Mais qui est donc la femme ? Qui est probablement,
en ce moment encore, une pure création masculine.
Qui est-elle, quand viendra-t-elle ?
-Marie Uguay
Grand classique de la littérature érotique, La Vénus à la fourrure (1870), de Léopold von Sacher-Masoch, est le témoignage d'un homme dont le plaisir s'épanouit dans la douleur. Le récit prend la forme d'un dialogue entre deux hommes, Séverin von Kumesiemiski, dont le témoignage va constituer l'essentiel du roman, et un narrateur sans nom, qui joue un rôle de répondant, permettant d'introduire l'histoire principale. Au cours d'une visite du narrateur chez Séverin, les deux hommes engagent une discussion autour d'un intrigant tableau représentant une femme habillée de fourrures, avec, à ses pieds, un homme qui ressemble curieusement au maître des lieux. Constatant l'émoi que suscite l’œuvre chez le narrateur, Séverin croit bon de mettre en garde son invité du danger de succomber aux charmes féminins qui conduisent, selon lui, à l’assujettissement de l'homme. Il lui livre alors un manuscrit relatant sa relation avec la femme du tableau, la jeune et belle veuve Wanda von Dunajew. Le narrateur découvre que Séverin s’éprit de Wanda peu de temps après leur rencontre et qu’ils s’engagèrent dans une liaison que la maîtresse souhaitait éphémère. Séverin, qui espérait un rapport plus durable, demanda pourtant Wanda en mariage. Cette dernière déclina. Cet événement donna naissance au fantasme masochiste de l'aristocrate : incapable de renoncer à sa maîtresse, il la supplia de faire de lui son esclave, de porter des fourrures et de le maltraiter. Wanda ne put tout d’abord accepter de lui faire subir un tel supplice, mais peu à peu, Séverin finit par la convaincre. Ils signèrent alors un contrat les liant dans une union légale de maîtresse-esclave. Commence le récit des tortures subies par Séverin, constituant la substance érotique du roman. Le lecteur est témoin de la violente histoire des deux amants qui prend fin lorsque Wanda épouse un autre homme, et laisse Séverin avec un jugement amer sur les femmes. Au fil du texte se dévoile le leitmotiv des rapports de pouvoir entre hommes et femmes. Bien que la majeure partie de La Vénus à la fourrure soit consacrée à mettre en scène les rituels érotiques dans lesquels Séverin est dominé, l’essence du texte dévoile de toutes autres intentions : il est en quête de possession de Wanda. Dans le rapport masochiste, la femme, dépeinte en oppresseur, est celle qui, par l’effet de miroir que représente le rituel, subit la domination. Elle y est privée de son individualité, transfigurée en objet sexuel. Si le roman La Vénus à la fourrure semble être, à première vue, un récit érotique sur le fantasme masochiste, il est pourtant le théâtre d'une véritable guerre des sexes, un jeu de contrôle qui prône l'oppression des femmes.
Selon le psychanalyste Sacha Nacht, le masochisme représente « un véritable besoin, un “appétit” de souffrir […] dans le but d'une satisfaction érotique. » (Nacht, 1965, p. 13) Souvent, c'est à travers la douleur physique, la torture, que le masochiste trouve son plaisir. Mais le désir de souffrir ne s'arrête pas là. Une grande partie de l'expérience de la souffrance masochiste est dans la douleur morale, la souffrance émotionnelle, qui « est recherchée indirectement et inconsciemment. » (Ibid.) Nacht note que :
la recherche de la douleur pure, isolée, est rare sinon exceptionnelle. Dans la plupart des cas, elle vient compléter et achever une mise en scène plus ou moins compliquée, imaginée puis exigée par le masochiste pour se sentir dans une attitude particulière caractéristique par rapport à l'objet sexuel (Nacht, 1965, p. 46).
