Agentivité et création : l’enjeu de la représentation du réel dans Cette fille-là de Maïssa Bey

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* Ce texte fut présenté lors d’une communication à l’Université de Victoria en Colombie-Britannique le 7 mai 2011 et a été ici légèrement remanié.

Tissés à travers des récits poignants et une écriture brillante, les thèmes de la femme et du passé sont mis en relief dans l’oeuvre de l’écrivaine algérienne Maïssa Bey telles des mosaïques en assurant la cohésion. Ils seront ici étudiés dans Cette fille-là, quatrième livre de Bey en carrière, publié une première fois en 2001 aux éditions de l’Aube. Celui-ci met en scène Malika, la protagoniste, qui raconte et écrit son passé alors qu’elle se trouve dans un établissement où sont enfermées diverses catégories d’êtres marginalisés par la société algérienne. À ce récit et à celui de huit autres femmes du même établissement, la narratrice juxtapose celui d’un passé qu’elle invente de façon à en déranger la vraisemblance. Ce brouillement des frontières entre passé vécu et fiction problématise les représentations dominantes du réel desa société en leur confrontant une nouvelle interprétation. En laissant ainsi foisonner son imagination, Malika cherche à valoriser la parole des femmes dans une société qui l’accueille fort mal. Elle parvient de la sorte à subvertir les codes, les moeurs et les traditions qui l’ont jusqu’alors contrôlée. Je montrerai que l’agentivité de Malika, c’est-àdire sa capacité à agir de façon autonome et à transformer les discours normatifs, se manifeste à travers la fictionnalisation de son passé et de celui de ses compagnes, lui permettant ainsi d’outrepasser les frontières culturelles de sa société. Je présenterai une brève définition de l’agentivité avant d’exposer en quoi la mise en récit permet de poser un regard subjectif sur sa vie, d’affirmer une parole dissidente et enfin de rendre compte de plusieurs actions. Il apparaîtra au terme de cette étude que l’écriture de ce livre encourage l’autorité des Algériennes en favorisant leur capacité à représenter le réel.

L’agentivité

Les théories de l’age​ncy  ou, en français, de l’agentivité, proviennent de la philosophie analytique de l’action et sont maintenant répandues dans plusieurs domaines des sciences humaines. L’agentivité dénote une liberté de choix tant sur le plan individuel que social. Susan Hekman l’associe plus précisément à une création, définition sur laquelle se basera entre autres cette analyse. En effet, elle écrit : « Agents are subjects that create, that construct unique combinations of elements in expressive ways » (Hekman, 1995, p. 203). Chez plusieurs États-Uniennes oeuvrant dans les études féministes (par exemple Rita Felsky, Patricia Mann, Judith Kegan Gardiner et Judith Butler), on attribue à l’agentivité une dimension éthique et politique. En effet, ces chercheuses s’en servent pour suggérer qu’il existe des sujets discursifs, ceux-ci étant à la fois constitués et constitutifs de pratiques sociales et institutionnelles. Ces théories sont fondées sur un réseau d’échanges de relations de pouvoir à la suite de la pensée de Michel Foucault plutôt que sur des dichotomies hiérarchiques et absolues telles que celle du sujet/objet à la base de l’épistémologie de la modernité. C’est ce qui amène Susan Hekman à écrire que « [f]or the discursive subject […] agency  and construction are not antithetical. Rather, agency  is a product of discourse, a capacity that flows from discursive formations » (Hekman, 1995, p. 202). La professeure Barbara Havercroft, à qui l’on doit la traduction française de l’agency, différencie ce concept de la subjectivité. En effet, elle écrit : « on peut bel et bien être sujet d’énonciation sans pour autant être agent, sans être capable de faire advenir des changements sociaux » (Havercroft, 1999, p. 95). Il est possible de ne rien énoncer de neuf, de répéter du discours, contribuant alors à le il suffirait de remarquer lequel crée une transformation du discours de la norme, lequel le modifie. La philosophe Judith Butler écrit justement : « toute signification se fait dans l’orbite d’une compulsion à la répétition; il faut donc voir dans la «capacité d’agir» la possibilité d’une variation de cette répétition » (Butler, 2005, p. 271). L’agentivité porte donc attention à des oppressions et à des résistances spécifiques et, ce faisant, dévoile le type de relation à l’oeuvre entre le personnel et le politique, d’où tout l’intérêt du concept pour les féministes.

