Une troupe de farfadets
Différents de taille et de forme,
L’un ridicule, l’autre énorme,
S’y démène en diable-cadets;
Ma visière en est fascinée,
Mon ouïe en est subornée,
Ma cervelle en est hors de soi;
Bref, ces fabriqueurs d’impostures
Étalent tout autour de moi
Leurs grimaces et leurs postures.
- Saint-Amant, Le mauvais logement, caprice.
Lorsqu’en 1818, Alexis Vincent Charles Berbiguier1 débute l’écriture de ses mémoires sur ces immondes créatures que sont, selon lui, les farfadets, il souhaite avant tout dénoncer ses persécuteurs, qui le torturent depuis plus de vingt ans. Jusqu’en 1820, il veillera à porter quotidiennement ses mémoires à l’imprimeur, ce qui aboutira à l’impression d’un ouvrage colossal en trois volumes, dans lequel il narre avec une incroyable minutie les tourments infligés par ses bourreaux. Pour Berbiguier, son travail certifie l’existence de ces démons qu’il nomme les « farfadets », sorte d’esprits malfaisants, la plupart du temps invisibles, qui sont à la source de toutes les peines du monde, et plus particulièrement des siennes. Il annonce par ailleurs ce projet de « dénonciation » dès sa préface, dans laquelle il précise que c’est « dans l’intérêt du genre humain qu’[il] agi[t], [qu’il] veu[t] que tous les farfadets soient mis à la raison, et [s]on but sera rempli » (Berbiguier de Terre-Neuve du Thym, 1990, p. 25).
L’époque où Berbiguier compose ses mémoires est propice aux croyances démonologiques, suite à la grande Inquisition et à l’illuminisme du XVIIIe siècle, qui marquent profondément le XIXe siècle à travers, entre autres, un engouement pour l’occultisme. Ce n’est donc guère étonnant que la figure de Satan imprègne Les Farfadets et que la sorcellerie se manifeste dans le récit sous la forme de la persécution. Le XIXe siècle voit également le développement de la psychiatrie, par l’entremise de travaux de grands aliénistes, tels que Henry Ey et Philippe Pinel, dont Berbiguier sera justement le patient. Pinel, que l’auteur considère littéralement comme le « représentant de Satan » dans sa nomenclature des farfadets2, ne réussira guère à le délivrer des supplices des démons invisibles, réels uniquement pour le seul tourmenté. Dans le Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, tout un passage est d’ailleurs consacré à l’auteur des Farfadets, le plus « fameux des monomanes hallucinés3 » (Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, s. 2, t. 9, 1868-1889, p. 158). Tel qu’explicité dans l’article sur la monomanie, le propre du délire monomaniaque consiste principalement en l’attachement à une ou plusieurs idées récurrentes, ou encore à un ou des sentiments dominants, qui deviennent l’axe central de l’existence du malade. Le sujet en vient ainsi à ramener toutes ses pensées à de fausses interprétations, qu’il considère comme véridiques. Pour sa part, Shoshana Felman, spécialiste de la littérature du XIXe et du XXe siècle, précise que « ce qui caractérise la folie, ce n'est pas simplement un aveuglement, mais un aveuglement aveuglé à lui-même, au point de nécessairement comporter une illusion de raison » (Felman, 1978, p. 37). De fait, Berbiguier affirme à moult reprises au cours de ses trois livres qu’il n’est pas fou, que sa « tête est bonne, [s]on corps est sans aucune défectuosité » (Berbiguier de Terre-Neuve du Thym, 1990, p. 63), et que nous n’avons « pas affaire à une tête mal organisée » (ibid., p. 154). Pour la victime des farfadets, ses assertions sont donc cohérentes et structurées, tout comme les propos consignés dans ses mémoires.
Toutefois, l’écriture de Berbiguier possède un style qui n’est pas sans éveiller des soupçons sur la véracité de ses dires, que ce soit par l’usage de certains mots et métaphores, les répétitions et les thématiques récurrentes, qui rendent compte de sa perception singulière du monde. Un examen plus approfondi des traces de la folie dans l’écriture de ce « grand persécuté » apparaît en ce sens intéressant, que ce soit par les motifs des farfadets mêmes, ou encore par son délire mystique, de même que par l’expression constante de son masochisme et de sa toute-puissance.