L’ambiance nécessaire à la naissance du plaisir masochiste s'actualise par divers rituels, au gré des envies du sujet. Les instances de la torture, la douleur physique, s'installent ensuite dans cette ambiance. Pour atteindre la jouissance, la stimulation doit, certes, provenir de stimuli physiques, mais doit s’ajouter le stimulus émotionnel engendré par la planification de l’acte, qui résulte d’un élan actif de la part du dominé. Le masochiste a besoin d’exercer un contrôle sur les scènes érotiques auxquelles il participe même si, mais surtout parce que sa soumission est au cœur de ces dernières. L’atmosphère érotique doit répondre à ses envies car il est celui qui est sujet de la jouissance.
Dans son étude de La Vénus à la fourrure, Gilles Deleuze précise le besoin qu'éprouve le masochiste de se trouver dans une ambiance contrôlée dans le seul but d'en retirer du plaisir : « la dénégation, le suspens, l'attente, le fétichisme et le phantasme, forment la constellation proprement masochiste » (Deleuze, 1967, p. 63). Chaque point revêt un caractère essentiel à l’expérience et c’est à travers ces aspects que le rituel érotique prend forme. Le sujet imagine son idéal, son fantasme, puis le vit. Georges Bataille, quant à lui, trouve que « l'érotisme [...] est […] le déséquilibre dans lequel l'être se met lui même en question, consciemment » (Bataille, 1957, p. 37). Pour ressentir ce déséquilibre, il faut considérer que « l'expérience intérieure de l'érotisme demande à celui qui la fait une sensibilité non moins grande à l'angoisse fondant l’interdit, qu'au désir menant à l'enfreindre » (Bataille, 1957, p. 45). L'interdit est la représentation de la violence qui est suivie du désir de le transgresser. La mort subie, la mort de l'autre, ou ce que Bataille nomme le sacré, sont les exemples par excellence d'interdits à la base de l'érotisme. La mort violente constitue un tabou social et a « un sens double : d'un côté l'horreur nous éloigne, liée à l'attachement qu'inspire la vie ; de l'autre un élément solennel, en même temps terrifiant, nous fascine, qui introduit un trouble souverain » (Bataille, 1957, p. 52). Le masochiste se met en danger pour questionner sa condition mortelle, faire face à l’angoisse dont il tire son plaisir. Le rituel créé incarne cette volonté de transgresser la mort, l’opposition entre fascination et horreur que Bataille décrit. Chaque coup de fouet porte avec lui la possibilité d’être le dernier, parce que le dominant, le bourreau, finira par mettre à mort le dominé. Pour le masochiste, selon Bataille, l’acte est érotique précisément parce qu’il se rapproche de la mort.
Dans La Vénus à la fourrure, le sacré s’incarne dans le féminin. L’érotisme se situe autour de la figure de Wanda mais pas directement sur elle, ce que révèle la présence des peaux. Séverin exige que Wanda revête des fourrures le plus souvent possible. Ces dernières doivent être présentes dans les rituels de torture, clause non négociable du contrat maîtresse-esclave. Dans les descriptions détaillées des fourrures portées par Wanda, nous remarquons l'importance que ces peaux revêtent dans le fantasme de Séverin : « Elle portait sa petite veste d'hermine. Ses cheveux défaits lui faisaient dans le dos comme une crinière de lion » (Sacher-Masoch, 2009 [1870], p. 104). Notre regard se détourne vers la chevelure massive et, du corps de Wanda enveloppé dans une fourrure naît une métaphore animale. Nous ne voyons plus une femme, mais une créature pileuse, une hybride, puissante et impressionnante comme la lionne, mais sournoise comme l'hermine. L'image d'un majestueux, mais pourtant dangereux animal prend le pas sur l’humanité de Wanda. Comme la lionne et l'hermine, Wanda est considérée comme un prédateur qui inspire chez sa proie une peur primaire. La métaphore animale se répète, plus loin, plus explicitement cette fois :
sa gentillesse m'inquiète. Je me sens comme une petite souris prisonnière d'un beau chat qui joue sagement avec elle, prêt à la dévorer à tout moment. Mon cœur de souris bat à tout rompre (Sacher-Masoch, 2009 [1870], p. 122).