La prise de conscience

La mise en récit du passé de la protagoniste Malika résulte d’un désir de faire la lumière sur sa vie et surtout de la signifier autrement que par un constat de fatalité. En effet, elle affirme : « [l]e temps est enfin venu de dire […] de prendre à rebours le chemin parcouru et d’aller à la rencontre de cette petite fille dont depuis si longtemps je veux effacer la trace » (Bey, 2006, p. 37). Son récit est l’exposé de sa vie passée mené par un regard subjectif, par le filtre de sa conscience afin de se « dépouiller des apparences » (Bey, 2006, p. 148) ; c’est-à-dire des interprétations que lui ont imposées les autorités officielles. Cette fille-là, c’est donc elle-même « [r]evue et corrigée » (Bey, 2006, p. 20). La mise en récit lui permet de dresser un portrait de sa position sociale et de l’identité que cette dernière l’incite à revêtir. En effet, la protagoniste fait preuve d’une connaissance aiguisée des enjeux qui la retiennent enfermée dans l’établissement fourre-tout qu’elle habite depuis plusieurs années. Elle partage qu’elle n’est : « [n]i folle, ni débile. Juste un peu dérangée. Ou plutôt dérangeante pour l’ordre public. C’est ce qu’ils disent » (Bey, 2006, p. 16). Le récit qu’elle invente lui permet de poser un regard neuf sur sa vie par la mise en distance qu’il impose. Ce faisant, elle saisit très bien que cette habitation est un outil du pouvoir en place, de cet ordre qu’il ne faut pas transgresser : « Seul souci des gens du dehors : embarquer tous ceux qui pourraient porter préjudice à l’équilibre d’une société qui a déjà fort à faire avec ses membres dits sains de corps et d’esprits » (Bey, 2006, p. 17). Ce regard permet à Malika d’examiner le passé selon une nouvelle perspective. Il dévoile plusieurs mécanismes d’oppression ayant régi son identité jusqu’alors, dont le premier s’inscrit dans l’institution de la famille :

Farkha, la bâtarde. Ou Farkh, au masculin. Pas d’autres mots chez nous pour désigner les enfants conçus hors mariage. […] Ce mot souvent entendu. […] Une des insultes les plus graves qui puisse être proférée. […] Rien ne se pardonne chez nous. Et surtout pas le déshonneur […] il rejaillit par ricochet, de génération en génération. Fait partie de l’héritage. Du seul héritage que peuvent recevoir tous ceux qui, comme moi… (Bey, 2006, p. 47)

Ce statut accompagnant Malika la prédéfinit aux yeux de sa société. Il la surcharge symboliquement de façon à ce qu’elle ne représente plus qu’un manquement aux moeurs, non pas le sien, mais celui supposé de ses parents. Malika s’aperçoit ainsi que l’institution de la famille empêche son autodétermination.

Un deuxième mécanisme s’opère à partir de l’institution des sexes : « j’ai pris conscience de ma féminité comme quelque chose de honteux. […] c’est dans le regard d’un homme, l’homme qui avait fait de moi sa fille aux yeux du monde, qu’un jour j’ai compris que j’étais devenue femme » (Bey, 2006, p. 70). Il apparaît ici que le féminin est représenté à travers le regard des hommes, ceux-ci le dépréciant socialement. Il n’offre rien de solide à Malika sur quoi bâtir son intégrité et s’insérer en société. Être femme signifie ici vivre par procuration ; c’est-à-dire être définie par et pour autrui principalement comme un être dégradant et méprisable. Un rôle sexuel si figé handicape nécessairement l’avenir des femmes qui en viennent à intérioriser l’aliénation. Malika écrit : « C’est [la mère] qui souvent avait besoin de sa  fille. Qui la retenait. L’empêchait d’aller à l’école, au collège. Trop de travail à la maison. Qui d’autres aurait pu l’aider? » (Bey, 2006 p. 43. L’auteure souligne.) La mise en récit de Malika lui permet de constater que l’institution des sexes est particulièrement défavorable aux femmes, et leur pose toutes sortes de contraintes brimant leur liberté.

