La vérité, c’est que c’est le lot des femmes. C’est ce qu’on apprend à accepter, comme les menstruations et l’hystérectomie, comme les intuitions et les vertiges — tout ce par quoi nous n’appartenons pas au monde des hommes.
le lot des femmes, lot : portion d’un tout qui se partage au sort (X et Y, XX ou XY et tout ce qui découle de cette désignation aléatoire); un nombre de choses (« j’ai reçu un lot de chiffons »); un lopin de terre […]; le sort d’un individu sur terre; le destin (aussi prévisible que les cinq pommes de terre à peler chaque jour à cinq heures).
Daphne Marlatt, Ana historique1
Lire, même pour la première fois, c’est déjà, c’est toujours relire : écrire, c’est mobiliser les voix, les laisser parler à travers la nôtre, redéployer, refuser, révolutionner ce qui a été dit.
À lire les textes réunis pour le présent numéro de Postures, à parcourir en exploratrice ce « territoire féministe », j’ai entendu, revu l’extrait d’Ana historique cité en épigraphe. Ce livre phare, qui sonde l’histoire et l’étymologie, dénonce l’effacement du féminin et cherche à réinventer autant le passé que l’avenir, à interroger aussi bien les mots que les faits, me semble encore, à la lumière de l’ensemble qui paraît ici, d’une brûlante actualité. Lorsque Daphne Marlatt écrit : « c’est ce qu’on apprend à accepter », il faut lire : « n’acceptons plus rien, mettons-nous à dés-apprendre ». La méditation profonde et amère sur les racines des mots (qui sont aussi les racines du mal), sur l’esclavage mental qu’ils entraînent en créant et en naturalisant certaines associations, va au cœur de la réflexion féministe. Si j’évoque cet exemple, c’est en raison de sa pertinence propre, mais aussi pour inscrire cette petite réflexion dans un contexte beaucoup plus vaste de lecture-écriture sans fin.
De fait, lire, écrire, c’est tirer, puis retisser autrement quelques fils de la brillante tapisserie que forment la vie, les textes et les rencontres dansantes ou grinçantes entre eux. Par où, comment commencer? Pas plus qu’une hirondelle ne fait à elle seule la nouvelle saison, on ne peut évidemment rien conclure de la critique féministe actuelle à la seule lecture de ce numéro de Postures, surtout que, à la différence des livres collectifs ou des actes de colloque, il n’a pas été conçu comme un ensemble unifié. De prime abord, il frappe surtout par son hétérogénéité : diversité nationale des corpus à l’étude (France, Québec, Allemagne, Algérie, Mexique, domaine dit « anglo-saxon »), des moments évoqués (entre le XVIIe et le XXIe siècles) et des genres analysés (fiction littéraire et populaire, autofiction, journalisme, manuels scolaires), sans parler du sexe des signataires des articles (six femmes et quatre hommes). Et pourtant, et pourtant… la tentation est forte de vouloir chercher, dans cet ensemble, quelques réponses brillantes ou, mieux, des questions qui seraient comme des brèches, des pistes.
En réalité, autant que les différences, les convergences sautent aux yeux. Sans surprise, au fond, elles sont doubles : reviennent sans cesse tant la question de la norme — qui entraîne celle de la légitimité et de l’institutionnalisation, mais aussi celle de la binarité des genres — que celle des écarts, à la fois du côté des postures auctoriales et des stratégies textuelles. Comment penser, dès lors, la rencontre de l’individu — une voix, une vie singulières — et du collectif : stéréotypes, prescriptions sociales et textuelles, possibilités et impasses?
Fille de rien. Fille de personne.
Maïssa Bey, citée ici par Mariève Maréchal
Le « monde » des hommes, le « lot » des femmes, bout de chiffon, bout de terre ou sort malheureux. La maison conjugale, une identité figée. Comment déstabiliser ce lopin, cette terre même qu’on a reçue comme unique et contraignant héritage? Comment contrer cette idée reçue selon laquelle les femmes ne peuvent, ne doivent écrire, ou encore selon laquelle ce qu’elles écrivent est marginal, mineur, promis à l’effacement et à l’oubli? De Lafayette et Stern aux manuels d’enseignement contemporains, la question de l’institutionnalisation, de la pérennisation de l’écriture des femmes, demeure entière. Presque tous les textes du numéro soulèvent également la question des stéréotypes de genre, piliers et soubassement idéologique de l’ordre patriarcal aujourd’hui ébranlé, certes, mais nullement disparu. On trouvera ici une ample matière à réflexion sur la marginalisation des créatrices et le sexisme des critiques. Cela dit, parce qu’elles sont plus diversifiées, je m’attarderai davantage aux stratégies de contestation-subversion de la norme que mobilisent les créatrices et créateurs.
