Regardez-moi disparaître
regardez-moi
disparaître
regardez-moi
regardez-moi
regardez1
Sarah Kane, 4.48 Psychose
La réponse traumatique à un évènement violent se déclenche dans l’après-coup de l’agression, du viol, des menaces de mort ou de tout acte menaçant l’intégrité corporelle, psychologique ou sexuelle. En contrecoup au trauma, elle confine les victimes dans un engrenage compulsif à l’intérieur duquel l’évènement violent, puisqu’il est impossible à assimiler ou à appréhender, se rejouera sans cesse. Dans cette optique, on peut se demander ce que peuvent les dramaturgies du traumatisme, ces écritures occupées à « mettre en mots, en corps, en espace et en voix, la blessure » (Angel-Perez, 2006, 1). Peuvent-elles offrir une réponse imaginaire assez forte, assez chargée, aux abominations, aussi bien à celles historiques et collectives qu’à celles intimes, pour arriver à empêcher leur retour dans la réalité? Sarah Kane, auteure britannique subversive, avec l’écriture de ses cinq pièces (Anéantis, L’amour de Phèdre, Purifiés, Manque, 4.48 psychose), aurait-elle réussi à faire coïncider les plaies béantes laissées dans l’imaginaire social par les horreurs génocidaires à celles individuelles au point de montrer une nouvelle manière de concevoir la réalité2? Nous tenterons de montrer en quoi la dernière œuvre de son corpus, 4.48 Psychose, une fois réfléchie à travers le prisme de la notion traumatique, permet de transformer spécifiquement celle des femmes. Nous verrons que cette pièce qui porte sur le suicide et la psychose, en donnant à lire la survie — bien qu’elle fonctionne par spasmes —, met aussi en scène l’espoir et la résistance. De même, nous analyserons de quelle manière l’esthétique de la coupure (blessure auto-infligée, travail du fragment), qui touche les corps féminin, textuel et théâtral de l’œuvre, sauve en quelque sorte le sujet de son propre anéantissement.
En soumettant son public à l’exigence de la vérité3, celle des « cafards […] que jamais personne ne profère » (Kane, 2015, 6), la dramaturgie de Sarah Kane inclut l’horreur dans le champ de la réalité. Celle occultée par la « majorité morale » (126), par une humanité incapable de se la figurer ou de se l’imaginer. Cette horreur, celle impossible à transformer en mémoire ou à faire cadrer dans le récit de soi tant qu’elle ne sortira pas du domaine de l’inimaginable, raconte les sévices endurés par les corps. Aussi bien les corps brisés par les guerres que ceux enfermés dans des relations interpersonnelles souffrantes. Elle concerne la haine et le mépris, retournés contre soi ou subis par un tiers, par une institution ou par la famille. Il s’agit, en somme, de l’effraction psychique, du trauma. Celui-ci fonctionne à la manière d’une bombe4 qui impose un bouleversement radical pour la victime, puisqu’il est le point d’origine d’une nouvelle réalité. En ce sens, Sarah Kane, en produisant un théâtre explicite du point de vue de la violence (cannibalisme, viol, mutilation), transforme le temps de la représentation en un temps-choc pour le public, à la manière d’une fracture qui donnerait accès à une nouvelle manière de concevoir la réalité. C’est-à-dire que Kane souhaite produire un théâtre expérientiel :
Si nous pouvons, grâce à l’art, faire l’expérience de quelque chose, alors il nous est peut-être possible de modifier notre avenir, car l’expérience grave des leçons dans nos cœurs grâce à la souffrance, alors que réfléchir nous laisse intacts… Il est crucial d’enregistrer et de confier à la mémoire des évènements jamais vécus afin d’éviter qu’ils se produisent. Je prendrais plutôt le risque d’une overdose au théâtre que dans la vie. (Kane citée dans Saunders, 2004, 45-46)
Ainsi, la fonction transformatrice du théâtre post-traumatique de Kane dépend de son caractère expérientiel, évènementiel, puisqu’« on ne peut capturer quelque chose du trauma, le traverser et s’en délivrer que si on le recorporéise. S’il fait évènement à nouveau pour nous, si nous prenons ce risque, en conscience, en présence » (Dufourmantelle, 2011, 187; l’auteure souligne). Il s’agit dès lors, dans le théâtre de Kane, de faire traverser aux spectatrices, d’une manière viscérale, des blessures intimes et sociales vécues par d’autres, dans un autre temps, un autre lieu, afin de les libérer, non pas d’un trauma antérieur, comme l’évoque Dufourmantelle, mais d’un trauma à venir. La conception aristotélicienne du théâtre selon laquelle la construction de la fable, qui repose toujours sur un conflit, s’équilibre sur le déploiement en actes imitatifs d’actions et de personnages existants dans la réalité, est désormais rendue caduque :
