Retrouver son nom

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Par Anonyme1

J’ai longtemps jugé séduisante la théorie de la mort de l’auteur, car elle avait le mérite de son audace. Qu’un critique invite le lecteur aux funérailles de l’auteur, c’était lui offrir l’occasion de rire devant le spectacle morbide d’une entité poussiéreuse qui, jadis, avait eu consistance et se retrouvait, du jour au lendemain, emmaillotée pudiquement du velours d’un cercueil. Si je mentionne le rire du lecteur, c’est qu’il ne faut pas se leurrer. On a répandu à tort et à travers l’illusion d’une entente entre l’auteur et le lecteur quand il est évident que c’est d’une mésentente dont il s’est toujours agi entre eux deux. Le lecteur, à la merci de l’auteur, a caressé depuis des siècles le projet de s’en débarrasser. Après une si longue quête, il m’apparaît naturel qu’il se soit permis un soupir de soulagement suivi d’un soubresaut de jubilation lors de la veillée funèbre. L’ennui, c’est qu’il a, cette fois encore et de manière plus subreptice que jamais, été l’objet d’une odieuse machination.

 

 

Un théoricien se demande si la fiction peut mentir, la fiction ne ment jamais, la fiction ne ment pas. Elle ne peut pas mentir; dire qu’elle ment, ce serait prétendre qu’elle connait la vérité. Ce serait pratique si nous pouvions prendre au pied de la lettre le concept de fiction, lui associer le faux, la fraude, l’infamie. Ce serait pratique de médire sur sa fragilité. Toujours se méfier des mirages, savoir se méfier à tout coup. Ce serait pratique, mais qu’en serait-il alors de l’attente et de l’attraction? De la curiosité, du suspense? De ces paroles restées secrètes depuis les fondations; aucune chose ne sera dite ici qui soit étrange quoique commune; incroyable quoique sûre; élevée bien qu’ordinaire; rien de profitable, rien qui ait de la valeur. Un mathématicien écrit dans son cahier : c’est un destin absolument quelconque d’avoir reçu un monde en partage, et de ne pas en avoir été enrichi. La fiction comme un monde en partage mais qu’on habite secrètement. Nous enrichit-elle, la fiction, si elle ne connaît pas la vérité, si elle la déplace sans cesse, si elle la désamorce? La fiction ne ment pas, mais dans la fiction, c’est une autre histoire.

 

 

L’écrivain longe les rayons de la bibliothèque. Il n’a pas remis les pieds dans cet établissement depuis une vingtaine d’années. Depuis les études. Les lieux n’ont pas été rénovés ni repeints. Aucun réaménagement des espaces; les livres, constate-t-il, se flétrissent dans les étagères fixes, les temps figés. L’écrivain avance les yeux fermés dans la rangée où il sait que se trouvera sa thèse de doctorat, l’une des dernières à avoir été convertie en objet lourd, encombrant, pour aller s’empiler sur d’autres savoirs fabriqués. Robuste ouvrage à la couverture noire, feintise de cuir, sur laquelle n’a jamais été écrit son vrai nom. Le titre de sa thèse minutieusement choisi, moins saisissant aujourd’hui qu’il ne l’était à l’époque, a encore un effet enivrant chez lui lorsqu’il se le rappelle. Trafiquer l’écriture: fictions frauduleuses et supercheries auctoriales. Il n’y a personne qui soit, de toute façon, de plus mauvaise foi que l’auteur, se répète-t-il avec amertume. Il se le répète, se le répète, la mauvaise foi de l’auteur; on ne saurait dire s’il y croit ou s’amuse au sarcasme. Il répète. Jusqu’à ce qu’un lecteur assis au bout de la rangée, d’un doigt levé, lui intime de se taire. 