Séverin, qui est métaphoriquement la souris, est ici la proie, la victime. De son point de vue, Wanda l'a capturé et l'utilise comme jouet. Cette idée se révèle pourtant contrefaite quand on se rappelle qu'il s'est offert à elle délibérément et avec insistance. Même si cette scène se situe à une époque particulièrement calme et harmonieuse de la relation qui unit les amants, Séverin ne peut s'empêcher d'imaginer la possibilité que, dans le futur, tel un chat, Wanda le griffera, le mangera.
Les métaphores animales expriment la pensée misogyne sous-jacente au récit. En créant un parallèle entre le comportement de Wanda et celui des animaux, l'image des femmes est associée avec le sauvage, voire l'imprévisible. La possibilité de la naissance d'un comportement dangereux, venant de l'imagerie symbolisée par les fourrures, augmente l'angoisse du narrateur et, par le fait même, fait naître le potentiel érotique de la relation. L'angoisse lui est nécessaire pour atteindre la satisfaction, ce que Deleuze note quand il écrit que : « l'angoisse masochiste prend […] la double détermination d'attendre infiniment le plaisir, mais en s'attendant intensément à la douleur » (Deleuze, 1967, p. 63). L’incertitude du moment où surviendra la douleur construit une tension excitante, tension basée sur l'idée de la menace de la mort. Même si Wanda est parfois « un chaton qui veut jouer » (Sacher-Masoch, 2009 [1870], p. 128), le texte sous-entend qu’il faut rester vigilant devant sa nature sauvage. Par exemple, quand Séverin apprécie les formes féminines d’une domestique de Wanda, sa maîtresse enrage : « la Vénus à la fourrure jalouse de son esclave ! Elle s'empare du fouet accroché au mur et me frappe au visage » (Sacher-Masoch, 2009 [1870], p. 159). Sous l'emprise de ses instincts animaux, Wanda est alors décrite comme cruelle et jalouse. Après que Wanda a usé de son fouet, Séverin se retrouve pendant plusieurs jours enfermé dans une cave. Captif, couvert de son propre sang, il prend conscience de la capacité des femmes à la violence. La scène s’entend comme une conséquence fâcheuse que Séverin subit du fait qu'il a baissé sa garde face à Wanda. Ces images animales servent donc d'avertissement contre les charmes dits féminins.
Selon Anne-Marie Dardigna, dans la littérature érotique, très souvent écrite par des hommes pour les hommes, « le lieu privilégié » du rituel « reste, avec une constante étonnante, le corps des femmes, territoire clos et muet subissant l'arbitraire du pouvoir masculin » (Dardigna, 1980, p. 39). En réfléchissant au lien établi entre les femmes et les animaux, Dardigna voit « l'attirance sexuelle vers une femme » comme « l'attirance vers la bestialité » (Dardigna, 1980, p. 125). Dans ce regard, le fantasme de Séverin (dont font parties les fourrures et la cruauté) s'épanouirait en étant projeté sur le corps transfiguré de Wanda, le « lieu privilégié ». La bestialité, comme la mort, relèvent de la transgression bataillenne du tabou social, et Wanda, dépeinte comme un animal, offre la possibilité à Séverin de cette transgression. Bataille écrit que « la femme désirable, donné en premier lieu, serait fade – elle ne provoquerait pas le désir ». La seule façon de susciter l’attirance sexuelle est, selon lui, de révéler indirectement son animalité :
la beauté de la femme désirable annonce ses parties honteuses : justement ses parties pileuses, ses parties animales. […] La beauté négatrice de l'animalité, qui éveille le désir, aboutit dans l'exaspération du désir à l'exaltation des parties animales ! (Bataille, 1957, p. 159)
Le désir que les fourrures suscitent chez Séverin peut aussi être compris dans l’évocation des « parties pileuses. » En tant qu’homme qui se dit « supersensuel » (Sacher-Masoch, 2009 [1870], p. 33), qui possède une nette sensibilité à l'angoisse, Séverin a besoin d’une femme qui incarne la possibilité de sa propre destruction, de sa propre mort dans les mâchoires d'un animal sauvage. Bataille considère que « l'objet angoissant pour l'homme est le cadavre, [...] l'image de son destin » (Bataille, 1957, p. 50). Wanda, portraiturée en bête sauvage qui peut à tout moment le réduire à l’état de cadavre, est donc aussi, pour Séverin, la possibilité de sa mort. Autrement dit, pour éveiller le désir masculin, il faudrait humilier les femmes, les déciviliser, les réduire au statut d’objet, tandis que les hommes atteindraient le plaisir à la hauteur de la civilisation, dans le rituel. Lorsque Séverin désire la féminité de Wanda, il lui crée une apparence qui convient à sa propre expérience érotique. Comme dans la pensée bataillenne, la transgression des tabous sociaux, la bestialité et, finalement, la proximité de la mort exprimée par les métaphores animales, s’insèrent dans l'image manipulée du corps féminin par le fantasme de Séverin. Wanda lui appartient comme outil de sa jouissance : elle devient l'objet au centre du rituel. L'application de cette peau de bête sur le corps-objet de Wanda la définit comme séductrice coquette, mais aussi dangereuse et sauvage.