Pour Berbiguier, qui se nomme lui-même le « Fléau des farfadets » tout au long de son ouvrage, ces génies malfaisants qui le persécutent jour et nuit sont tout ce qu’il y a de plus réel. Mais d’abord, qui sont ces farfadets et de quelle manière tourmentent-ils l’auteur des mémoires ? Berbiguier propose plusieurs définitions de ces disciples de Belzébuth : tantôt de chair, qui prennent la forme de ses fréquentations pour mieux le tromper, tantôt invisibles, ceux-ci venant, la nuit tombée danser, sur son corps. Il écrit ainsi dans son premier livre que les farfadets « jouissent nuitamment des femmes […], commettent envers les hommes le crime de Sodome et Gomorrhe […], se nichent dans les poils […], se métamorphosent en puces, en poux » (ibid., p. 65). Au fur et à mesure que les chapitres se poursuivent, leurs crimes se complexifient, prenant une ampleur de plus en plus démesurée, jusqu’à s’attaquer à l’entourage du persécuté et aux conditions atmosphériques4, qui ne sont régies, selon lui, que par ces démons qui cherchent sans cesse à assouvir leurs cruelles jouissances.
Toutefois, la plupart des crimes imputés aux farfadets se rattachent de près ou de loin à la sexualité, car Berbiguier, obsédé par ses devoirs religieux, possède un rapport au corps des plus ambigus. Dans le cas du « Fléau des farfadets », cette relation est sans contredit défectueuse, son délire s’articulant autour de cet axe central. Le langage employé par Berbiguier est en ce sens le reflet de ce rapport problématique au corps, qui s’exprime par l’entremise de l’écriture. On peut relever, par exemple, l’emploi systématique d’un vocabulaire lié au plaisir et à la jouissance lorsqu’il est question des visites nocturnes de ses persécuteurs, qui cherchent notamment à le transporter dans « un lieu de délices où [il] jouira ad libitum » (ibid., p. 575).
Le chapitre LXXXV du Livre premier est particulièrement intéressant à cet égard, puisqu’il s’agit du seul dans lequel Berbiguier narre une période de sa vie avant qu’il ne soit sous l’emprise des farfadets. En effet, l’enfance de Berbiguier, telle que dépeinte par l’auteur lui-même dans ses mémoires, semble tout droit sortie du Jardin des délices de Bosch. Il est vrai que les premiers instants de son existence sont assez particuliers : aîné de deux enfants, infirme jusqu’à l’âge de neuf ans, il ne commencera à marcher que le jour même du décès de son jeune frère, jusqu’alors le préféré de ses parents. De la mort de son cadet, il ne dira presque rien, sinon que le Seigneur a « fait ce qu[’il] jug[eait] à propos » (ibid., p. 216). Par la suite, le jeune enfant rétabli se faufilera dans la ville à l’insu de ses parents, fort occupés à pleurer son frère, et visitera quelques-uns de ses oncles et un monastère, au centre duquel se trouve un fabuleux jardin. Cette scène, qui consiste en l’un des derniers chapitres du Livre premier, est importante, puisqu’elle permet de saisir plusieurs idées récurrentes chez Berbiguier, notamment le motif du jardin (le jardin d’Éden, le jardin aux Plantes, etc.) et l’importance qu’auront les prêtres et l’un de ses oncles au cours de son existence. Dans ce passage, l’auteur mentionne qu’il est emmené par les religieux en cet endroit paradisiaque, où lui sont offerts des fruits pour son plaisir. Calqué sur la Genèse, ce récit romancé n’est pas sans surprendre, issu d’un des nombreux fantasmes religieux que chérit Berbiguier. Néanmoins, au-delà du motif du péché originel s’exprime ici la concrétisation du désir, constamment réprimé dans le reste de ses mémoires.
Ce refus chez Berbiguier de laisser libre cours à ses penchants n’a rien d’anodin, puisque « l’angoisse comme la jouissance appartiennent à la catégorie du réel, échappent au savoir, échappent au symbolique […] ni l’une ni l’autre ne peuvent se dire […] à la limite, l’une comme l’autre se taisent ou se crient » (Ansermet, Grosrichard et Méla, 1989, p. 99). L’ouvrage de Berbiguier est sans contredit une fastidieuse tentative d’exprimer ce désir, c’est-à-dire l’expression du hurlement d’une pensée qui se refuse à elle-même. En ce sens, le motif des farfadets consisterait en la projection de l’inadmissible pour le délirant et représenterait l’accomplissement d’une volonté niée. Parce que le sujet refuse d’accepter ses propres inclinations, le malade en viendrait à accuser son entourage, en discernant en chacun ce qu’il craint plus que tout en lui-même.
