L'intérêt de la littérature pour les vampires s'est développé au cours du dix-neuvième siècle, dans la tradition germanique puis la littérature victorienne ; cette dernière voyait notamment dans le personnage du vampire un moyen d'évoquer la sexualité tout en respectant les règles de morale et de bienséance qui régissaient les romans de l'époque. La figure du vampire connaît aujourd'hui un regain d'intérêt marqué, notamment grâce à la « Bit Lit », un courant littéraire qui s'est fortement développé ces dernières années ; plus d'un siècle après Carmilla et Dracula, les romans de Bit Lit connaissent en effet un succès croissant : signalées au grand public par Twilight[1] 1, qui tient un rôle à part dans cette littérature, de nombreuses sagas ont pris de l'importance (on pensera notamment aux Vampire Diaries, à The Southern Vampire Mysteries, à Anita Blake, Vampire Executioner ou encore à The Hollows). Le nom de ce genre littéraire est formé de « bit », venant de l'anglais « bite » (mordre) et « lit » (pour « littérature »), et l'associe à la « chick lit » (cette « littérature pour nénettes » trouvant ses fondations dans Bridget Jones's Diary). Ce courant littéraire, appelé « vampire romance » dans les pays anglo-saxons, participe de plusieurs genres, mais est généralement rattaché à la « fantasy urbaine » ou la « paranormal romance2 ». Ces romans mettent en scène la rencontre d'une héroïne humaine et de la société surnaturelle3 dans un cadre spatio-temporel contemporain, mais modifié par des composantes fantastiques. Ils sont écrits du point de vue de l'héroïne, dans des récits racontés à la première personne ou adoptant une focalisation interne ; leur tonalité souvent humoristique et confidentielle, ainsi que l'importance des préoccupations personnelles (telles que les relations amoureuses, les régimes, la mode...) sans liens avec le fantastique, facilitent l'identification d'un lectorat féminin au personnage principal.
On pourrait croire a priori que la considération première de la Bit Lit est une exploration du soi par opposition aux créatures surnaturelles, cet autre ultime que représentent les monstres, c'est-à-dire une définition de l'humain par rapport au non-humain. Si cette bipolarisation est omniprésente dans ces romans, le choix du surnaturel est pourtant essentiellement un moyen d'interroger, par des procédés de détournements et de déplacements, la notion de féminité. Le vampire y est certes toujours une créature fascinante, dangereuse et mystérieuse, incarnation ambiguë tant d’Éros que de Thanatos. C'est cependant sur les héroïnes que sont désormais centrés les récits, par le biais de la première personne ou de la focalisation interne : le choix d'un point de vue féminin influence alors tant la forme de ces romans que la perception qu'en ont les lectrices, encouragées par diverses stratégies narratives à s'identifier aux héroïnes. Ce changement de perspective constitue la différence essentielle entre la Bit Lit et les autres genres romanesques mettant en scène des vampires ; il est encore peu étudié par la critique littéraire, alors qu'il constitue une des clés de compréhension du genre.
En étudiant les thèmes et les structures de ces romans, on s'aperçoit que, malgré une apparence de grande liberté, ils font en fait appel à des stratégies narratives de détournement et de contournement des normes patriarcales qui rappellent celles des récits féminins plus anciens4, notamment dès lors qu'il est question d'évoquer la féminité. Cette étude cherche à analyser ce paradoxe entre une émancipation apparente de la parole féminine et les ambiguïtés omniprésentes dans son expression. Pour comprendre dans quelle mesure les spécificités de la Bit Lit permettent une exploration différente de la féminité, nous verrons comment le choix d'une héroïne située en marge de la société, entre l'humain et le monstrueux, constitue un déplacement dans un cadre surnaturel des interrogations à propos du rôle de la femme dans notre société ; nous analyserons ensuite l'influence des composantes surnaturelles de ces récits dans le traitement d'interrogations essentiellement féminines telles que la maternité, avant d'étudier l'ambiguïté de la revendication au droit d'une sexualité féminine que semblent promettre ces romans.