Comme lieu du rituel érotique, Wanda personnifie la beauté de la mort, la fascination de l'interdit. Le port des fourrures, qui suscitent les métaphores animales, annihile son identité, son corps devient une toile vide sur laquelle Séverin dessine son fantasme. Mireille Dottin-Orsini considère que « le Féminin est pluriel et illusoire » (Dottin-Orsini, 1993, p. 29), contrairement au masculin qui est individuel, et lorsque le rituel érotique s'exprime sur le corps-objet d'une femme, cette dernière perd son identité propre. Elle n'est plus une femme mais devient La Femme, la représentation de toutes les femmes. En effet, si La Femme devient le lieu érotique à profaner, c'est bien en fait tout le genre féminin qui fait l'objet de la transgression, et qui inspire la peur au masochiste. Cette manipulation fige Wanda dans le stéréotype érotique de la femme fatale, destructrice du genre masculin. Pour Dottin-Orsini, dans cette érotisation du féminin, la femme fatale « est bien sûr, avant toutes choses, la femme fatale-à-l'homme, elle incarne le destin de l'humanité masculine sacrifiée sur l'autel de l'Espèce » (Dottin-Orsini, 1993, p. 17).
Figure d'une sexualité puissante, séductrice et sauvage, la femme fatale est l’anéantissement du pouvoir masculin par l’usage des charmes soi-disant proprement féminins. Le premier exemple de la transformation de Wanda en femme fatale est perçu dans le symbolisme polyphonique des fourrures qui, en plus de dévoiler le danger, symbolisent la luxure des parures féminines. La beauté de Wanda est, en réalité, une distraction pour Séverin qui l'éloigne de la perception de la réalité, c’est-à-dire de l'animalité des femmes. Les descriptions des parures fourmillent de détails :
Une nouvelle toilette, fantastique : des bottines en velours violet garnies d'hermine ; une robe taillée dans la même étoffe, relevée et retroussée par les cocardes et d'étroites bandes de fourrures ; une courte veste assortie, très ajustée, bordée et fourrée d'hermine, elle aussi, une haute toque à la Catherine II, ornée d'une aigrette fixée par une agrafe en brillants, et sa chevelure rousse qui lui tombe librement dans le dos (Sacher-Masoch, 2009 [1870], p. 179).