Le concept de re-présentation (fondé sur la mimésis) semble s’effacer dans le théâtre contemporain au profit de celui de « présentification ». Il ne s’agit plus en aucun cas de représenter, de « révéler » (au sens étymologique de recouvrir d’un nouveau voile) ce dont on aurait déjà, grâce à la « réalité », une connaissance spéculaire — autrement dit, un référent — mais de rendre manifeste une latence, de faire apparaître quelque chose qui est de l’ordre du caché, de l’enfoui, de l’inconscient, mais qui n’est pas moins réel. Le théâtre n’est plus le lieu du simulacre, mais le lieu d’une expérience unique. (Angel-Perez, 2006, 8)
Ce concept de « présentification » que propose Angel-Perez permet de saisir la force de frappe d’une dramaturgie engagée à révéler l’inimaginable — « c’est moi-même que je n’ai jamais rencontrée, dont le visage est scotché au verso de mon esprit » (Kane, 2015, 55) — au sens où la mise en discours de l’horreur la révèle du même coup comme latence sociale et individuelle. La structure du théâtre de Kane, qui abat davantage, au fils de ses pièces, les cloisons entre la forme et le fond et qui délaisse de plus en plus les codes de la représentation, « épouse non plus la dynamique du bel animal mais celle du corps traumatique, hoquetant et bégayant » (Angel-Perez, 2015, 3). En ce sens, la dernière pièce qu’elle a écrite avant son suicide, 4.48 Psychose, s’avère être la plus aboutie du point de vue d’une cohésion entre la forme et le fond par rapport à la présentification de ce corps traumatique.
Le mécanisme de ressassement propre au traumatisme structure aussi bien la dimension discursive que formelle de la pièce. Ce sont ces traces de la répétition compulsive qui donnent à lire une certaine symétrie entre les corps féminin, textuel et théâtral. En ce qui concerne l’énonciation, le sujet féminin se fragmente sous différentes formes de violence passées qui reviennent se fracasser contre les parois de son être, tout comme « une blessure vieille de deux ans s’ouvre comme un cadavre et une honte depuis longtemps enterrée clame infecte putréfaction sa peine » (Kane, 2015, 13). À la blessure familiale — « que mon père aille se faire foutre puisqu’il a foutu ma vie en l’air pour de bon et que ma mère aille se faire foutre puisqu’elle ne l’a pas quitté » (21) — et historique — « arrêtez cette guerre » (35); « d’une chambre de torture à l’autre / une ignoble succession d’erreurs sans rémission / à chaque pas je suis tombée » (49) — s’ajoute le sexisme. En effet, la voix dans le texte évoque, à travers le dégoût d’un corps féminin construit par une société aux standards crétinisants, les contraintes imposées aux femmes, qui finissent trop souvent par incorporer la haine : « Je suis grosse » (11); « Mes hanches sont trop fortes / J’ai horreur de mes organes génitaux » (12); « Vous croyez qu’il est possible de naître dans le mauvais corps? » (21) Il y a aussi toutes les oppressions institutionnelles qui semblent, à la première lecture, être données dans l’immédiat de la situation, mais qui font bel et bien retour : « Ce n’était pas pour longtemps, je n’étais pas là pour longtemps. Mais en buvant un café bien noir bien amer je la retrouve cette odeur d’hôpital dans un nuage de vieux tabac et quelque chose me touche à l’endroit où ça sanglote encore » (13; nous soulignons). Ces différentes violences carcérales concernent, d’une part, l’indifférence médicale — « Une chambrée de visages inexpressifs qui ouvrent des yeux vides sur ma souffrance, si dépourvus de signification qu’il doit y avoir là une intention malveillante » (13) — et, d’autre part, une victimisation à peine voilée : « – Ce n’est pas votre faute. / – JE SAIS. / – Mais vous l’autorisez. / Silence. / – Il n’y a pas une drogue sur terre qui puisse donner du sens à la vie. / – Vous autorisez ce non-sens désespérant » (27; l’auteure souligne). Le sujet féminin est aussi victime, pendant son séjour hospitalier, d’une certaine forme de condescendance autoritaire :