Deux seules figures échappent à la méfiance systématique de Berbiguier pour ses proches (trois en comptant son écureuil domestique, dont il sera question plus loin), soit Dieu et son oncle adoré, qui décède dans des circonstances nébuleuses et dont il sera question de manière récurrente dans les livres suivants. Dans les chapitres XIX et XX du premier livre, l’auteur relate le procès et la mort de son oncle, laquelle ressemble fort à un suicide par empoisonnement. Berbiguier y fait mention de son « inviolable attachement » (Berbiguier de Terre-Neuve du Thym, 1990, p. 88) pour son riche parent, jugé fou par les autres membres de sa famille et dont il devait être le seul héritier. Pourtant, le « Fléau des farfadets » ne cesse de louanger le vertueux vieillard, à qui il porte une adoration excessive qui le poussera même à veiller pendant une journée entière le cercueil ouvert de celui-ci dans le cimetière, avant que la fosse ne soit creusée. Cette relation ambiguë s’observe dans plusieurs passages des mémoires dans lesquels on peut lire, par exemple, que « sa mort fut un coup de foudre pour [lui], comme elle fut une énigme pour le médecin, qui n’a jamais pu en dire la cause » (ibid., p. 371). Outre le choc émotif exprimé ici par Berbiguier, l’emploi de l’expression « coup de foudre » implique une lourde charge, à la fois émotive et amoureuse. Car, pour la victime des farfadets, l’amour ne peut être autrement que sublime, tel que celui qu’il éprouve pour Dieu. Seul son oncle pouvait également se vanter de recevoir de son neveu des louanges semblables. De cette manière, la mort de l’oncle bienfaiteur se place naturellement au début des persécutions de Berbiguier, lesquelles semblent redoubler à la suite de cet événement, dont il ne parvient pas à se consoler. En somme, la disparition de cet être cher marque une transition cruciale chez le sujet, son délire se nourrissant fortement de l’ambivalence des sentiments ressentis à l’égard du mort.
La notion de persécution est présente à chaque page chez Berbiguier, inscrite au centre de ses idées délirantes. D’abord, l’usage même du terme « persécution », que l’on recense un nombre incalculable de fois dans ses mémoires, est révélateur. Issu du latin persecutio (persécution contre les chrétiens), il se rapportait, au Moyen Âge, aux outrages perpétrés envers les croyants, avant de désigner de façon plus large, comme il est d’usage à l’époque de Berbiguier, tout tourment injustement commis à l’égard d’un supplicié. Le choix d’un tel terme n’est pas fortuit, car la victime des farfadets se rapproche ainsi des martyrs chrétiens et met de l’avant sa conscience immaculée, en ne lésinant pas sur les termes vertueux pour se décrire. D’ailleurs, dans son troisième livre, Berbiguier se compare à plusieurs saints, dont Job et Saint-Antoine, qu’il prétend même surpasser par la qualité de ses souffrances5. Il fait ainsi mention de sa disposition pour le bien, de sa vie dépourvue de la moindre souillure et surtout du fait qu’il « souffre cela avec la résignation la plus parfaite, [ne s’]occup[ant] qu’à prier Dieu dans les Églises et à [s]e mortifier par l’abstinence et le jeûne » (ibid., p. 130). Une telle surenchère sur sa propre vertu, plutôt que de convaincre, tend plutôt à produire l’effet contraire, c’est-à-dire à s’interroger sur ce qu’une telle emphase cherche à dissimuler. En lisant plus attentivement les mémoires, nous nous apercevons effectivement que Berbiguier, sous son apparente candeur, est loin d’être aussi vertueux qu’il le prétend et qu’il est constamment tiraillé par sa propre ambivalence entre l’amour et la haine. Il écrit par exemple, en s’adressant à ses lecteurs, « qu’il faut que je vous fasse partager la haine et l’horreur que [les farfadets] m’ont inspirés […] Préparez-vous à éprouver les plus vives sensations en lisant les cruautés dont je veux encore vous rendre compte » (ibid., p. 221). De plus, tandis qu’à certains moments il s’affirme exempt de toutes offenses, à d’autres, il demande pardon au Seigneur pour ses péchés, afin de « s’affranchir des fautes involontaires qu’[il] [puisse] avoir commises » (ibid., p. 101).