Contrairement à Dracula, à Interview With the Vampire ou une grande partie de la fiction mettant en scène des vampires, les romans de Bit Lit sont centrés sur les héroïnes humaines et non sur les vampires :
[C]es monstres qui font saturer la fantasy urbaine ne sont pourtant pas les figures prédominantes des romans qui les mettent en scène, même s’ils sont omniprésents. En effet, le vampire s’est vu détrôné par des Van Helsing en jupons qui, non contentes de le traquer, se sont aussi mis en tête de le séduire. Les tueuses de vampires et autres exécutrices sont devenues, depuis une dizaine d’années, aussi célèbres que leurs proies (Dabat, 2010, p. 9).
Les événements présentés par les romans sont bien perçus par le biais de protagonistes féminines, la plupart du temps des jeunes femmes indépendantes, pleines de charme, d'esprit et d'énergie, dont le point de vue informe les récits. En dépit de leurs qualités, elles se situent à la marge de la société dans laquelle elles vivent, et se définissent dès le départ par une interrogation sur leur rapport à la norme et sur leur place dans la société. Isabella Swan, l'héroïne de Twilight, résume ainsi sa situation :
All the kids here had grown up together – their grandparents had been toddlers together. I would be the new girl from the big city, a curiosity, a freak.
Maybe, if I looked like a girl from Phoenix should, I could work this to my advantage. But physically, I'd never fit in anywhere. I should be tan, sporty, blond – a volleyball player, or a cheerleader, perhaps – all the things that go with living in the valley of the sun.
Instead, I was ivory-skinned, without even the excuse of blue eyes or red hair, despite the constant sunshine (Meyer, 2005, p. 8-9).
La jeune femme se définit elle-même par le terme « freak », s'assimilant au monstre avant même sa rencontre avec le surnaturel, comme si la différence par rapport au groupe était en soi déviance, voire perversion. On pourrait croire que ces interrogations sur sa place et son appartenance sont liées à une angoisse adolescente plus générale, si on ne les retrouvait pas chez la plupart des héroïnes, à des degrés divers. Sookie Stackhouse, l'héroïne de The Southern Vampire Mysteries (la saga romanesque ayant inspiré la série télévisée « True Blood »), est de même en marge de sa communauté : si elle est connue de tous, est employée dans le bar de sa ville et se situe de ce fait au cœur de la vie sociale, elle est considérée comme étrange et tenue à l’écart par les gens, un phénomène qu'analyse ainsi Sabrina Boyer :
If the abject is the place where meaning collapses, then Sookie is that fragmentation within Bon Temps ; the locals have guessed that there is something unique or at least different about Sookie, though they are not willing or able to understand/admit what the difference is. Since she can read minds and disrupts what the people of Bon Temps consider “normal” or even “of God,” then Sookie is a blasphemous representation—particularly since she is a woman—of what humans should not be. Sookie does not fulfill the expectations her gender might indicate, particularly within a Southern small town context (Boyer, 2011, p. 31-32).
Incapables de correspondre aux normes de leur communauté, les héroïnes de Bit Lit éprouvent de la difficulté à trouver leur place, et sont à la recherche de ce que Bridget Jones appelle une « famille urbaine », un groupe capable de les intégrer, et auquel elles auraient le sentiment d'appartenir véritablement. Ceci les prédispose aux rencontres avec le surnaturel, lesquelles leur donnent accès à des groupes qui fonctionnent selon des règles différentes.