Médecins impénétrables, médecins raisonnables, médecins excentriques, médecins qu’on prendrait pour des putains de patients si on ne vous prouvait pas le contraire5, et qui posent les mêmes questions, parlent à ma place, proposent des remèdes chimiques contre l’angoisse congénitale et se protègent mutuellement leurs arrières de merde. (14; nous soulignons)
Ces trois types de violence psychiatrique éclairent de manière saisissante le paradoxe énonciatif prononcé par le sujet : « Regardez-moi disparaître / regardez-moi / disparaître / regardez-moi / regardez-moi / regardez » (55). Cet appel à témoin du personnage6, qui semble disparaître à l’intérieur de son corps sous le poids de la souffrance, suggère l’arrivée imminente du suicide, mais marque principalement la nécessité d’une validation. Regarder le corps ne pas disparaître sur la scène, d’un même œil attentif, concentré, immobile, malgré l’injonction lancée, ramènerait à la surface l’invisible d’une désagrégation psychique. D’ailleurs, si nous pensons à l’entame délibérée, qui participe des mêmes enjeux, il est intéressant de noter le travail de la répétition qui ampute un peu plus, à chaque retour, la réplique initiale (ce procédé est d’ailleurs employé à plusieurs reprises dans le texte). Comme si la coupure, en permettant d’atteindre de manière contrôlée et condensée le paroxysme du sens — ou de la souffrance, dans le cas de la blessure auto-infligée — réveillait simultanément en soi un sentiment d’existence perdu.
Le grand nombre de traumatismes (familiaux, institutionnels, sexistes) évoqués par le personnage féminin de 4.48 Psychose atteste de la multiplicité des abus que les femmes subissent au cours de leur vie, et ce, de manière systémique. L’existence composite de cette réalité traumatique, laquelle construit le rapport au réel des femmes, leur rapport au monde, ainsi que leur rapport à elles-mêmes7, en authentifiant la blessure, ouvre pour les spectatrices une nouvelle manière d’envisager la réalité. Le fait d’assister en tant que témoin à la douleur du sujet de la pièce permettrait aux spectatrices de percevoir sous un angle nouveau le traitement possible du trauma. En ne le limitant plus à une seule dimension de l’être (corporelle, psychique, émotive, sans jamais tolérer les trois à la fois), la pièce décloisonne le trauma féminin de sa sphère individuelle et le trauma social de sa sphère politique. Et cette conjugaison de divers types de violences viserait à tous les faire ricocher, pour reprendre les mots d’Angel-Perez, dans l’intime (2015, 3) : « J’ai gazé les Juifs, j’ai tué les Kurdes, j’ai bombardé les Arabes, j’ai baisé des petits enfants qui demandaient grâce, les champs qui tuent sont à moi […] » (Kane, 2015, 35; nous soulignons). En refusant d'ériger les blessures individuelles et sociétales comme mutuellement exclusives, 4.48 Psychose réussit à réintégrer les femmes au cœur du monde et à redonner le monde aux femmes.
Le propre du trauma réside dans le fait que le monde extérieur pénètre à l’intérieur de son enveloppe psychique sans préavis, sans aucune médiation8. L’intrusion brutale de l’altérité dans sa propre sphère intime fracture ainsi la frontière entre soi et l’autre. Dans ce cas, comment le personnage de 4.48 Psychose, rompu à plusieurs niveaux par différentes manifestations de violence, peut-il résister à sa propre disparition? Dans un texte où la mort « hypo-volontaire » (34) du sujet est préméditée, encore et encore — « À 4h48 / quand le désespoir fera sa visite / je me pendrai / au son du souffle de mon amour » (12); « Après 4h48 je ne parlerai plus » (19); « À 4h48 / je dormirai » (42) —, comment prétendre déceler les spasmes de la survie? Comment lire la résistance dans une pièce où la peur est « cyclique » (51)? C’est justement parce que la réponse traumatique à la violence, en rejouant sans cesse le choc, rejoue du même coup, implicitement, la survie :
Repetition, in other words, is not the attempt to grasp that one has almost died, but more fundamentally and enigmatically, the very attempt to claim one’s own survival. […] [T]rauma is constituted not only by the destructive force of a violent event but by the very fact of its survival (Caruth, 1993, 25; l’auteure souligne).