L’écriture fictionnelle du passé de Malika lui permet aussi de se libérer du regard de l’autre par des stratégies telles que la répétition discursive de clichés et de croyances. Barbara Havercroft écrit que : « l’agentivité réside dans une re-citation de l’énoncé à l’encontre de son but original, ce qui aboutit à un renversement de ses effets nocifs » (Havercroft, 1999, p. 100). Elle précise aussi que « la distance critique impliquée dans la répétition ou dans la récitation d’une image ou d’un discours imposés par les normes ou par les fantaisies de la féminité instaure une nouvelle perspective » (Havercroft, 1999, p. 100). Malika use à volonté de ce procédé itératif, qui ne va pas sans une touche d’ironie, par exemple dans le passage suivant : « Qui donc dans la confusion générale aurait pu s’intéresser au sort d’une enfant abandonnée, alors que les préoccupations devaient être nécessairement patriotiques, les objectifs grandioses, et l’avenir radieux? » (Bey, 2006, p. 67). Malika, en rapportant ce discours, instaure une distance entre celui-ci et elle-même, notamment par l’adverbe « nécessairement », qui contribue à soulever des doutes sur le degré d’adhérence de la narratrice à son propos. Malika rejette de la même manière différentes croyances véhiculées dans sa société, dont une concernant les femmes : « Nul n’ignore que c’est à l’intérieur d’un corps d’adolescente à peine nubile que les djenoun  préfèrent loger. […] C’est cela. / C’est peut-être en moi qu’est le mal. La folie. L’instinct de destruction. / C’est cela. Certainement1. » (Bey, 2006, p. 71. L’auteure souligne.) Il apparaît dans cette citation, où est répété deux fois « C’est cela » et où est employé l’adverbe « Certainement » suivi d’un point final, que la narratrice cherche en fait à subvertir cette représentation du féminin. En effet, cet agencement impose une lecture saccadée, une mise en relief, indiquant que ce discours n’est pas celui de Malika et qu’elle le répète seulement pour se distancier du propos qu’il véhicule et ainsi mieux le contester.

Au niveau formel, il est intéressant de noter que le texte répond à cette entreprise consistant à se départir du regard de l’autre. Un avertissement signé du nom de Malika précède le début de l’histoire et contribue ainsi à orienter la lecture selon sa propre interprétation. De plus, bien que la page couverture comporte la mention « Roman », la structure du texte rappelle celle d’un poème en se composant de phrases nominales et d’une ponctuation abondante, ce qui a pour effet de souligner la subjectivité de Malika. Cet agencement donne ainsi à voir textuellement la façon par laquelle la protagoniste préfère représenter sa parole. L’agencement se rapproche aussi de la nouvelle par l’insertion de sous-titres, l’utilisation d’une typographie à la fois romaine et italique de même que par le recours à plusieurs voix narratives. Cet arrangement favorise l’autorité sociale des Algériennes en leur donnant la parole et en multipliant leurs voix afin qu’elles puissent représenter elles-mêmes leur passé.

Le refus

La mise en récit du passé de Malika lui permet aussi d’exprimer ses refus de l’oppression tout en construisant son identité par l’affirmation de la différence. Elle réarrange la cohérence de son passé afin d’afficher sa parole dissidente, son agentivité :

À treize ans, j’ai refusé de grandir. Croissance arrêtée / ont constaté les médecins plus tard. J’ai même décidé à l’âge des premières règles que je ne serai jamais femme. Aménorrhée primaire / ont dit fort intrigués les médecins après examen approfondi lors des visites médicales scolaires (Bey, 2006, p. 13).