Une explication aux difficultés d'intégration des héroïnes de Bit Lit tient au fait qu'elles se situent en fait à la frontière entre les mondes humain et surnaturel : ces romans sont des romans d'initiation, dans lesquels les héroïnes apprennent à reconnaître leur humanité tout en acceptant que celle-ci ne suffit pas à les définir. En effet, à l'exception d'Isabella Swan5, ces héroïnes sont dotées d'aptitudes qui les inscrivent déjà partiellement dans la sphère surnaturelle, et expliquent le malaise de leur propre société humaine. Sookie Stackhouse est télépathe, une capacité qui l'implique dans la société vampirique plus qu'elle ne le souhaiterait au départ, puis l'amène à se demander si elle est véritablement humaine. Anita Blake, héroïne éponyme de la série écrite par Laurell K. Hamilton, est une exécutrice de vampires mandatée par l’État, mais également une réanimatrice de zombies et une nécromancienne. Dans les premiers tomes de la série, elle est considérée comme une humaine ; au fil des récits, cependant, ses liens avec la communauté surnaturelle se renforcent, lui apportant des aptitudes qui la rapprochent dangereusement de la définition d'un vampire. Les divergences entre ces héroïnes et les humains « normaux » qui les entourent sont essentiellement liées à leurs différences mentales et psychiques, et ne se doublent de différences physiques qu'après leur inscription plus marquée dans la sphère surnaturelle. Dans The Hollows, Rachel Morgan appartient dès le départ au surnaturel, car elle est une sorcière ; cependant, dans cette série, les êtres surnaturels (les « Outres », trouvant leur origine dans l’« Outremonde ») sont reconnus et largement intégrés à la société humaine. Son aptitude à la magie ne suffit donc pas à la mettre au ban de la société. En revanche, elle a subi étant enfant une manipulation génétique qui lui permet de maîtriser non seulement la magie de terre et la magie des lignes (les seules magies à la disposition des sorcières), mais également la magie démoniaque : progressivement, les romans s'interrogent sur son humanité tandis qu'elle acquiert des aptitudes qui l'assimilent à un démon. Comme les autres héroïnes, elle est caractérisée par sa situation intermédiaire entre l'humain et le monstrueux et son inscription partielle dans le fantastique. Comme l'explique Veronica Hollinger, la figure du vampire, par sa capacité à déconstruire les frontières6, est la plus à même de canaliser leurs interrogations sur leur position à la frontière entre deux mondes :
[The vampire] is the monster that used to be human ; it is the undead that used to be alive ; it is the monster that looks like us. For this reason, the figure of the vampire always has the potential to jeopardize conventional distinctions between human and monster, between life and death, between ourselves and the other. We look into the mirror it provides and we see a version of ourselves. Or, more accurately, keeping in mind the orthodoxy that vampires cast no mirror reflections, we look into the mirror and see nothing but ourselves (Hollinger, 1997, p. 201 ; l’auteur souligne).
Le choix d'héroïnes en partie surnaturelles facilite encore davantage le phénomène d'identification aux vampires, puisque ces héroïnes se reconnaissent dans ces créatures qui semblent humaines sans l'être réellement.
La figure du vampire est de plus au service du questionnement sur la place des héroïnes dans la société, qui correspond à un besoin de se définir selon l'opposition entre humain et monstrueux dans le cadre du fantastique, mais se double en filigrane d'interrogations plus concrètes, dans lesquelles les lectrices pourront se reconnaître. La Bit Lit, comme je l'ai signalé en introduction, constitue une variation de la chick lit ; plus que sur la relation romantique entre l'héroïne et un vampire, c'est sur la construction de l’héroïne en tant que femme que se concentrent les histoires. Ce déplacement du centre d’intérêt vers le développement personnel de l’héroïne est caractéristique de la chick lit :
In chick texts […] the romantic relationship is often given much less narrative and emotional weight than the heroine's own experiences and her relationships – both platonic and sexual – with other character (Rochelle Mabry, 2006, p. 200).
Dans ces romans, les héroïnes sont partagées par les exigences contradictoires que semble leur imposer la pression sociale : elles essayent de rendre compatibles le succès professionnel et une grande disponibilité pour leur famille, l'ambition et la modestie, une certaine indépendance émotionnelle et la recherche d'un partenaire dans une société où le mariage et la création d'une cellule familiale permettent de valider leur féminité… Le déplacement de ces interrogations dans un cadre surnaturel, de manière analogue aux déplacements opérés par le choix de l'exotisme, permet de verbaliser indirectement le sentiment d'exclusion que peuvent ressentir celles qui ne peuvent pas valider la totalité de ces critères. Les héroïnes de chick lit parviennent avec plus ou moins de succès à jongler avec ce qu'on attend d'elles, les rebondissements des récits étant fonction des changements de leur positionnement par rapport aux exigences de la société. Les héroïnes de Bit Lit sont soumises aux mêmes attentes ; le choix de leur attribuer des caractéristiques surnaturelles peut alors se comprendre comme un moyen de dénoncer la pression qu'elles ressentent : seules des femmes surhumaines seraient capables de répondre à la pression sociale. De plus, le choix des auteurs de leur donner pour compagnon un vampire leur offre un miroir au sein du texte :
If the contemporary, heterosexual woman finds herself flummoxed in the face of all the various roles, often at odds with each other, that she must play — professional, partner, mother, never-aging vixen, moral leader, etc. — then it only makes sense that her fantasized mate must also negotiate a highly convoluted personality. Vampire boyfriends are noteworthy for their extraordinary ability to be all things at once, embodying masculine ideals from multiple classes and eras, for multiple age-groups and subcultures, offering an array of characteristics and abilities from which their human girlfriends (or reader proxies) can choose as they grow and develop themselves (Mukherjea, 2011, p. 11).
