précisé dans ce roman : « C’est l’histoire d’une petite fille qui avait perdu sa maman et qui voulait châtrer les ogres » (Delaume, 2000, p. 33). Le mode d’énonciation de Chloé ici renvoie au conte du fait de la précision donnée, « c’est l’histoire de », et de la référence à un personnage propre aux contes fantastiques : l’ogre. Bruno Bettelheim signale que :
Pour pouvoir régler les problèmes psychologiques de la croissance (c’est-à-dire surmonter les déceptions narcissiques, les dilemmes œdipiens, les rivalités fraternelles ; être capable de renoncer aux dépendances de l’enfance ; affirmer sa personnalité, prendre conscience de sa propre valeur et de ses obligations morales), l’enfant a besoin de comprendre ce qui se passe dans son inconscient. […] L’enfant transforme en fantasme le contenu de son inconscient, ce qui lui permet de mieux lui faire face (Bettelheim, 1976, p. 17).
Les fantasmes de l’enfant sont « issus de certains éléments du conte » (Bettelheim, 1976, p. 17). Ici, la narratrice formule son histoire du point de vue du moi de son enfance, ce qui justifie l’emploi d’une narration qui rappelle l’univers du conte. D’ailleurs, il est intéressant de noter que, d’une certaine manière, la catégorisation des hommes qu’opère Chloé se rattache au fonctionnement du personnage dans les contes où « tous les personnages correspondent à un type ; ils n’ont rien d’unique » (Bettelheim, 1976, p. 19). Dans Les Mouflettes d’Atropos, c’est le père qui définit le type et les hommes rencontrés par la narratrice sont assimilés à celui-ci, à un « ogre ». Ainsi, suite à un délire issu d’une expérience amoureuse traumatique, la narratrice propose d’émasculer tous les hommes (Delaume, 2003 [2000], p. 182-183) et décrit un objet qu’elle aurait créé pour y parvenir : le « Bito-Extracteur® » (Delaume, 2000, p. 58). Des citations de Valérie Solanas sont alors introduites dans le texte. Mentionnons-en une : « En baisant le système à tout bout de champ, en détruisant la propriété de façon sélective et en assassinant, une poignée de Scum peut prendre le contrôle du pays en l’espace d’un an » (Delaume, 2000, p. 172).
Dans son Scum Manifesto, Valérie Solanas développe, dans une perspective féministe séparatiste, des thèses qui prônent une révolution des femmes par l’extermination des hommes, pour aboutir à une société d’où seraient évincés le travail, les valeurs bourgeoises et la consommation à outrance. Elle définit d’ailleurs l’homme comme « une femme manquée, une fausse couche ambulante, un avorton congénital » (Solanas, 1968, p. 4) ; le terme « scum » renvoie à l’acronyme « Society for Cutting Up Men ». Cependant, le délire misandre de Chloé est déclenché par une crise de jalousie paroxystique provoquée par une « relation sentimentale toxique » (Delaume, 2010, p. 83) avec un homme. Ainsi les revendications extrémistes de la narratrice ne semblent-elles pas découler d’une réflexion raisonnée ni être des propositions authentiques, mais s’assimileraient plutôt à des perturbations psychologiques engendrées par des événements pénibles. Cependant, il se dessine dès lors dans le texte un féminisme, même si celui-ci revêt une forme des plus extrêmes et controversées.