Le désir de Malika de se singulariser, d’exprimer sa subjectivité passe à travers son corps. Cette façon d’exprimer un refus est significative de l’oppression qu’elle subit. Jacinthe Cardinal a écrit : « chez les femmes, la possibilité d’agentivité impliquera la plupart du temps la subversion des normes qui gouvernent le corps féminin dans la sphère publique afin de leur permettre de s’autodéterminer et de s’affirmer » (Cadinal, 2000, p. 31). Malika, en affirmant avoir refusé de grandir et d’avoir ses règles, rend non seulement explicite l’oppression qu’elle subit en regard de son genre sexuel assigné, mais aussi l’invention d’une nouvelle lecture de son passé contredisant celle des médecins faisant figure d’autorité. La protagoniste conteste ainsi l’ordre social qui se consolide par la discrimination systématique des femmes. Il apparaît ici que la création, tel qu’affirmé plus haut par Hekman, signale une forme d’agentivité : Malika l’utilise afin de valoriser la manière dont elle-même signifie sa vie et ses agissements.

La mise en récit du passé de la protagoniste rend visible aussi d’autres refus, entre autres par la « resignification » d’insultes et d’injures subies au cours de sa vie. Elle écrit : « C’est cela. Je suis / différente. Autre. » (Bey, 2006, p. 24) ou encore « Oui, je suis / une bâtarde » (Bey, 2006, p. 47). Elle dégage ces paroles qui se voulaient blessantes de leur contexte et se les approprient, elle les utilise à son profit afin de faire vivre sa différence. Butler écrit : « [r]etourner l’énoncé, l’arracher à son origine est une façon de déplacer le lieu de l’autorité par rapport à l’énonciation » (Butler, 2004, p. 150). Ce faisant, il y a véritablement une force dans la reprise de l’insulte. La mise en récit du passé permet à Malika, d’un même mouvement, de refuser de se laisser blesser sans riposter et de représenter elle-même sa réalité de même que son identité. Son choix, à la toute fin de son récit, de prendre pour nom M’laïkia – signifiant « la possédée » – mot qu’on lui avait accolé lors de son entrée à l’asile, révèle son désir de s’extirper des discours qui construisaient son identité jusqu’alors afin de se la réapproprier. Effectivement, Malika en vient à trouver une grande liberté et une fierté au fait d’être « bâtarde ». Cela lui donne la possibilité de s’inventer plusieurs origines rocambolesques de même que de se trouver des parents parmi les célébrités du moment, de quoi épater les copines de classe : « ineffable bonheur, je peux imaginer à ma guise selon l’humeur du jour, la tête de l’un ou de l’autre de mes géniteurs » (Bey, 2006, p. 48). Ainsi, après avoir été marquée négativement par la différence, Malika réussit, par la mise en récit de son passé, à la banaliser afin de construire son identité autrement. Amélie Gambus écrit : « En s’inventant sans cesse un autre passé, une histoire d’avant le « trou noir », Malika cherche à nier cette première valeur et à se reconnaître en dehors de sa situation d’orpheline. Elle révèle un besoin de se créer des origines » (Gambus, 2009, p. 202). D’où toute la pertinence du titre du livre : cette fille-là, c’est un discours rapporté et réassumé.