L’inscription de l’action dans un cadre non réaliste est un moyen de souligner l'impossibilité pour le lectorat de s'identifier entièrement aux héroïnes et de reproduire leurs actions, dans le domaine du surnaturel évidemment, mais aussi dans ce qui concerne la vie courante.
Les questionnements des héroïnes de Bit Lit sur leur humanité amènent ces dernières, de manière corollaire, à s'interroger sur leur féminité et leur relation au féminisme. En effet, leurs relations aux vampires s'inscrivent souvent dans une dichotomie entre proie et exécutrice, qui fait pendant au choix entre inscription dans un couple et indépendance. Selon Ananya Mukherjea, la relation amoureuse entre vampire et humaine permet à cette dernière d'oublier, temporairement, ce dernier dilemme :
The human girlfriends in the vampire romances at issue here seem to want both the approval and security of performing femininity well and also the augmented independence and options that feminism has brought many people. To have both seamlessly, it seems, it helps to have a supernatural lover, one who is simultaneously very much of the past and of the future, but present in the present (Mukherjea, 2011, p. 4).
Ces interrogations sur le rôle de la femme dans la société se cristallisent en partie dans ces romans à travers la question de la maternité, qui revient dans la plupart des romans de Bit Lit. Les créatures surnaturelles féminines qui entourent les héroïnes sont caractérisées en partie par le fait qu'elles ne peuvent pas enfanter7 : les vampires sont figées en dehors du cycle menstruel, les métamorphes ne peuvent généralement pas mener une grossesse à terme lorsqu'elles sont contraintes de se transformer à la pleine lune… Les héroïnes, même humaines, sont également confrontées aux limites imposées par le surnaturel lorsqu'elles envisagent d'avoir un enfant avec des créatures surnaturelles masculines ; dans les romans de Laurell K. Hamilton, les fœtus engendrés par un vampire8 ou un métamorphe sont susceptibles de présenter le « syndrome de Vlad » ou le « syndrome de Mooglie », et sont alors non viables9. Les narratrices soulignent l’impossibilité pour les héroïnes, même celles qui le pourraient, de mener à terme une grossesse et de donner naissance à un enfant sain. Rachel Morgan, par exemple, ne peut avoir d'enfants sans les mettre en danger ; son explication s'inscrit parfaitement dans l'univers surnaturel du roman :
I think the elves spelled the demons, magically stunting their kids and starting the witches, and when Trent's dad fixed me, he broke the genetic checks and balances they put in to keep the demons from having children. Witches are stunted demons, and now demons can come from witches again. From me (Harrison, 2008, p. 481).
Ses enfants seraient chassés et tués comme le sont les démons, ou kidnappés pour être emmenés comme esclaves dans l'Outremonde. Les composantes surnaturelles du roman justifient ici qu'elle continue à mener une existence indépendante, sans modifier sa façon de vivre, soit celle d'une jeune chasseuse de primes prenant en charge des missions dangereuses et vivant en collocation avec une vampire bisexuelle et une famille de pixies10. Ce phénomène est courant dans la Bit Lit : rares sont les héroïnes qui font directement le lien entre leur mode de vie et l'impossibilité d'avoir des enfants sans attribuer cette dernière aux éléments surnaturels de leur existence.