Grâce à elles, Wanda exerce une force d'attraction sur Séverin, telle celle qu’exercent les voix merveilleuses des Sirènes sur les marins dans L'Odyssée. La femme fatale attire l'homme dans le but de le tuer. Elle se retrouve ainsi fétichisée à travers le mensonge qu’est la parure féminine parce que, fondamentalement, « la femme est laide » (Dorttin-Orsini, 1993, p. 65). Dottin-Orsini emploie d’ailleurs le terme fraude : à travers « la parure […] la vilaine avisée devient jolie, » la femme fatale peut alors « duper les hommes » (Dottin-Orsini, 1993, p. 76). Les ornements que Séverin admire le protègent de la vérité du corps féminin, de sa laideur, du danger qu’il représente. Les objets utilisés pour la décoration d'une femme sont eux-mêmes un mensonge : les bijoux représentent « à la fois une métaphore du sexe féminin, la ruine de l'homme, un moyen de séduction et un signe d'esclavage » (Dottin-Orsini, 1993, p. 71). Si l’ornementation est absente, le sujet masochiste se retrouve dans une douleur non-voulue parce que le féminin n'est plus fétichisé, ce qui réduit son contrôle sur la scène érotique. Un matin, Séverin s'occupe de Wanda : il lui prépare son bain. Il admire ses fourrures jusqu'à ce qu'un événement incongru survienne, les fourrures tombent. Séverin s'immobilise alors devant le corps nu :
Elle fit un geste vif et je m'aperçus qu'elle ne portait rien d'autre. Je ne sais pourquoi j'eus terriblement peur, comme le condamné à mort conscient d'aller à l'échafaud mais qui se met à trembler quand il le voit (Sacher-Masoch, 2009 [1870], p. 166).
Ceci évoque un lien direct entre le corps de la femme et la mort violente. Pour Séverin, le sexe dévoilé de Wanda est son échafaud, sa sentence. D'un côté, il s’avoue conscient du pouvoir meurtrier de sa femme fatale. De l’autre, la confrontation directe avec le sexe féminin, sans le rituel, est suffisante pour le faire frémir d’horreur. Deleuze constate que « la contemplation du corps nu d'une femme n'est possible que dans les conditions mystiques » (Deleuze, 1967, p. 21), ce qui nous renvoie à l'interdit, et au rituel bataillien : La Femme personnifie la mort, elle est le sacré à transgresser. Le fantasme prémédité, avec le fouet, les bijoux et les fourrures, est nécessaire pour permettre à Séverin de contempler le corps féminin. Cependant, pour Dardigna :
[les] accessoires habituellement présents sur la scène érotique fonctionnent en objets métonymiques du pouvoir masculin sur le corps des femmes et [...] ils conditionnent à eux seuls les réflexes du « désir » masculin (Dardigna, 1980, p. 132).
Dans la description des accessoires se crée un tableau de la scène imaginée. Sans ces descriptions, la scène ne peut pas être qualifiée d’érotique. Le féminin n'est plus érotisé. Hors du rituel, pas d'érotisme. Autrement dit, le corps d'une femme n’existe que lorsqu'un homme accepte de le voir.
À la fin du récit, le fantasme, l'ensemble de l'image du corps féminin créée par Séverin se manifeste, devient tangible. Trois ans après leur séparation, Séverin reçoit une lettre de Wanda accompagnée du tableau la représentant dans ses fourrures, avec Séverin à ses pieds, dans son rôle d’esclave. Face à l'œuvre, Séverin se croit, enfin, guéri de sa sensibilité pour les charmes féminins. Exhibée dans la demeure de Séverin, la Wanda de ses rêves est figée pour toujours, destinée à son seul regard. Le tableau est, avec la parure et les métaphores animales, la dernière tentative d’objectiver Wanda. Représenté d'une façon matérielle et superficielle, le corps féminin devient une « image sans volume ». Le tableau « idéalise la femme, il la déshumanise, il l'épingle comme un papillon naturalisé » (Dottin-Orsini, 1993, p. 120). L’œuvre d’art tente de capturer la beauté qui, comme le papillon, peut nous échapper si facilement. C'est l'image de la Femme conquise :
À force d'incarner sur la scène érotique les fantasmes de l'Autre, chaque femme disparaît, au terme de sa mise à distance. Tandis qu'éclatent enfin la haine et le refus du sexe féminin, qui est à domestiquer, à mutiler si l'on n'arrive pas à le masquer ou le travestir (Dardigna, 1980, p. 129).