Je vous enseigne mais je ne suis personne. Sur la porte de mon bureau résistent deux agglutinements de colle rigide où devrait se tenir une plaque de métal gravée à mon nom. On l’a arrachée. Quelqu’un a arraché mon nom. Il n’y a plus de nom sur la porte de mon bureau. Je deviens anonyme. Invisible, incertaine. Mon corps s’efface dans le couloir, et lorsque je m’y engage, je comprends qu’il s’est mué en labyrinthe. Sans fenêtre. Sans issue aucune. Je tourne et tourne et tout se termine devant une porte close que toutes et tous pourraient pousser, mais pour aller nulle part. J’interprète. Entrez, prenez ce qu’il vous faut, citez. Je n’ai plus de nom. Sans guillemets. Je ne suis personne, absolument personne. Je suis le personnage d’un roman qui reste à écrire, et je flotte, aérienne, dispersée sans avoir été, parmi les rêves d’un être qui n’a pas su m’achever. Un poète n’aurait pas dit mieux. Le poète n’aurait rien dit. Il ne parlait pas. Il a laissé à d’autres en lui le soin de parler à sa place. Je vous laisse le soin de vous installer à ma place. Prenez siège. Lisez. Il n’y a rien, de toute façon, en tant que lecteur, que vous ferez mieux que l’auteur. Vous êtes infiniment piégé. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On ne s’étonne pas que la littérature relève de conduites fourbes : de la falsification, de l’imposture, de la supercherie. Nous écrivons pour nous emmêler dans nos contradictions. Nous portons des déguisements. Toujours prêts à craquer des allumettes, dit-on, nous sommes mûrs pour la destruction, et que s’étendent les flammes, et que brûlent les traces de nos délits. Étonnons-nous. Devant l’auteur grimaçant qui s’adonne au spectacle de marionnettes, devant l’auteur qui se cure silencieusement les ongles. Pendant qu’il écrit, toujours occupé à trafiquer quelque chose. Fabriquer des bombes artisanales. Étonnons-nous de sa dextérité, de ses ongles propres, de ses mains faussement douces; étonnons-nous encore un peu de tant de créativité. De ses magouilles badines pour attirer l’attention, de ses dérives mégalomaniaques, de son fétichisme des masques. Dans son atelier de travail, ce sont des masques partout, des masques élevés sur tous les murs. Et quand il termine un livre… un masque de plus collé sur son visage. Ne gâchons pas son plaisir. Il joue à être quelqu’un d’autre. Une enveloppe, une écorce, des écailles. Il n’est peut-être pas trop tard pour changer de peau définitivement, de haut en bas et de long en large.

 

 

On se demande ce que signifie écrire au nom d’un autre, ce que veut dire écrire, est-ce qu’écrire ne se fait pas, en permanence, au nom d’un autre. Si nous nous appelons toutes et tous Erik Satie, dans ce cas nous n’avons pas besoin d’un commun accord sur son nom. Qu’est-ce qu’écrire en son nom? Peut-être accepter de perdre ce nom. Peut-être accepter la défaite contre les pseudos. Je suis! hurlais-je, en me frappant la poitrine. Le seul, l’unique! Je suis le fils de mes œuvres et le père des mêmes! Je suis mon propre fils et mon propre père! Je ne dois rien à personne! Je suis mon propre auteur et j’en suis fier. Je suis authentique! Je ne suis pas un canular! Je ne suis pas pseudo-pseudo : je suis un homme qui souffre et qui écrit pour souffrir davantage et pour donner ensuite encore plus à mon œuvre. On se demande ce que veut dire écrire au nom d’un autre. Sûrement la fuite. À tout prix le vertige. Un moment l’inquiétude. Sans que s’épuisent les tremblements. 