Le rapport qu’entretient l’auteur avec Dieu, qu’il affuble le plus souvent de surnoms comme l’« Éternel », le « Tout-Puissant » ou encore le « Très-Haut », est marqué du sceau de l’ambiguïté, notamment sexuelle. Les seuls moments du récit dans lesquels Berbiguier se permet la surabondance de termes à connotation érotique sont ceux où le « Tout-Puissant » est mentionné, particulièrement dans le chapitre VII du Livre premier, qui porte le titre « Apparition de Jésus-Christ », et dans lequel le « Fléau des farfadets » raconte l’un des rares moments de répit octroyé par ses persécuteurs. Dans ce chapitre, il précise que
Pendant trois grandes heures je le contemplais [Jésus-Christ] en me livrant aux réflexions les plus douces et les plus suaves. Je pris la liberté de lui faire entendre ma voix tremblante de plaisir et étouffée par des sanglots d’admiration. Seigneur, lui dis-je, votre présence me fait oublier tous les maux que j’ai soufferts jusqu’à ce moment; qu’il me soit permis de contempler votre majesté divine, de jouir du bonheur de vous voir. (Ibid., p. 72.)
L’emploi d’un tel vocabulaire ne relève en rien du hasard, puisqu’il dévoile, comme de nombreux passages des trois volumes, l’investissement fantasmatique de l’auteur dans ces figures religieuses et le refus de toutes manifestations tangibles du désir. L’auteur, à la manière d’un mystique, déplace ce désir sur des représentations immatérielles. Si l’amour et le désir prennent pour Berbiguier une forme sublimée et invisible, il n’est pas surprenant que la haine, de même que les interdits, en fassent de même. Les farfadets peuvent, dans cette optique, être envisagés en tant que manifestations du violent refus que le sujet porte à ses propres penchants, qu’il considère comme « impurs ». De cette manière, il sera sans cesse question dans son ouvrage, de façon directe ou indirecte, de ce corps meurtri, voire crucifié par ses persécuteurs6.
Dans son ouvrage L’Inconscient et le sacré, Catherine Parat s’intéresse aux rapports entre le délire et la religion, de même qu’aux différentes manifestations du sacré dans le discours. Elle écrit ainsi que l’expérience mystique « crée une brisure du discours, des ruptures, des plans de clivage qui introduisent à des niveaux d'existence psychique qui ne sont plus en continuité » (Parat, 2002, p. 25). Ces différentes brisures dans le langage se retrouvent dans les propos du mystique, qui, à l’instar du « Fléau des farfadets », exprime dans son délire des désirs de transgressions. Ces désirs, parce que non admis, subissent dès lors une forme de travestissement.
En somme, dans un délire comme celui de Berbiguier, le malade projette le plus souvent vers l’extérieur ce qu’il refuse d’accepter en lui-même, dans le cas présent d’avoir manqué aux commandements d’un dieu idéalisé. Par ces manquements, le sujet croit devenir par le fait même un être « abject » tels ces « exécrables farfadets » constamment accusés par Berbiguier. Cette attention que porte le malade aux intentions des autres (chacun des gestes de l’entourage de l’auteur est sans arrêt interprété dans Les Farfadets et perçu comme porteur d’intentions hostiles) aurait donc une fonction principalement défensive. Dans son analyse sur le président Schreber, célèbre délirant mystique, Freud écrit justement que « dans le délire de persécution, la déformation consiste en une transformation d’affect : ce qui aurait dû être éprouvé intérieurement comme de l'amour est perçu de l'extérieur comme de la haine » (Freud, 1995, p. 65). Bref, en soustrayant l’attention de ses désirs véritables pour les diriger vers des entités invisibles, le sujet nie ainsi certains de ses souhaits les plus inadmissibles, qui se rapportent, dans le cas de Berbiguier, à la sexualité et à la mort.
L’agressivité contenue dans le délire de persécution de Berbiguier, qui se traduit par la haine envers les démons tourmenteurs, cache également un fort désir de mort, qui s’exprime à travers l’aspiration au suicide que l’auteur décrit à quelques reprises. Toutefois, comme ce souhait de mettre fin à ses jours est contraire aux préceptes religieux, il en imputera la faute aux farfadets en écrivant, par exemple, qu’ils tentent par tous les moyens de le forcer à se jeter dans la rivière. Cette idée de mort et de suicide reviendra plusieurs fois dans les mémoires, prenant souvent la forme d’insinuations voilées sous des accusations portées contre les persécuteurs tant détestés7. Car Berbiguier ne peut concevoir la haine qu’il ressent envers lui-même, de même que son attrait pour l’autodestruction, particulièrement à la suite de la mort de son oncle. Cette volonté d’anéantissement prend donc, outre la forme extérieure des démons tourmenteurs, celle d’un fort sado-masochisme, qui semble jouer un rôle compensatoire face à la négation de la pulsion d’auto-conservation.