Cette autonomie si chère à ses yeux, la protagoniste la fait profiter à huit femmes dont elle partage le quotidien en rapportant leur histoire dans le livre qu’elle écrit. Il apparait ainsi qu’elles se sont retrouvées exclues de la société à cause de la discrimination que différentes autorités exerçaient sur elles. Aïcha, par exemple, rappelle que, lors de la colonisation, on niait parfois l’existence des femmes en refusant de les nommer. Ma’Zahra se souvient de coutumes violentes en racontant avoir été mariée à dix ans. Yamina, qui a aimé un autre homme que son mari, soulève les malheurs causés par une conception rigide et sexiste du mariage. Fatima démontre pour sa part la surveillance maladive à laquelle les femmes sont exposées depuis l’enfance. Kheïra suggère qu’une femme voulant réaliser ses désirs sexuels risque des conséquences dévastatrices pour son futur. M’barka, quant à elle, rapporte comment l’identité d’une femme dépend de sa capacité à avoir des enfants. Enfin, Badra souligne comment la pauvreté affecte leur avenir et Houriya, tombée amoureuse d’un Français pendant la guerre de libération, rappelle les contraintes qu’elle imposait à leur liberté. Ces témoignages étant parsemés de blancs, Malika les remplit dans son manuscrit, aussi facilement qu’elle remplit ceux de sa vie, afin de représenter leur existence autrement. Ce faisant, elle s’inscrit dans une collectivité, voit en elles « cette fille-là », cette personne dont l’ordre établi tente si ardemment de renier les expériences puisqu’elles représentent toutes des preuves vivantes de l’oppression exercée contre les femmes. Malika, en incorporant leur récit de vie au sien, indique qu’elle bâtit son identité à partir d’une telle communauté en favorisant la formation de liens sororaux. Elle montre aussi qu’elle tente de légitimer leur autorité sociale. En effet, son récit dénote une rébellion contre les discours dominants, car il consigne des interprétations de leur vie différentes de celles des autorités officielles et par lesquelles on avait justifié leur détention et leur isolement loin de la vie publique

L’action

Le récit produit par Malika est utilisé afin de rendre visibles plusieurs actions transgressives qu’elle a posées dans sa vie et afin de se rendre visible lui-même en tant qu’acte de rébellion. Dans le premier cas, les actions tournent surtout autour de la sexualité. Malika évoque qu’elle a échappé à un viol en ripostant à son assaillant ; ce qui est une représentation très rare puisque plusieurs discours en Algérie, comme dans bien d’autres pays, y compris occidentaux, véhiculent l’idée qu’une femme est censée être plus faible qu’un homme, effrayée par la sexualité et interdite de désir. Malika livre ainsi un témoignage subversif :

et cette force qui lui était venue à elle qui ne s’était jamais battue qui ne s’était jamais mesurée à d’autres pas même en jeu ⁄ […] toute sa terreur ⁄ toute sa haine concentrée dans ses mains qui se relèvent dans ses doigts ses ongles soudain aiguisés qui labourent le visage penché au-dessus du sien qui creusent des sillons sanglants ⁄ images terribles terrifiantes ⁄ la stupeur de l’homme soudain figé ⁄ et son coeur qui se remet à battre (Bey, 2006, p. 40).

La prise de parole de la protagoniste bouleverse les conventions, car elle montre ici qu’une femme a échappé à l’agression et qu’elle s’est de plus défendue en affichant une colère envers son agresseur, et ce, sans jamais évoquer par la suite de sentiment de culpabilité ou de regret à son égard.

Une autre action transgressive est décrite plus loin. Malika, qui n’a pas de règles et donc ne pourra avoir d’enfant, décide que sa sexualité n’est pas condamnée pour autant. Elle va ainsi à l’encontre de son rôle sexuel assigné en s’inscrivant en tant qu’être sexué, désirant et désiré ; pratiquant une sexualité hétérosexuelle autrement que pour la procréation :

Aujourd’hui je ne sais rien de son visage. Je n’ai plus en moi que le reflet de ses yeux étonnés. Je suis allée au-devant de son désir. Je l’ai amené là où nous devions être. […] Apaisée, délivrée, j’ai regagné seule les rives que je voulais fuir. / J’avais enfreint les lois parcheminées qui encloîtrent les rêves des femmes, ainsi j’étais enfin venue au monde (Bey, 2006, p.151).

Il apparaît ici clairement que c’est une action contestataire qui crée chez Malika le sentiment d’exister enfin par elle-même ; désir et action sont intimement liés. Ce faisant, c’est en posant une action en accord avec ses désirs que Malika est enfin capable de bâtir son identité. Elle valorise sa représentation du réel plutôt que celle des autorités, laquelle, affirme-t-elle, parlait officiellement de cette expérience en termes de viol et de folie (Bey, 2006, p. 151).