C'est cependant le cas d'Anita Blake, qui avance une explication sans rapport avec le surnaturel, et envisage les dangers de la grossesse pour elle-même au moins autant que pour le fœtus. Elle considère qu'un enfant représenterait une menace pour la manière dont elle se définit et dont sa vie s'équilibre, et l'explique en ces termes à un de ses amants qui lui propose de l'épouser lorsqu'elle a du retard dans ses règles :
[Y]ou're still trying to take away my life. To take away who I am. […] I may be pregnant and suddenly you want me to marry you, and give up being a federal agent. We aren't even sure there is a baby, and you're already trying to impose your idea of what our life should be on me. […] Do you think just because I have a baby I'll become this other person? (Hamilton, 2006b, p. 158)
De nombreux textes font le choix d'une expression moins directe, et utilisent la métaphore de l'enfant vampire pour traduire ces angoisses. Breaking Dawn, le dernier roman de la tétralogie de Twilight, présente la grossesse de Bella, enceinte à dix-neuf ans d'une créature hybride, mi-humaine mi-vampire. Le fœtus croît à une vitesse anormale, et la jeune femme manque de mourir au cours de sa grossesse : elle ne survit à la naissance qu'en devenant elle-même vampire, c'est-à-dire en renonçant à son humanité. Une fois débarrassée des peurs de la grossesse, l'héroïne connaît avec son enfant une relation de pure félicité ; le fantastique permet ici d'exprimer, à travers la figure du vampire, les craintes d'héberger un autre être, présenté comme un corps étranger, en son sein. Les craintes concernant la maternité ne se limitent cependant pas au temps de la grossesse, et le vampirisme s'applique également à l'expérience de la maternité après la naissance des enfants. Certaines nouvelles du recueil Night Bites, notamment, utilisent le trope du vampire pour traduire la peur d'être absorbée par l'être auquel on a donné la vie. La nouvelle de Susanna J. Sturgis décrit ainsi les sentiments d'une femme qui vient d'apprendre qu'elle est enceinte :
She hated being pregnant. […] Night and day the alien inside her sapped her blood, contorted her body into the cartoonish shape she barely recognized in the mirror. Terry, once born, had been no less voracious (Sturgis, 1996, p. 83).
Bien qu'il inclue le terme « alien », le champ lexical de la nourriture (« sapped », « voracious ») fait bien référence au vampire, dans une nouvelle où le sang est omniprésent11.
Plusieurs psychanalystes occidentaux, dont les idées influencent encore aujourd’hui notre perception, ont analysé le caractère selon eux « non naturel » de la maternité. Cristina Mazzoni reprend notamment les thèses de Cesare Lombroso dans La Donna delinquente, la prostituta e la donna normale lorsqu’elle évoque le traitement de la maternité dans la littérature contemporaine :
Since motherhood is a physiological need, its absence indicates or entails pathology. […] [L]ack of maternal feelings, which impels [some women] to choose their own beauty over the life of their child, associates born criminals and prostitutes with savages and members of earlier, less civilized cultures (Mazzoni, 2002, p. 124-125).
Les femmes refusant d'avoir des enfants étaient autrefois présentées comme monstrueuses, et les romans de Bit Lit semblent offrir une littéralisation parodique de cette idée. Les lectrices peuvent, dans ces textes, s'identifier aux craintes concernant la maternité ressenties par les héroïnes, tout en les attribuant aux composantes vampiriques et surnaturelles des romans. L'utilisation du fantastique permet alors d'éviter, pour les auteures tant que pour les héroïnes ou les lectrices qui s'y identifieraient, un jugement extérieur sur leurs propres choix.
Le traitement de la maternité dans ces romans peut en partie être compris dans le cadre d'une approche de la sexualité féminine qui ne serait plus limitée à la procréation, mais perçue essentiellement du point de vue des désirs et des besoins féminins. Anita Kiernan voit dans le traitement de la sexualité le point de divergence fondamentale entre les romances (par exemples celles proposées par la collection Harlequin) et les romans de chick lit :
Chick lit, as a relatively new form of romance, offers a more sophisticated insight into the lives, loves, and aspirations of the women it speaks for and to : « anticipating pleasure » has largely been superseded by actively seeking and experiencing pleasure. And sex, romance's new variable, has heralded a new phase of women's fiction – one that raises questions about how feminine desire is constructed, articulated, and received in and beyond fiction (Kiernan, 2006, p. 208-209).
La Bit Lit offre un parfait cadre pour l'exploration de la sexualité, car le vampire depuis Dracula est associé étroitement à l'érotisme :
On y conte en effet les exploits d'un vampire apparemment septuagénaire qui pénètre la nuit dans la chambre de jeunes filles innocentes ou de jeunes épouses afin de les séduire et de les conduire à leur perte. Certains passages ont un caractère ouvertement érotique, comme celui où Jonathan Harker rencontre les trois maîtresses de Dracula et semble prêt à succomber aux tentations de la chair, oubliant sa fiancée Mina qui l'attend en Angleterre, ou encore celui où la douce Lucy devenue vampire devient une sorte de monstre lascif qui tente de séduire son fiancé, Arthur Holmwood (Marigny, 1997, p. 24).