Dès lors, ce qui fait retour pour le sujet est aussi l’incompréhension d’avoir survécu à une action qui laissait présager sa mort. Cette survie, du point de vue du contenu discursif, troue le principe itératif du trauma, à la manière d’une lumière clignotante9 : « cogne brûle flotte scintille brille scintille brûle cingle tords serre effleure cingle brille scintille effleure scintille cogne scintille brille brûle effleure serre scintille tords serre cogne brille scintille brûle scintille brille » (Kane, 2015, 40; nous soulignons). C’est-à-dire que la répétition (notons qu’elle se joue à deux niveaux, puisqu’il y a six occurrences plus ou moins identiques de ce type de bloc dans le texte), bien qu’elle déclenche son lot de douleur – comme l’explicitent les verbes tordre, brûler, cogner, serrer, cingler –, manifeste aussi, en creux, l’espoir. Les verbes d’action lumineux entaillent ce pan que dresse entre soi et le monde la violence afin d’éclairer, non pas seulement l’atrocité, mais le fait d’avoir survécu à l’évènement pourtant destructeur. Tout comme le quatrième mur est perforé par l’appel du sujet au public à la toute fin de la pièce — « Validez-moi / Observez-moi / Voyez-moi / Aimez-moi » (53) —, ces découpes à même la frontière entre soi et l’autre, à la manière d’un sursaut de survivance, certifient, dans un même mouvement, l’existence de la blessure. Donner un corps à briser à la poésie, comme le font ces murailles impératives, indique l’absolu pouvoir que l’esthétique de Kane confère à la scarification. Elle balise l’horreur en rejetant à l’extérieur du trait la douleur, la folie et la noirceur, en les faisant seulement longer le bord de la plaie — du mot — tout en maintenant à l’intérieur de l’entaille, sous le derme, dans les replis d’une chair meurtrie, la fragilité, en tant qu’ultime lumière, ultime espoir pour l’humain.
La forme de 4.48 Psychose, en suggérant que la pièce « re-commencerait à l’infini » (Delvaux, 2012, 27), traduit une autre manifestation de la persistance du sujet féminin. En effet, alors que la présentification débute par l’ouverture d’un rideau et par « [u]n très long silence » (Kane, 2015, 9), la pièce se clôt, suite à la présence de plus en plus dévorante du silence, par un « s’il vous plaît levez le rideau » (56). La disparition de soi, dans ce cas, annoncée pour 4h48, heure du suicide, heure de la psychose, d’après le titre, laisserait sur la scène un corps vidé de sa conscience, mutilé et silencieux, un « pantin morcelé » (38) à la gorge tranchée ou pendu, mais certainement mis en échec par un système en faillite. Par contre, le caractère répétitif du trauma présent dans la structure de la pièce nuance la portée de ce suicide annoncé, en suggérant qu’« [à] 4h48 / quand la santé mentale fera sa visite » (37), le sujet mort, mais pas annihilé, remontera lentement les parois glissantes du silence pour recommencer la pièce. 4.48 Psychose incarnerait ce corps traumatique, replié sur lui-même, convulsif, résistant, de fait, à son propre anéantissement. Ces convulsions, par contre, ne procèdent pas par montée-descente-remontée du corps, mais bien par descente-remontée-descente, puisque le texte met graduellement en scène l’effondrement du sujet. D’ailleurs, Kane écrit que « la santé mentale se trouve au centre de la convulsion, où la folie se sépare brûlée de l’âme divisée » (42). Si l’on suit la logique de cet extrait, dans l’univers kanien, le siège de la santé mentale se trouve dans l’entre-deux d’une secousse corporelle incontrôlable, violente, entre la descente de la masse et sa remontée. Mais si le choc corporel permet de brûler la folie, c’est donc que la dissociation, c’est-à-dire la rupture radicale, mais temporaire, entre