Dans le chapitre V du Livre second, l’auteur résume d’ailleurs très bien son désir véritable en écrivant que
Souffrir ou mourir, c’était la devise de Sainte-Thérèse. Pourquoi ne serait-ce pas la mienne? Je veux être persécuté pour l’amour de mon Dieu; je veux que les farfadets continuent à être mes ennemis acharnés; je veux qu’ils m’empêchent de dormir; je veux… je veux obéir en tout à la volonté de mon Créateur. (Berbiguier de Terre-Neuve du Thym, 1990, p. 232.)
La répétition presque litanique du « je veux » est signifiante, puisqu’elle indique la volonté de souffrir du sujet, qui s’identifie ici à Sainte-Thérèse d’Avila, laquelle expérimenta aussi des apparitions divines. Sans contredit très influencé par sa lecture des mémoires de Sainte-Thérèse, Berbiguier décrira d’ailleurs ses propres expériences mystiques sous une forme proche des extases racontées par la sainte8. De plus, l’usage répétitif du même mot, ou groupe de mots, est souvent révélateur des obsessions du malade, puisque, comme l’explique Juan Rigoli dans Lire le délire, « toute passion s’occupe fortement de son objet, et par conséquent elle se plait souvent à répéter le mot qui en exprime l’idée […] la répétition [étant] propre à exprimer toutes les passions » (Juan Rigoli, 2001, p. 95). Féru de lectures saintes et démonologiques, Berbiguier laisse donc filtrer dans son discours plusieurs de ses influences livresques, la victime des farfadets semblant éprouver quelques difficultés à ne pas spontanément s’identifier aux figures bibliques. Que ce soit par l’intensité de son style ou encore par la lourde charge émotive de son écriture, l’auteur des mémoires rejoint ici la puissance du discours des martyrs et des mystiques, leur extase dirigée vers cette même entité céleste et toute-puissante.
En outre, le masochisme de Berbiguier est clairement exprimé dans la description que fait de lui Lorédan Larchey, lexicographe français, dans son ouvrage biographique intitulé Gens singuliers, lorsqu’il écrit que « c’était quelque chose de singulier […] que de voir Berbiguier s’interrompre, au milieu d'une conversation grave, pour tirer une épingle de son étui, l’approcher doucement de son habillement, et l’y enfoncer en éclatant de rire » (1993, p. 129). En effet, l’auteur des Farfadets conservait toujours sur lui plusieurs aiguilles, l’un des meilleurs moyens, selon lui, pour faire cesser l’action de ses bourreaux lorsqu’ils s’acharnaient à poursuivre leurs attouchements déplacés. Il développe par ailleurs ses propres rituels pour faire cesser leurs actions : par exemple il plonge dans l’huile bouillante des cœurs de bœufs piquetés d’épingles, ou encore il enferme les farfadets dans ce qu’il nomme des « bouteilles-prisons », remplies de tabac et de liquides aromatiques. Berbiguier précise également que
les moyens de consumer les farfadets pour qu’il n’en échappe pas un seul […] c’est de me servir d’une grande cuillère de fer bombée, dans laquelle je mets du soufre et des petits paquets renfermant les farfadets que j’ai pris dans du tabac : je couvre la cuillère et j’y mets le feu; c’est alors que je jouis de les entendre pétiller de rage et de douleur. (1990, p. 535).
Il est intéressant de remarquer dans ce passage l’utilisation de termes liés de près ou de loin à la passion, tels que « consumer », « feu » et « jouir ». La fin de cet extrait témoigne, en outre, du plaisir que ressent Berbiguier à persécuter à son tour ses bourreaux. En ce sens, une autre manifestation de ses penchants destructeurs se retrouve dans l’expression de son sadisme, bien présent, même si dissimulé sous les fards de la candeur.
L’exemple le plus frappant est sans contredit la relation de Berbiguier avec son écureuil domestique, qui répond au nom de Coco et qui devient selon lui la victime des farfadets, qui arrachent d’abord une partie de sa queue. Le petit animal succombe par la suite à ses blessures. Le sadisme réprimé de l’auteur s’exprime ici envers l’écureuil, puisqu’il affirme que ses persécuteurs « le rendaient insupportable, en le faisant sauter en divers sens, monter, descendre le long de [s]es habits, pour [l]e chagriner au point de [l]e faire sortir de [s]on caractère, de [l]e forcer à frapper ce pauvre petit animal » (ibid., p. 326). Cette même cruauté s’observe ainsi aux détours de plusieurs phrases, dans lesquelles l’auteur manifeste, par exemple, sa jouissance à l’idée des supplices éternels subis par les farfadets qui grillent en enfer, de même que sa délectation de l’accomplissement de la vengeance de Dieu envers les infidèles. Dans le chapitre LXXXVI du Livre premier, il explicite ce désir en écrivant que
voilà un farfadet qui a reçu la juste punition de ses forfaits […] il brûle maintenant dans les enfers […] ainsi finiront tous les farfadets. Je ne suis pas méchant mais je jouis en me pénétrant de cette vérité. (Ibid., p. 220.)