Il reste donc généralement l'objet du désir, et est exploré en tant que tel du point de vue de l'héroïne, dans des romans qui marquent la plupart du temps un passage d'une sexualité hésitante à une sexualité parfaitement épanouie. Dans Dead Until Dark, Sookie Stackhouse perd sa virginité dans les bras d'un vampire ; cette rencontre lui ouvre les portes du plaisir qu'elle ne pouvait trouver avec des humains, dans une ville au nom annonciateur de « Bon Temps ». De même, Anita Blake, qui avait renoncé au sexe avant le mariage suite à une expérience malheureuse avec un humain, redécouvre la sexualité d'abord avec un vampire, puis avec un certain nombre d'autres créatures fantastiques. Le changement est tel que les aptitudes vampiriques qu'elle gagne au contact de la société surnaturelle font d'elle une succube, qui doit se nourrir d'énergie sexuelle pour assurer sa propre survie et celle de toutes les personnes avec qui elle a un lien métaphysique : elle qui refusait le sexe sans engagement se voit contrainte par des forces surnaturelles à multiplier ses partenaires pour subvenir à ses besoins vitaux. La sexualité est littéralement présentée comme une force vitale, nécessaire à son bien-être comme à celui de ceux qui l'entourent :
I’d inherited some [vampire] abilities. One of those abilities was the ardeur. It was as if sex were food, and if I didn’t eat enough I got sick. That wasn’t so bad, but I could also hurt anyone that I was metaphysically tied to. Not just hurt, but potentially drain them of life (Hamilton, 2006a, p. 11).
Les héroïnes se voient poussées par des contraintes extérieures à assumer leur sexualité et à admettre des relations en dehors du mariage12 ; l'évolution des romans dans une même saga montre généralement une gêne initiale, que les contraintes surnaturelles poussent les héroïnes à surmonter, laissant graduellement place à une reconnaissance de leur plaisir. Les romans de Bit Lit valident ce choix par un biais inattendu, car les héroïnes sont soutenues tout au long des récits par leur foi. Sookie Stackhouse prie régulièrement et souligne que sa foi n'est pas incompatible avec sa fréquentation de vampires (et sa sexualité) ; Rachel Morgan vit dans une église et est protégée des démons lorsqu'elle se trouve sur un sol sanctifié ; Anita Blake reste protégée de certains pouvoirs vampiriques lorsqu'elle porte une croix. La foi de ces héroïnes est généralement la foi chrétienne13 : il est donc important qu'elles restent protégées par leurs croyances alors même que, selon leur religion, elles vivent dans le péché. Le roman Blue Moon se termine sur un commentaire d'Anita Blake alors qu'elle vient de vaincre un démon grâce à sa foi : « I faced a demon with my faith and prayer. Does that mean God has forgiven my sins? I don't know. If He has forgiven me, He's more generous than I am » (Hamilton, 1998, p.418). Ce commentaire souligne la notion de culpabilité : la distance par rapport à la norme (qui passe tant par la sexualité que par les liens avec le surnaturel) est angoissante car associée à un péché. La protection religieuse à l'œuvre dans ces romans, intervenant hors des institutions, semble fonctionner comme un moyen de déculpabiliser la sexualité, qu'il s'agisse de celle des héroïnes ou de celle des lectrices qui s'identifieraient à elles dans les passages érotiques. La tension entre acceptation par une instance divine et rejet par la société humaine contribue cependant à l'ambiguïté du traitement de la sexualité dans ces romans.
Les romans de Bit Lit sont en permanence chargés d'une certaine tension sexuelle ; il est néanmoins révélateur que les héroïnes choisissent la plupart du temps pour partenaires des créatures surnaturelles. Ceci amène à un traitement particulier de la sexualité : si les scènes érotiques sont nombreuses, les spécificités impliquées par le fantastique les distinguent de la littérature érotique plus traditionnelle. Le passage suivant, dans lequel Rachel Morgan flirte avec un vampire, permet d'analyser ce phénomène :
His teeth were inches from me. My demon scar pulsed and I held my breath. […] I tensed as his lips shifted against my neck […]. Not knowing why I did, I sent my fingers gently through his hair, soothing him as his breath caressed my demon scar into mounting surges demanding to be met. […] I caught a glimpse of tooth, then he was too close to see anything. Not a shimmer of fear struck me as he kissed me again, pushed out by a sudden realization.