La seconde forme de féminisme qui se dévoile dans Les Mouflettes d’Atropos est un féminisme pro-sexe fondé, notamment, sur la reconnaissance de la prostitution. Chloé Delaume intègre alors dans son récit de l’« expérience prostitutionnelle » (Delaume, 2010, p. 84) quelques remarques sur la prostitution et plus largement sur la place de la femme dans la société actuelle12. Comme « la prostitution est un lieu de controverse et de contrôle » (Pheterson, 2007, p. 181) dans lequel certains voient un dévoiement du féminisme par l’industrie du sexe qui transforme le droit de disposer de son corps en droit de le vendre (Legardinier, 2007, p. 177) et que d’autres l’assimilent à des relations sociales (Pheterson, 2007, p. 180), il est intéressant de citer quelques passages des Mouflettes d’Atropos à ce sujet :
Seule la catin socialisée est la misère des courtisanes. Bourgeoise entretenue au terme contractuel d’un mariage de raison. Poule pondeuse aliénée au foyer. Femme vaillamment harnachée à son poste d’employée. Bimbo rose immolée au phallogocentrisme. Intellectuelles facétieusement écartelées au supplice de la roue, s’imaginant ainsi aristocratiquement livrées au Spectacle. Toutes échangent leur corps contre une rétribution. Qu’elle soit factuelle ou symbolique. Mais, outre le fait qu’elles se prostituent en le niant, ou, plus grave, sans en avoir conscience, elles participent de leur plein gré à la débilisante domination masculine et capitaliste. Elles nourrissent les clichés de cette hégémonie, et pire, s’activent à la conservation de l’espèce et du système. (Delaume, 2000, p. 189)
La narratrice, Chloé, fait ici l’énumération des différents archétypes de femmes qui peuvent se rencontrer dans la société actuelle, notamment la femme au foyer ou la femme issue d’un milieu aisé qui réalise un « mariage de raison ». Selon elle, la nature des actions effectuées par chacun de ces types est assimilable à de la prostitution, du fait que « toutes échangent leur corps contre une rétribution » matérielle ou de l’ordre du symbole : les femmes deviennent des « catin[s] socialisée[s] ». Le problème serait alors leur participation à une société inégalitaire fondée sur la « domination masculine et capitaliste ». L’utilisation de l’adjectif « débilisante » pour qualifier cette domination illustre la condamnation de Chloé envers ce système. Sont ici défendues des thèses féministes radicales qui associent des rapports de genre à des rapports économiques : la femme, en ne cherchant pas à s’émanciper de la place qui lui est imposée par la société patriarcale, maintient « les clichés de cette hégémonie » et contribue à la prégnance d’un modèle économique considéré comme inégalitaire13. La critique de notre société formulée est donc double : c’est une condamnation d’un système sexiste ainsi que d’un système économiquement générateur d’inégalité. Elle prône de manière hyperbolique la place de la prostituée :
La pute échange son corps et son temps, mais ne se laisse pas pourrir de l’intérieur, elle qui entretient pourtant avec les données capitalistes les rapports les plus directs, elle qui y est plus exposée que quiconque. Isolées, rejetées par les morales, reniées par l’état civil, les prostituées ont au moins compris quelque chose : leur douleur n’est basée que sur une usure corporelle, et certainement pas sur leur bannissement d’une société qu’elles méprisent (Delaume, 2000, p. 190).
Cette condition est mise en valeur par Chloé du fait que, marginalisée par rapport aux « morales » et à « l’état-civil », elle ne s’intègre pas dans le système actuel qui est sévèrement condamné14. Ce serait le mépris de cette société qui pousserait une prostituée à agir de la sorte afin de ne pas y être insérée : « Aucun Grand Capital ne peut nous pervertir » (Delaume, 2000, p. 188).
Si Chloé Delaume ne revendique pas de créer une œuvre féministe, elle y intègre cependant certains discours relatifs à la place de la femme dans la société ainsi qu’à la théorie des genres. Par la mise en récit d’expérience et d’analyse, son travail est alors ancré dans une réflexion féministe. Elle se place dans la lignée d’une proposition élaborée par Luce Irigaray à propos de tout discours sur les femmes :
L’enjeu n’est pas d’élaborer une nouvelle théorie dont la femme serait le sujet ou l’objet mais d’enrayer la machinerie théorique elle-même, de suspendre sa prétention à la production d’une vérité et d’un sens par trop univoques (Irigaray, 1977, p. 75).
En effet, Chloé Delaume ne propose pas un discours figé sur les femmes, mais, à partir d’une mise en récit de certains thèmes qui lui sont associés ou par l’application de la théorie de la performativité des genres à l’analyse de sa pratique, elle relaye différents aspects de la question féministe actuelle. Cet usage du discours théorique dissous dans la littérature rappelle une remarque de Gilles Deleuze :
Une œuvre d’art vaut mieux qu’un ouvrage philosophique ; car ce qui est enveloppé dans le signe est plus profond que toutes les significations explicites. Ce qui nous fait violence est plus riche que tous les fruits de notre bonne volonté et plus important que la pensée, il y a ce qui donne à penser (Deleuze, 1964, p. 41).
Chloé Delaume, par l’accumulation de différentes « nappes discursives » (Foucault, 1994, p. 821) qui relèvent d’une pensée féministe, donne alors à penser, de manière détournée, la condition de la femme dans la société ainsi que la notion de genre, qu’il soit sexuel ou littéraire.
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