De « vraies » femmes, de « vrais » hommes » […]
S’ils cessaient de se sentir si « vrais? », comment seraient-ils?
Nathalie Sarraute, citée ici par Gabriel Laverdière
Multiples sont les modes de résistance, selon les époques et les sensibilités. Du côté d’abord des postures auctoriales, on peut parler du pseudonymat, de l’anonymat et, plus généralement, de tout changement de nom (Lafayette, Stern, Delaume) comme éléments d’une stratégie visant à détourner l’autorité narrative pour l’exploiter à son profit. Certaines, parfois les mêmes, refusent toute identification féminine (Stern, Rachilde, Sarraute) ou encore revendiquent, directement ou indirectement, une autorité qui vient précisément de leur expérience de femme (Bey, peut-être Delaume, les romancières de la bit lit ou littérature vampirique contemporaine).
Pour ce qui est des stratégies textuelles, la gamme des possibles est encore plus vaste. En ce qui concerne les deux auteurs masculins étudiés — et il est heureux qu’on déconstruise aussi les textes des hommes, faute de quoi ils demeurent implicitement neutres et donc universels —, leur posture va de la reconduction des stéréotypes chez Sacher-Masoch à leur contestation radicale chez Enrique Serna. Du côté des femmes, entre autres possibilités, on peut démasculiniser le neutre (Sarraute), investir le masculin de manière à en ouvrir l’accès (Stern), brouiller la frontière entre masculin et féminin (Rachilde, Serna), proposer des valeurs personnelles et sociales bonnes pour les deux sexes (Lafayette), investir un « je » féminin lié à l’empowerment (Delaume) ou encore inscrire résolument un féminin multiple et polyphonique (Bey).
On ne s’étonnera pas — ou on ne devrait pas s’étonner — de voir revenir de manière quasi obsessionnelle, soit dans six textes sur dix, la question de la sexualité comme lieu d’intersection de l’identité, du corps, du désir et de la norme. La représentation des pratiques sexuelles peut aussi bien renforcer le statu quo, malgré une apparente audace (Sacher-Masoch) que contester l’emprise des normes sociales et religieuses (une amusante parenté émerge à cet égard entre les transsexuels d’Enrique Serna et les héroïnes de la bit lit). L’homosexualité et le lesbianisme reviennent comme manières de dé-figer les identités sexuées et sexuelles (Bey, Serna, Sarraute). Point névralgique, contesté, la sexualité trouble et éveille.
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Lire, écrire : au fil des siècles, les hommes ont construit un féminin mythique et social qui légitimait leur propre pouvoir (et faisait, pour diverses raisons, l’affaire de certaines femmes). Or qu’arrive-t-il, hier et aujourd’hui, quand une femme se met à écrire? Une chose est certaine, selon qu’on croit l’auteur homme ou femme, on ne lira pas de la même façon : « l’espace encombré de la signature », pour reprendre la belle expression de Louky Bersianik, est donc un carrefour de significations à ne pas négliger. De manière riche et complexe, l’écriture des femmes, ici, est pensé comme un lieu d’opposition autant que d’affirmation. Mais comment l’aborder, au juste? S’agit-il d’étudier les femmes parce que ce sont des femmes, suivant ce que Lucie Joubert a appelé avec humour un « parti pris chromosomique » (et alors qu’arrive-t-il si, comme dans le cas de madame de Lafayette, on montre un jour qu’elle n’a pas écrit ses livres, ou en tout cas pas seule2)? De se demander comment elles se sont imposées, en tant que femmes ou en se désolidarisant de leurs contemporaines? De construire, une auteure à la fois, un panthéon parallèle fait de femmes d’exception (au risque de laisser intact le stéréotype de leur médiocrité générale)? De s’attarder à l’importance d’un regard de femme, comme dans presque tous les articles qui paraissent ici3? De s’intéresser au rôle actif de la lecture-interprétation dans le (re)déploiement des interrogations féministes? De retenir, plus largement, des questions liées au genre, aux configurations du masculin et du féminin, y compris dans les textes masculins? Toutes ces stratégies, qui se combinent parfois du reste, sont, selon le contexte, opérantes; toutes se déploient dans le présent numéro de Postures, et c’est signe d’éclatement, de foisonnement, de santé.
Saint-Martin, Lori. 2012. « Lire, écrire dans la chambre à échos », Postures, Dossier « En territoire féministe : regards et relectures », n° 15, En ligne < http://revuepostures.com/fr/articles/saint-martin-15 > (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « En territoire féministe : regards et relectures », n° 15, p. 17-20.