 

L’écrivain est impliqué dans une affaire de plagiat. Une professeure de littérature a décelé dans son dernier roman l’emprunt non déclaré de plus d’une centaine de passages à d’autres auteurs. Elle a signé une préface dans une revue universitaire pour révéler le subterfuge. Depuis, il n’y a pas eu d’autres remous, mais l’écrivain craint que l’affaire aille plus loin, que la professeure relise chacune de ses œuvres et découvre l’ampleur de la fraude. Qu’elle fasse le lien avec sa thèse, déterre l’histoire du pseudonyme, voire pire, déniche la note de bas de page incriminante qui annonçait déjà son projet. À l’époque, son directeur de recherche avait passé sur cette note sans sourciller. L’étudiant s’était félicité d’être un si habile joueur. Artiste arrogant, il traitait les textes comme autant de grains de sable et laissait ses mains souveraines plonger dans la substance pour ériger des châteaux. De la saleté sous les ongles, pourquoi pas? On pouvait jouer éperdument dans le sable et ne rendre de compte à personne. Si l’écrivain revient aujourd’hui sur le lieu de son crime, c’est pour subtiliser son propre ouvrage. Mais il arrive trop tard. Sur l’étagère de la bibliothèque, un interstice entre deux livres lui serre un nœud dans la gorge.  

Je vous lis même si je ne suis personne. Je traque les failles dans vos écrits, mais la plupart m’échappent. Je n’ai pas l’œil si fin que vous croyez. Tenez. Prenez cette thèse sur mon bureau, je la regarde me regarder, je ne l’ouvrirai pas. Je cherchais un ouvrage pour m’appuyer. On m’a demandé d’écrire une préface sur un sujet que je ne connais pas. Je ne sais rien de l’imposture. Je n’ai jamais voulu être quelqu’un d’autre, je me comporte chaque jour comme moi-même. Je n’ai pas cherché à tromper qui que ce soit. Je ne suis personne, absolument personne, et je l’écris sans guillemets pour bien me faire entendre. Parce que les choses se brouillent, tout à coup les hasards me rendent nerveuse, et je ne peux plus lire sans jeter un regard par-dessus mon épaule. J’ai l’impression d’être suivie. Je ne retrouve plus mon chemin, je suis prise ici, éternellement dans ce bureau qui est mon point de départ et mon point d’arrivée. Pour parler d’imposture alors, j’écris de la fiction. C’est pratique, on peut faire ce qu’on veut, pas de règles, la fiction. Elle est libre, ne ment pas. Et si l’on vient te dire que tout cela est faux, n’en crois rien. Mais ne crois pas non plus ce que je te dis, car on ne doit croire à rien. Faute de mieux, j’invente une histoire de plagiat.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y a des règles, désolée, et la fiction n’y échappe pas. Elle a beau dire, réclamer sa liberté, il faut que tout soit motivé. La motivation et la vraisemblance. Il y a des règles, des conventions, un lecteur qui fait le pied de grue, et le narratologue a bien compris tout ça, sauf que l’auteur n’aime pas qu’on lui dicte les lois. L’auteur n’aime rien ni personne, il n’est pas là pour aimer, mais pour disparaître. La question de la métaphore importe aussi. Jusqu’où l’auteur file la métaphore de sa propre disparition? Si j’emprunte le nom d’un autre, si je l’invente, si je voyage en le traînant avec moi, est-ce que je disparais? Quand j’écris au revoir et merci… Si je passe d’un sous-monde à l’autre… Si je cesse tout à coup de disparaître… Est-ce que, paradoxalement, je disparais? Ce n’est pas ce qui compte, paraît-il. Ce qui compte, c’est ce qui arrive à la fin, quand auteur et lecteur en ont assez de se méfier l’un de l’autre. Quand ils s’entendent enfin pour se laisser tranquilles. Lequel des deux a assez de loyauté pour respecter, à la lettre, les clauses de cette entente impossible? 

 

 

Dans le couloir, l’écrivain s’arrête devant la porte de mon bureau. Il voit la plaque qui porte mon nom. Il regarde à droite et à gauche, trafique quelque chose, puis disparaît. 

 

 

Réparer les méfaits

Liste des références et citations empruntées

Ajar, Émile. 1976. Pseudo. Paris : Mercure de France. Extrait cité : « Je suis Émile Ajar! hurlais-je, en me frappant la poitrine. Le seul, l’unique! Je suis le fils de mes œuvres et le père des mêmes! Je suis mon propre fils et mon propre père! Je ne dois rien à personne! Je suis mon propre auteur et j’en suis fier. Je suis authentique! Je ne suis pas un canular! Je ne suis pas pseudo-pseudo : je suis un homme qui souffre et qui écrit pour souffrir davantage et pour donner ensuite encore plus à mon œuvre. » (p. 192-193)

Baroni, Raphaël. 2009. « La fiction peut-elle mentir? » dans L’œuvre du temps. Paris : Seuil : 223-249.