L’agressivité sous-jacente au délire de Berbiguier serait en somme l’expression de ce désir de mort que le sujet oriente vers l’autre plutôt que vers lui-même, gardant ainsi intact son propre narcissisme. Le désir de mort est ici intimement lié au motif de la jouissance, qui revient constamment, tel un leitmotiv, dans les mémoires. Le chapitre LVIII du Livre premier est particulièrement évocateur à ce propos, puisque Berbiguier y raconte le mauvais sort que lui a lancé une jeune et jolie demoiselle en lui touchant la cuisse. Après avoir insinué que les persécutions de Berbiguier provenaient de son célibat, la jeune fille, que le narrateur qualifiera très tôt de farfadette, lui effleure le haut de la jambe pour se moquer de lui. Berbiguier ressentit aussitôt une douleur à l’endroit même où les doigts s’étaient posés sur le tissu. Son trouble va ensuite en augmentant, ne se dissipant pas avant plusieurs jours. Le plus étonnant est sans doute que « l’ensorcelé » insistera par la suite pour « la remercier des douleurs qui avaient suivi l’attouchement » (ibid., p. 193). La présence des termes « remercier » et « douleur » de façon aussi rapprochée révèle fort bien la volonté de souffrir du persécuté, qui en vient avec le temps à cultiver, voire à rechercher des tourments. Cette douleur est donc considérée comme une forme de « punition divine », juste et fondée, parce qu’elle vient châtier Berbiguier de s’être adonné, même de manière involontaire, à un acte répréhensible.
En somme, que ce soit dans cet épisode ou encore dans sa relation avec son écureuil domestique, sans oublier les supplices endurés par ses tourmenteurs, Berbiguier fait sans contredit l’éloge de la douleur et du « martyr » dans ses mémoires, tantôt en se faisant lui-même le bourreau, tantôt en subissant avec impuissance et jouissance les foudres de ses tortionnaires. Profondément convaincu du rôle décisif qu’il a à jouer dans cette lutte contre le fléau démoniaque dont il est la victime, l’auteur des Farfadets livre un combat qui prendra à ses yeux une ampleur universelle : ainsi, tous les borgnes qu’il croisait, de même que les boiteux, devenaient des farfadets victimes de ses impitoyables épingles…
Ce n’est à personne de moins qu’aux « princes et souverains des quatre parties du monde » (ibid., p. 24) que Les Farfadets sont dédiés, puisque leur auteur est déterminé à faire connaître à l’univers le fléau dont il est l’innocente victime. La mégalomanie, qui vient souvent de pair avec le délire de persécution, établit ici une relation de compensation chez le sujet, une forme de contrepoids à ses tourments. Berbiguier, pour qui le rapport au corps désirant est problématique, trouve en somme un réconfort dans ce sentiment de « toute-puissance » ressenti envers lui-même et dans ce narcissisme poussé à son paroxysme. Sa mégalomanie est à l’image de son adoration pour Dieu et de sa haine pour les démons; elle se traduit notamment par l’omnipotence totale qu’il leur impute. Les théories de Freud vont aussi en ce sens. Dans son analyse sur Schreber, il écrit que « le délire des grandeurs […] p[eut être] conç[u] comme une surestimation sexuelle du moi propre, le mettant ainsi à côté de la surestimation de l'objet d'amour » (Freud, 1995, p. 63). La mégalomanie se trouve ainsi intimement liée au délire de persécutions dont elle devient en ce sens l’instrument, justifiant les tourments subis par le sujet. De cette manière, les affronts que supporte Berbiguier sont selon lui légitimes : parce qu’il a été choisi par nul autre que Dieu, ces affronts consistent en une sorte d’hommage de sa singularité, de son caractère « d’élu ».