Dans le deuxième cas, l’écriture en tant qu’acte de rébellion apparaît comme une manifestation d’agentivité puisqu’elle permet de poser un nouveau regard sur le passé de Malika et de partager sa vision du monde. Elle rend ainsi visible l’existence d’une personne à travers la masse, elle la singularise. L’écriture de Malika « griffe » (Bey, 2006, p. 19) la page blanche, selon son propre terme, lui permettant justement de s’inscrire en société. La protagoniste l’utilise de plus pour composer un livre qui sera l’acte fondateur de son origine. Malika est donc auteure. Foncièrement. Patricia Smart a remarqué que : « auteur — comme le suggère l’étymologie du mot, signifie accéder à l’autorité » (Smart, 2003, p. 21). Écrire, c’est détenir un pouvoir d’action sur le monde. D’où la raison pour laquelle, chez Malika, « [l]a relation entre écriture et identité est ressentie […] comme une nécessité. La restitution de la parole [lui] permet […] de redéfinir son personnage et donc de se construire de façon individuelle » (Gambus, 2009, p. 291).

Cette fiction du passé est rendue explicite par plusieurs commentaires émis par Malika, qui insistent sur son acte de création. Malika écrit par exemple : « C’est bon, là, je peux commencer l’histoire » (Bey, 2006, p. 19) et « Oui, c’est un bon début. / Commencer ainsi. N’efface pas » (Bey, 2006, p. 20) ou encore « voici donc la version la plus romanesque, la plus émouvante de mes débuts dans la vie » (Bey, 2006, p. 20). Ces énoncés suggèrent que ce ne sont pas tant les histoires racontées qui sont importantes pour la protagoniste que la possibilité de raconter des histoires. Le choix d’une écriture fictionnelle pour dire son passé rend compte d’une quête visant à légitimer la capacité de Malika à représenter le réel et, plus largement, l’autorité sociale des Algériennes.

Cette courte étude s’est intéressée à la manière dont la protagoniste Malika tente de s’autodéterminer dans une société qui l’enferme loin des regards et où les femmes ont un statut de mineures2, ce qui a pour

effet de légitimer plusieurs discriminations contre elles. Le concept d’agentivité a permis de mettre en relief que cette quête de la protagoniste se manifeste à travers la création d’un récit de son passé lui permettant de rejeter le regard des autres sur sa vie, de développer le sien, puis d’affirmer son refus de l’oppression et enfin d’agir contre elle. Ce faisant, il a rendu visibles les relations de pouvoir à l’oeuvre entre le personnel et le politique. Hors de tout doute, Malika les réarrange afin d’interagir avec son monde en représentant elle-même sa réalité. En effet, en laissant foisonner son imaginaire, elle parvient à devenir maîtresse de sa parole. Sa quête d’origine à travers la mise en récit de son passé la mène à découvrir qu’elle a elle-même le pouvoir de s’inscrire en société, d’en changer l’ordre dominant. Il apparaît aussi que Maïssa Bey offre un constat de réussite à la quête de Malika. En effet, la fin du roman est ouverte, n’offrant aucune conclusion définitive à la vie de la protagoniste. Celle-ci, à la suite de son choix de s’appeler par le nom de M’laïkia, se met à danser puis disparaît, se consume, comme lorsqu’elle réalisait ses désirs sexuels. Elle se donne ainsi le droit de représenter son existence, commence enfin à vivre par et pour elle-même, quittant un monde hypocrite et dominateur au profit d’une nouvelle réalité. « Je suis l’héritière d’une histoire, écrit-elle, que je dois sans cesse inventer. Mais c’est peut-être cela ma richesse. Ma seule richesse. / Fille de rien. Fille de personne. » (Bey, 2006, p. 52). Cette fille-là.

 

Bibliographie

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Smart , Patricia. 2003. Écrire dans la maison du père. L’émergence du féminin dans la tradition littéraire du Québec.  Montréal : XYZ.

Pour citer cet article: 

Maréchal, Mariève. 2012. « Agentivité et création : l’enjeu de la représentation du réel dans Cette fille-là de Maïssa Bey », Postures, Dossier « En territoire féministe : regards et relectures », n° 15, En ligne < http://revuepostures.com/fr/articles/marechal-15 > (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « En territoire féministe : regards et relectures », n° 15, p. 55-64.