Barthes, Roland. 1984 (1968). « La mort de l’auteur » dans Le bruissement de la langue. Essais critiques IV. Paris : Seuil : 63-69.

Bérard, Cassie. 2018. « Préface. Retrouver son nom » Postures, no. 27 (Hiver) : « Trafiquer l’écriture: fictions frauduleuses et supercheries auctoriales », en ligne.

Booth, Wayne C.. 1961. The Rhetoric of Fiction. Chicago : University of Chicago Press.

Butor, Michel. 1956. L’emploi du temps. Paris : Minuit.

Decout, Maxime. 2015. En toute mauvaise foi. Sur un paradoxe littéraire. Paris : Minuit.

Gary, Romain. 1981. Vie et mort d’Émile Ajar. Paris : Gallimard.

Genette, Gérard. 1968. « Vraisemblance et motivation ». Communications. Dossier « Recherches sémiologiques. Le vraisemblable », vol. 11 : 5-21.

Hébert, Anne. 1982. Les fous de Bassan. Paris : Seuil. Extrait cité : « Il n’est peut-être pas trop tard pour changer de peau définitivement, de haut en bas et de long en large. » (p. 79-80)

Pessoa, Fernando. 1994. « De l’art de bien rêver » dans Je ne suis personne. Une anthologie. Paris : Christian Bourgois éditeur :  Extrait cité : « Et si l’on vient te dire que tout cela est faux, est absurde, n’en crois rien. Mais ne crois pas non plus ce que je te dis, car on ne doit croire à rien. » (p. 56)

Pessoa, Fernando. 1994. « Je ne suis personne » dans Je ne suis personne. Une anthologie. Paris : Christian Bourgois éditeur.  Extrait cité : « Je ne suis personne, absolument personne. […] Je suis le personnage d’un roman qui reste à écrire, et je flotte, aérien[ne], dispersé[e] sans avoir été, parmi les rêves d’un être qui n’a pas su m’achever. » (p. 31)

Roubaud, Jacques. 1991. « Le cahier » dans La pluralité des mondes de Lewis. Paris : Gallimard : 104-109. Extrait cité : « De ces paroles restées secrètes depuis les fondations; aucune chose ne sera dite ici qui soit étrange quoique commune; incroyable quoique sûre; élevée bien qu’ordinaire; rien de profitable, rien qui ait de la valeur. C’est un destin absolument quelconque d’avoir reçu un monde en partage, et de ne pas en avoir été enrichi. » (p.104)

Roubaud, Jacques. 1991. « Partage de monde » dans La pluralité des mondes de Lewis. Paris : Gallimard : 34.

Sarraute, Nathalie. 1963. Les fruits d’or. Paris : Gallimard.

Sartre, Jean-Paul. 2010 (1947). Situations I. Paris : Gallimard, « NRF », nouvelle édition revue et augmentée par Arlette Elkaïm-Sartre.

Vila-Matas, Enrique. 2010. cité dans Nelly Kaprièlian, « Enrique Vila-Matas : la posture de l’imposteur ». Les inrockuptibles.  https://www.lesinrocks.com/2010/03/25/actualite/enrique-vila-matas-la-posture-de-limposteur-1132543/ (page consultée le 8 février 2018). Extrait cité : « Je m’appelle Erik Satie comme tout le monde. »

Pour citer cet article: 

Bérard, Cassie. 2018. « Retrouver son nom ». Postures, no. 27 (Hiver) : Dossier « Trafiquer l'écriture : fictions frauduleuses et supercheries auctoriales ». http://revuepostures.com/fr/articles/berard-27 (Consulté le xx / xx / xxxx).