D’ailleurs, la relation du « Fléau des farfadets » à ses bourreaux se modifie au cours de ses mémoires. L’auteur écrit dans le Livre premier qu’il cherche à tout prix à mettre fin à ses tourments, pour en venir graduellement à rechercher leur présence dans le Livre troisième, comme s’il était désormais incapable de se passer de l’attention particulière des farfadets. Les lettres reçues de Lucifer et ses suppôts même, dans le dernier livre, viennent aussi appuyer ce fort désir qu’a Berbiguier de se considérer comme désigné, la horde infernale ne s’acharnant plus que sur sa malheureuse personne9.
En ce sens, les exemples de la mégalomanie de Berbiguier abondent dans Les Farfadets, que ce soit les éloges de son entourage, pour sa piété et son travail, sa surestimation de lui-même par rapport aux savants (qui ne sont, selon lui, que de vulgaires sots), sans oublier cette influence que possèdent les farfadets sur « sa planète » (ibid., p. 208). Car c’est peut-être lorsqu’il est question de la force des « planètes », en référence à l’astrologie, que se révèle le plus dans le langage la folie de Berbiguier. Cependant, l’auteur se « réapproprie » l’astrologie, puisqu’il emploie à ce sujet plusieurs phrases et tournures ampoulées aux significations obscures, telles que « les satellites de Satan » (ibid., p.104), « une planète qui soufflait un vent affreux » (ibid., p. 128), et « mes épingles piquent jour et nuit leurs satellites » (ibid., p. 221). Le délire de Berbiguier est ici perceptible, de même que sa fascination pour ce qui lui paraît « tout-puissant », à l’image d’un dieu idéalisé.
Henry Ey, psychiatre et auteur du Traité des hallucinations, qualifie pour sa part de « psychose délirante fantastique » ce type de désordre psychologique à saveur astrale, qui se caractérise comme une
production délirante à thèmes multiples principalement mégalomaniaques et cosmiques [et] une pensée archaïque, magique ou paralogique indifférente dans l’élaboration de ses conceptions aux valeurs logiques d’une intelligence par ailleurs intacte (Henry Ey, 2004, p. 834).
Les multiples néologismes inventés par Berbiguier, comme « anti-farfadéen » et « diabolico-infernale », achèvent de nourrir cette psychose délirante, qui finit par posséder son propre vocabulaire et ses remèdes spécifiques (les bouteilles-prisons, les épingles, etc.) inventés par le malade. Bref, par ces extravagances qui se détachent du reste du texte, l’auteur exprime malgré lui les fondements d’un « univers » qui lui est parfaitement cohérent, et qui possède à la fois son langage et ses propres efforts thérapeutiques. Dans son ouvrage sur les fous littéraires, André Blavier affirme que pour distinguer l’écrit d’un fou d’entre les autres, « le langage employé est un critère plus sûr [...] ces fous [ayant] toujours trouvé la formule universelle, résolu le problème que personne n'avait jamais pu résoudre, ils ont des solutions pour tout » (2001, p. 31). Le délire de Berbiguier, dans toute sa complexité, rend bien compte de cet énoncé, puisqu’à la source même de l’acte d’écriture se trouve cette volonté de dénoncer un fléau universel et de rendre publics les moyens qu’il a développés pour mettre ses persécuteurs hors d’état de nuire.
Traversées par l’ambivalence de Berbiguier, ces mémoires sont particulièrement denses et complexes, dissimulant sous leurs apparentes dénonciations plusieurs idées obsédantes. Le choix des mots, les répétitions et les nombreux thèmes récurrents viennent appuyer à la fois le délire de persécution de l’auteur, son désir d’autodestruction et sa mégalomanie. Par conséquent, Les Farfadets sont d’une étonnante richesse, tant au point de vue littéraire que clinique, l’auteur transmettant dans cet écrit, souvent malgré lui, plusieurs indices qui permettent de mieux cerner sa folie.
En outre, ses influences livresques sont également perceptibles, que ce soit du côté littéraire, ou encore des lectures théologiques ou démonologiques. Berbiguier écrit justement dans son troisième livre que son ambition est
outre de vaincre [s]es ennemis […] [d’être] assimilé aux Bossuet, aux Massillon et aux Fléchier, qui ont donné leurs œuvres au public pour prouver que les hommes qui ont véritablement de l’esprit ne se sont jamais laissé diriger que par l’esprit du bien (Berbiguier de Terre-Neuve du Thym, 1990, p. 544).
Il fait aussi mention de Rousseau à quelques reprises, notamment dans son Livre second, où il écrit :
Jean-Jacques Rousseau, qui serait le plus grand homme du monde, s’il n’avait pas avancé des principes réprouvés, aurait dû être traité de fou, il était persécuté aussi par des farfadets. La seule différence qu’il existe entre lui et moi, c’est qu’il n’a pas désigné ses persécuteurs par leurs véritables noms, et que j’ai su les signaler par la qualification qui leur est propre (Ibid., p. 298.)