Séverin a tenté de masquer le corps de Wanda avec ses parures, de la transformer en bête, mais c'est avec ce tableau qu'il parvient finalement à la domestiquer. Le roman de Sacher-Masoch révèle donc des tendances antiféministes qui encouragent une pensée recherchant l’oppression du sexe féminin. Lori Saint-Martin souligne que, dans la littérature antiféministe, « chacun des protagonistes passera par […] [l']expérience “libératrice” soit la mise à mort symbolique ou réelle d'une femme » (Saint-Martin, 1997, p. 94). C’est ici la transformation de Wanda en tableau qui représente allégoriquement la mort de la femme fatale. Pour se guérir d’avoir succombé aux charmes féminins qui fondent ses envies masochistes, Séverin doit s'assurer que Wanda est symboliquement morte, qu'il l'a dominée, et c'est en accrochant à son mur, comme un trophée de chasse, un tableau la représentant qu'il y parvient.
Le sort que subit Séverin, les tortures, sont expliqués par la faiblesse engendrée par sa sensibilité au charme des femmes, qui l’a rendu vulnérable, soumis à la « vraie » nature du sexe féminin, le sexe cruel. Cependant, l’histoire de son expérience avec Wanda est encadrée, dans La Vénus à la fourrure, par des appels explicites à la violence envers les femmes. « C'est ainsi qu'on doit dresser les femmes » (Sacher-Masoch, 2009 [1870], p. 10) se justifie Séverin auprès du narrateur. Il fouette sa domestique à la moindre erreur, dans le but, selon lui, de forcer son respect, de la domestiquer comme un animal :
Toute la puissance de la femme repose dans la passion que l'homme peut éprouver pour elle et dont elle sait tirer parti si celui-ci n'y prend pas garde. Il n'a, en effet, le choix qu'entre le rôle de l'esclave et celui du tyran. Qu'il s'abandonne, le joug commencera à peser sur sa tête et il sentira l'approche du fouet. [...] J'ai été sérieusement fouetté et je suis guéri (Sacher-Masoch, 2009 [1870], p. 10).
Les femmes sont dépeintes explicitement comme des êtres dangereux, malins, prêtes à détruire l'homme à tout moment, comme une maladie qui infecte le genre masculin. Mais, afin de comprendre le contexte global du roman, il faut clarifier le noyau de cette haine envers les femmes et repérer ses débuts. En examinant la fin de la relation de Wanda et Séverin nous remarquons que cette rupture est liée au fait que Wanda a trouvé un homme qu'elle souhaitait épouser. En apprenant cette nouvelle, idée inacceptable pour Séverin, il crie à Wanda : « Si tu deviens sa femme, je te tue ! […] Tu es à moi ! Je ne te laisserai pas partir. […] [M]a main droite se referma machinalement le poignard toujours glissé dans ma ceinture » (Sacher-Masoch, 2009 [1870], p. 202). Blessé par ce qu'il vient d'apprendre, Séverin, qui, en théorie, devrait aimer toutes sortes de douleurs, sort de son rôle d'esclave, de dominé, pour la première et seule fois du texte et se montre violent. Bien que Wanda soit présentée au lecteur comme une femme cruelle et dominante, nous voyons ici révélé qu’elle est, en fait, le jouet dans les mains de Séverin et qu'il ne veut pas la partager. En effet, le contrat signé pour concrétiser le jeu masochiste ne servait pas uniquement à créer une relation qui satisferait les désirs sexuels de Séverin. Avant tout, il était utilisé pour conserver un lien insécable entre Séverin et Wanda. Il dit : « Notre contrat devrait stipuler que tu ne m'abandonneras jamais » (Sacher-Masoch, 2009 [1870], p. 64). À travers les paroles de Séverin, une sorte de contrat semblable au contrat de mariage, qui, rappelons-le, lui a été refusé par Wanda, se manifeste. L'auteur se demande : « Mais qu'y a-t-il de plus cruel pour l'amant que l'infidélité de celle qu'il aime ? » (Sacher-Masoch, 2009 [1870], p. 23). La réponse se trouve dans le livre : il n'y a rien de plus cruel, pas même la plus vile torture. En se liant à un autre homme, Wanda exerce l'acte le plus cruel du roman, celui de laisser Séverin seul, de sortir de son rôle d'objet, de propriété sexuelle de son amant. C'est dans cette peur de l’autonomie des femmes que la haine contre elles se fonde, que Séverin s’emploie à limiter sans y parvenir. Le récit prétend que la nature des femmes est dans la brutalité, que l’homme est une victime. Mais comme le note Deleuze :
la femme-bourreau dans le masochisme ne peut pas être sadique, c'est précisément parce qu'elle est dans le masochisme, parce qu'elle est partie intégrante de la situation masochiste, élément réalisé du phantasme masochiste : elle appartient au masochisme (Deleuze, 1967, p. 37).