He wasn't after blood […] ; Kist wanted sex. And the risk that his desire might turn to blood catapulted me past my sensibilities and into a reckless daring (Harrison, 2005, p. 400-402 ; je souligne).
L'érotisme de la scène est indéniable ; le plaisir de l'héroïne est lié à deux composantes principales : la possibilité d'un glissement du baiser à la morsure traduite par une focalisation sur la bouche du vampire, et l'effet des phéromones vampiriques sur une morsure faite par un démon. La combinaison de ces deux éléments fait graduellement monter la tension sexuelle, et le chapitre finit par l’évocation imagée d'un abandon presque total, alors que les seules zones érogènes mentionnées sont le visage et le creux du dos : « His breath came in strong surges, sending wave after delicious wave through me from his lips alone » (Harrison, 2005, p. 402). L'emploi de la première personne du singulier et la focalisation sur les perceptions de la narratrice facilitent l'identification, alors même que les composantes surnaturelles laissent une liberté à l'imagination du lectorat. Cependant, l'insistance sur des caractéristiques fantastiques, que les lectrices ne trouveront pas dans la vie réelle, semble les protéger d'une identification trop importante : l'appréciation des passages érotiques de ces romans n'implique aucune incidence sur leur sexualité, ce qui les protège de jugements moralisateurs extérieurs. Le fantastique permet en effet un déplacement de l'objet du désir sur un plan non reproductible, donnant ainsi l’occasion de contourner les règles de bienséance religieuses ou morales visant à réguler la sexualité féminine. De plus, en mettant en avant les caractéristiques surnaturelles des amants, les scènes érotiques de ces romans semblent explorer les spécificités de l'acte sexuel avec des créatures fantastiques plutôt que le plaisir féminin : cette stratégie narrative permet de cacher des revendications féministes derrière des considérations en apparence plus littéraires.
La Bit Lit parle de féminité avec une grande liberté : les romans abordent sans gêne les questions d'appartenance, de maternité et de sexualité, qu'il aurait été impensable de voir évoquées par une femme il y a encore peu. La littérature vampirique moderne et l'insertion de composantes fantastiques dans un monde contemporain ouvrent de nouvelles possibilités d'exploration de la société, et du rôle que la femme peut y jouer.
Cependant, l'inscription dans le surnaturel est au cœur même de l'ambiguïté présente dans ces romans : elle permet l'émancipation des héroïnes en leur offrant davantage de pouvoir et d'autonomie, mais son caractère non reproductible dans la réalité permet de jeter un doute sur la possibilité réelle d'une telle libération. La Bit Lit joue de plus sur deux plans de lecture : celui d'une jouissance immédiate de textes parlant d'aventure, de danger et d'érotisme, où la fascination exercée par le vampire joue un rôle essentiel, et celui d'une lecture plus approfondie, cherchant à comprendre la société à travers des phénomènes de transposition et de déplacement. En effet, cette littérature se construit par plusieurs niveaux de compréhension du texte, mettant en parallèle les éléments fantastiques et leurs corollaires dans la réalité : c'est alors aux lecteurs d'interpréter le texte, pour comprendre les interrogations réelles transposées dans ce contexte de fantasy urbaine.
Si les stratégies de contournement des normes patriarcales ne sont plus aujourd'hui une nécessité, ou plutôt, si elles ne sont plus aussi nécessaires aujourd'hui qu'elles ont pu l'être autrefois, elles n'ont toutefois pas perdu leur puissance littéraire. Non seulement la persistance de ces stratégies témoigne de celle des normes, mais elles permettent en sus aujourd'hui d'interroger la notion de féminité. Elles restent cependant un moyen de dénoncer leur persistance, et soulignent le besoin d'interroger la notion de féminité. Les techniques narratives utilisées dans la Bit Lit, en mettant en lumière les exigences paradoxales pesant sur les héroïnes (et sur les femmes en général), appellent les lectrices à créer, en contrepoint, leur propre espace de liberté où le fantastique ne serait plus nécessaire pour les définir.
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