le corps et l’esprit, ne serait plus signe de folie, de psychose, mais bien de résistance ou de survie. Elle permettrait de contenir — tout comme la forme de la pièce —, à l’intérieur de la reprise saccadée du mouvement du spasme, toute la profondeur d’une horreur à la fois intime et sociale. Si l’équilibre résulte d’une marche sur la frontière entre la raison et la folie, de se tenir sur l’exact point limite où l’esprit quitte un instant ses territoires, c’est donc que la santé mentale dépend d’une lucidité. D’une lucidité à toute épreuve par rapport à la souffrance, aux états limites, à la douleur, à l’horreur et au passé traumatique. Contrairement au désengagement de « chacun chaque tous / noyant dans un océan de logique / ce monstrueux état de paralysie » (30), Kane assume de prendre comme objet artistique la misère. Cette lucidité requiert évidemment de résister à la « logique » partagée par la majorité morale, même majorité qui construit pour les femmes un corps étranger à elles-mêmes, même majorité informée des atrocités passées, soit en tant que victimes fauteuses ou spectatrices, pour reprendre les mots de Kane (40). Résister au « charme d’ignobles fantasmes de bonheur » qui empêcherait le sujet de la pièce de toucher à son « moi essentiel » (30) requiert de « tenir toute seule » (25) dans sa marche vers la seule vérité qui vaille, celle des « cafards ». Et la vérité, c’est que « [n]ous sommes les abjects » (37).
La résistance du sujet à l’annihilation que la pièce de Kane configure est aussi convoquée par la pratique de la blessure auto-infligée, puisque les coupures par lame de rasoir provoquent, paradoxalement, un sentiment d’existence : « – Oh là là, qu’est-ce qui est arrivé à votre bras? / – Tailladé. [ …] – Pourquoi vous êtes-vous tailladé le bras? / – Parce que ça fait une putain de sensation. Parce que ça fait un putain d’effet » (24). Selon David Le Breton, dans La peau et la trace, « les entames corporelles (incisions, écorchures, scarifications, brûlures, excoriations, lacérations, etc.) sont un moyen ultime de lutter contre la souffrance » (2003, 9). Il explique qu’« en situation de grande souffrance, le corps devient une sorte d’ultime recours pour ne pas disparaître » (11), puisque « la trace corporelle porte la souffrance à la surface du corps [ce qui n’est pas sans rappeler la fonction de la présentification théâtrale], là où elle devient visible et contrôlable. On l’extirpe d’une intériorité qui paraît comme un gouffre » (33-34). Ainsi, la scarification du sujet serait le signe d’une volonté de ne pas s’écrouler sous le poids des tourments. Le désir impliqué dans l’acte de la coupure auto-infligée de porter à la surface de la peau la douleur, dans le cadre d’une institution fermée comme l’institut psychiatrique (n’oublions pas que le personnage est interné), se charge d’une fonction d’autant plus symbolique. Les inscriptions corporelles dans de tels lieux, selon Le Breton, « ont une valeur politique de résistance, de refus de l’enfermement et de la discipline » (75). La présence de la blessure auto-infligée dans le texte de Kane affirme à nouveau la ténacité du sujet féminin, en plus de marquer sa résistance à l’endroit du discours médical. Les diverses occurrences des vers « Ouverture de la trappe / Lumière crue » (Kane, 2015, 33), une fois détachées de la réalité institutionnelle (la trappe pouvant, par exemple, renvoyer au guichet dans la porte facilitant le passage du plateau de nourriture) pour être incluses dans la logique symbolique de la blessure auto-infligée, se chargent d’un sens nouveau : le fait de trancher la peau créerait, au passage, une brèche dans le mur institutionnel afin que la lumière puisse filtrer.