Il est vrai que le discours de Berbiguier n’est parfois pas sans rappeler certains passages des Rêveries du promeneur solitaire, composées près de cinquante ans avant Les Farfadets, dans lesquelles Rousseau accuse ses persécuteurs en écrivant que
Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami de société que moi-même. Le plus sociable et le plus aimant des humains en a été proscrit par un accord unanime. […] Dans tous les raffinements de leur haine, mes persécuteurs en ont omis un que leur animosité leur a fait oublier; c’était d’en graduer si bien les effets qu’ils pussent entretenir et renouveler mes douleurs sans cesse en me portant toujours quelque nouvelle atteinte. (Rousseau, 1972, p. 35-37.)
Bien que les persécuteurs diffèrent, car ils sont clairement identifiés chez Berbiguier, le même modèle persécuteur-persécuté se répète encore ici, semblable au martyr qui s’incline devant les foudres de son Dieu. Le « fléau » devient dès lors justifié, et le sujet en redemande, car celui-ci ne peut que difficilement envisager son existence sans son lot de mises à l’épreuve. En effet, que deviendrait Berbiguier sans ses farfadets?
1868-1889. Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales. Série 2, tome 9. Paris : Masson : P. Asselin : [puis] Asselin et Houzeau, 796 p.
ANSERMET, François, Alain Grosrichard, et Charles Méla. 1989. La Psychose dans le texte. Paris : Navarin, 141 p.
BERBIGUIER DE TERRE-NEUVE DU THYM, Alexis Vincent Charles. 1990. Les Farfadets [1821]. Grenoble : Éditions Jérôme Million, 667 p.
BLAVIER, André. 2001. À propos des fous littéraires. Paris : Éditions des Cendres, 59 p.
CHAMPFLEURY. 1967. Les excentriques [1852]. Genève : Statkine reprints, 346 p.
EY, Henri. 2004. Traité des hallucinations [1973]. Paris, Bibliothèque des introuvables, 1543 p.
FELMAN, Shoshana. 1978. La folie et la chose littéraire. Paris : Seuil, 349 p.
FREUD, Sigmund. 1995. Le président Schreber : remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa (dementia paranoides) [1909]. Paris : Presses universitaires de France, 84 p.
LARCHEY, Lorédan. 1993. Gens singuliers [1867]. Bassac : Plein chant, 212 p.
PARAT, Catherine. 2002. L’inconscient et le sacré. Paris : Presses universitaires de France, 103 p.
RIGOLI, Juan. 2001. Lire le délire : aliénisme, rhétorique et littérature en France au XIXe siècle. Paris : Fayard, 649 p.
ROUSSEAU, Jean-Jacques. 1972. Les rêveries du promeneur solitaire [1782]. Paris : Gallimard, 277 p.
SAINT-AMANT, Marc-Antoine Girard de.1855. Œuvres complètes. Tome 1. Paris : P. Jannet, 479 p.
« Moreau, magicien et sorcier à Paris, représentant de Belzébuth.
Pinel père, médecin de la Salpêtrière, représentant de Satan.
Bonnet, employé à Versailles, représentant d’Eurinome.
Bouge, associé de Nicolas, représentant de Pluton.
Nicolas, médecin à Avignon, représentant de Moloch.
Baptiste Prieur, de Moulins, représentant de Pan.
Prieur aîné, son frère, marchand droguiste, représentant de Lilith.
Etienne Prieur, de Moulins, représentant de Léonard.
Papon Lominy, cousin des Prieur, représentant de Baalberith.
Janneton Lavalette, la Mansotte et la Vandeval, représentant l’archi-diablesse Prosperine, qui a voulu mettre trois diablesses à mes trousses.
Chay, de Carpentras, représentant de Lucifer, qui est le grand justicier de la Cour infernale.
Tous les autres farfadets dont j’aurai occasion de parler dans mon ouvrage, sont les représentants d’Alastor, exécuteur des hautes-œuvres, également attachés à la cour infernale. » (Ibid., p. 64-65.)
Gélinas, Ariane. 2009. « Le "Fléau des farfadets" », Postures, Dossier « Écrire (sur) la marge: folie et littérature », n°11, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/gelinas-11> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Gélinas, Ariane. 2009. « Le "Fléau des farfadets" », Postures, Dossier « Écrire (sur) la marge: folie et littérature », n°11, p. 17-31.