Au début du récit, Wanda refuse de participer aux fantasmes de Séverin, c'est seulement après d’âpres négociations qu'il réussit à la convaincre, et qu'elle accepte contre son gré : « Wanda […] ne devient sadique qu'à force de ne plus pouvoir tenir le rôle que Séverin lui impose » (Deleuze, 1967, p. 45). En effet, c'est bien Séverin qui, pour vivre son expérience érotique, confère de la cruauté à Wanda lorsqu’il la place dans le rituel, comme objet sexuel, seulement après qu'elle ait repoussé son offre de mariage.
Nous avons montré, à travers les métaphores animales sous-tendues par la présence des fourrures, la construction de Wanda comme femme fatale, sa transformation en objet sexuel et enfin le figement de son image sur un tableau, que la prétendue nature cruelle des femmes n’est, en fait, qu’une construction. En outre, le corps féminin est, pour les hommes, un territoire dangereux, sauvage, un lieu à conquérir. À travers le rituel et le besoin de transgresser le sacré, nous avons vu que le masculin exerce sur le territoire du corps féminin une forme d'impérialisme érotique. C'est lorsque Séverin ne parvient pas à posséder Wanda de manière légale, par la demande en mariage qu'elle rejette, qu'il s’offre comme son esclave, dans le but non avoué de gagner toute son attention. Son désir de souffrance masochiste naît du rejet qu’il subit de la part de Wanda. Séverin s’impose la nécessité de récupérer son honneur blessé par cet échec dans la virilité extrême du rituel, afin de se convaincre que c'est bien lui, en fait, qui se montre puissant. Sa haine manifeste des femmes n’a pas pour origine la nature cruelle des femmes, dont nous avons montré qu’elle n’est au fond qu’une farce amère, mais bien plutôt le fait qu'il n’aura jamais pu satisfaire complètement son besoin de possession de l’objet du désir, Wanda.
Bataille, Georges. 1957. L'érotisme. Paris : Les Éditions de Minuit.
Dardigna, Anne-Marie. 1980. Les châteaux d'éros ou l'infortune du sexe des femmes. Paris : Librairie François Maspero.
Deleuze, Gilles. 1967. Présentation de Sacher-Masoch : le froid et le cruel. Paris : Les Éditions de Minuit.
Dottin-Orsini, Mireille. 1993. Cette femme qu'ils disent fatale. Paris : Grasset et Fasquelle.
Nacht, Sacha. 1965. Le masochisme. Paris : Éditions Payot.
Sacher-Masoch, Leopold von. 2009 [1870]. La Vénus à la fourrure [Venus im pelz]. Traduit de l'allemand par Nicolas Waquet. Paris : Édition Payot et Rivages.
Saint-Martin, Lori. 1997. Contre-Voix : essais de critique au féminin. Montréal : Nuit Blanche Éditeur.
Hamel-Akré, Jessica. 2012. « De l'individu à l'objet : l'impérialisme érotique sur le corps féminin dans La Vénus à la fourrure », Postures, Dossier « En territoire féministe : regards et relectures », n° 15, En ligne < http://revuepostures.com/fr/articles/hamel-hakre-15 > (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « En territoire féministe : regards et relectures », n° 15, p. 143-153.