Du côté du corps textuel, la succession de petits traits « ----- » séparant chaque fragment de texte que le sujet nous invite à découper — « Une ligne en pointillé sur la gorge / À DÉCOUPER » (34) — donne à lire la résistance théâtrale de Kane par rapport à un théâtre purement mimétique, au bel animal souhaité par Aristote, qui enfermerait les normes dans un modèle incapable de rendre compte de l’effondrement du sens de ce siècle. Si nous découpons les lignes en pointillé du texte, une certaine pulsion rapsodique, au sens où l’entend Jean-Pierre Sarrazac dans L’avenir du drame, traverserait 4.48 Psychose : « En grec, rhaptein signifie "coudre" » (1999, 27). Selon lui, l’écrivain-rhapsode « assemble ce qu’il a préalablement déchiré et dépièce aussitôt ce qu’il vient de lier » (27). 4.48 Psychose formerait une boucle puisque Kane déchirerait la pièce pour la recoudre, et ce, ad vitam aeternam. En incisant les pointillés au centre des pages, nous défigurerions les feuilles, nous créerions des aspérités que l’on ne retrouve pas habituellement dans un texte de théâtre. Cette défiguration ne ferait pourtant que tracer de manière plus profonde, plus évidente, l’ellipse temporelle suggérée par les traits d’encre. Cette ellipse, à la manière d’une déchirure, détruit toute possibilité de linéarité, d’enchaînement logique entre les micro-actions que constituent les dialogues et monologues, ce qui met en relief une autre forme de lucidité chez Kane. La forme hachurée, syncopée, signale une certaine forme de conscience aigüe par rapport aux processus dynamiques répétitifs qui fondent aussi bien la peur — cyclique chez Kane, nous l’avons vu — que l’Histoire. L’Histoire ne suit pas un ordre préétabli qui mènerait à tout coup à un dénouement. L’Histoire, qu’elle soit individuelle ou collective, ne peut que rejouer sans cesse ses drames, et ce, dans un ordre chaotique. Une dramaturgie informée par les horreurs contemporaines ne peut qu’être monstrueuse par rapport au modèle dominant. Formée de lambeaux (le pièce se divise en vingt-quatre fragments), 4.48 Psychose s’offre au paysage théâtral contemporain à la manière d’une pièce-choc, coup de poing, puisqu’il ne s’agit pas, dans une ère post-traumatique, « au nom d’on ne sait quel modèle "mécaniciste", de déshumaniser le drame mais de produire des œuvres contre nature et de préférer à l’imitation rigide de la belle nature la libre variété des monstres » (Sarrazac, 1999, 44; l’auteur souligne). Dès lors, le refus de l’enfermement traverse le projet théâtral de Kane tout autant du point de vue de la forme que de celui de la fiction. Cette résistance face à l’autorité médicale, à l’autorité théâtrale et à l’annihilation du sujet fait de 4.48 Psychose une pièce-brèche, c’est-à-dire une pièce qui se construit à partir de la brèche, sur son principe paradoxalement salvateur, tout en créant une ouverture, au sens d’une possibilité d’inédit, au sein de la réalité théâtrale et sociale. Voilà l’audace du théâtre kanien.
La réassociation intime du monde et du féminin que Sarah Kane rend possible par la marginalité de son travail dramaturgique aura suffi en soi pour transformer la réalité. Mais en présentant aux spectatrices un univers où un seul corps, une seule psyché, est déchiré par de multiples traumas, elle modifie surtout, spécifiquement, celle des femmes. C’est donc dire que la pièce expérientielle de Kane, en produisant un choc pour les spectatrices, réussit, par le travail de la coupure, à donner à voir et à comprendre la survie que dissimule implicitement le retour du trauma. La mise en scène d’un sujet féminin fragmenté par la souffrance, mais résistant tout de même à sa mise à néant, permet l’authentification ainsi que la validation d’une douleur déclenchée par l’effondrement du sens que les violences sociales, historiques, familiales, institutionnelles ont entraîné. Au final, l’exigence de la vérité de l’entreprise artistique de Kane aura produit une pièce où la symétrie entre la forme et le fond permet de faire advenir sur scène ce visage traumatique jamais réellement rencontré dans la réalité. En tranchant la ligne en pointillé qui borde la folie, en déconstruisant le modèle théâtral, en prenant sur soi les abominations historiques, 4.48 Psychose exhibe de manière brutale et dérangeante une nouvelle manière de concevoir la réalité humaine. La pièce change bel et bien, à chaque lecture, à chaque présentification, la réalité.
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