« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé »; qui ne se rappelle pas ce célèbre vers de « L’Isolement » de Lamartine ? Plus que son poème « Le Lac » (probablement le plus connu de l’auteur des Méditations poétiques), ce vers incarne dans un même élan le meilleur de Lamartine et l’un des plus hauts sommets de toute la poésie romantique. Sans doute fallait-il s’appeler Alphonse de Lamartine, naître avec une sensibilité peu commune, avoir ses entrées libres à l’hôtel des Neuf Sœurs, et recevoir, à égale mesure, une forte part de bonheur et de malheur pour arriver à lithographier cette pure gemme au solide rythme binaire et à la parfaite harmonie vocalique. Naturellement, nous vouons un légitime culte au poète de génie à qui est attribué un tel joyau, et ce, jusqu’au malheureux jour où nous découvrons qu’un siècle auparavant, un obscur poète, Nicolas-Germain Léonard, désespéré de voir son égérie se retirer dans un couvent, avait déjà écrit : « Un seul être me manque et tout est dépeuplé ».
Que l’auteur qui n’a jamais plagié jette la première pierre à Lamartine ! Après tout, n’a-t-il pas lui-même été plagié vers la fin de son siècle par Lautréamont (Étiemble, 1990, 536) ? En effet, les cas de plagiat sont loin d’être choses rares en littérature ; l’histoire de la discipline est constellée d’exemples souvent plus incroyables encore que celui que nous venons d’exposer. Des travaux de Bakhtine sur la dialogie1aux récentes réflexions d’Hélène Maurel-Indart, on ne cesse de nous rappeler que le plagiat est partie intégrante de l’intertextualité. À ce titre, Maurel-Indart observe qu’aujourd’hui,
les études sur l'intertextualité montrent l'œuvre comme un palimpseste où se superposent des textes à l'infini. Le plagiat s'inscrit désormais dans une esthétique de la réécriture et s'affranchit du même coup de toute connotation morale, pour devenir une vraie question littéraire (Maurel-Indart, 2008, 2)
Mais, au fond, qui accepte réellement ce principe ? Pour se convaincre de la légitimité de cette question, il suffit de remarquer la jubilation qui accompagne chaque découverte de la moindre preuve de calque. Jérôme Dupuis (2016) rappelait Archimède sortant du bain et criant « Eurêka ! » le soir où il a démontré que les livres qui ont braqué les projecteurs de l’Élysée sur Étienne Klein sont en fait alourdis de pages empruntées à Einstein et à Gaston Bachelard. Par ailleurs, il est curieux de constater les nombreuses occurrences du verbe « voler » dans la plupart des ouvrages critiques sur le plagiat parus en 2017, par exemple : Machines à voler les mots. Le rôle des technologies et techniques du langage dans la conception et la pratique du plagiat (publié aux Éditions Universitaires de Dijon, sous la direction de Paloma Bravo, Sylvie Laigneau-Fontaire et Giuseppe Sangirardi) ; ou encore l’ouvrage d’Élise Duclos consacré à Orhan Pamuk et la littérature mondiale, où un sous-chapitre est intitulé : « Emprunter, voler, plagier : imitation et création littéraire ».
Curieusement, si la pratique du plagiat est depuis toujours consubstantielle à la littérature, sa condamnation en tant qu’acte nuisible est apparue très tard dans l’Histoire. En effet, si l’on s’intéresse à l’évolution de la littérature française, on s’aperçoit que la perception négative du calque et son interdiction datent de l’arrivée de la bourgeoisie sur la scène politique, au XVIIIe siècle. Depuis lors, il n’y a eu aucun changement dans notre rapport au plagiat. Ce constat justifie ces interrogations : loin des certitudes de Maurel-Indart quant à notre acceptation contemporaine du plagiat en tant que pratique intertextuelle, serions-nous plus que jamais obsédés par l’œuvre « pure » ? Du reste, à cause de notre méconnaissance de la complexité et de la constance de l’acte de plagier dans l’histoire littéraire, allons-nous prochainement chercher à faire tomber de leur piédestal tous ceux qui s’appellent Homère, Shakespeare, Hugo et Goethe ? Quel deviendra le statut des grands auteurs si nous les contraignons aveuglément à faire leur déclaration de fortune en matière d’inspiration ? Nous nous prononcerons sur ces questions après un petit tour d’horizon sur la conceptualisation du plagiat (axé principalement sur les différentes conditions de sa réalisation), ainsi que la réception qui lui a été réservée dans les pratiques de lecture à travers les siècles, de l’Antiquité à nos jours.
Le dictionnaire Le Grand Robert (2003) définit le plagiat comme tout « emprunt littéraire caché ». Compris ainsi, il est synonyme de « calque, copie, larcin, pillage » et est donc marqué d’une forte connotation négative. En effet, le terme latin dont il est issu s’attache d’abord au vol d’êtres humains, comme l’explique Hélène Maurel-Indart :
À Rome, la fameuse loi Fabia de plagiariiss'appliquait en fait à ceux qui, par ruse (plagios), enlevaient des enfants, des hommes libres ou des esclaves, mais non aux voleurs de mots [...]. Martial, le poète romain, fut sans doute le premier à employer ce terme de plagiarius dans un sens métaphorique. Considérant ses vers comme ses propres enfants qu'un certain Fidentinus lui avait dérobés, il traite le voleur de plagiaire. (2008, 3)
Cette conception de l’écrivain comme géniteur biologique d’une œuvre semble un dénominateur commun à tous les auteurs. Par exemple, justifiant devant sa maîtresse Juliette Drouet la dimension autobiographique des Contemplations, Victor Hugo lui écrit : « Ce que nous écrivons est notre propre chair » (Gallo, 2001, 169). Le même Hugo de fondre en larmes lors de la première représentation de sa pièce Hernani, convaincu de trahir ses personnages (il aurait parlé de « parents ») en les livrant aux yeux des méchants (Decaux, 2001, 175).
Par ailleurs, on sait que, très tôt, les hommes ont tenu au respect scrupuleux de leur propriété matérielle. Seulement, s’il est assez aisé de pointer du doigt un espace géographique bien circonscrit pour ensuite s’écrier « ceci m’appartient », qu’en est-il des propriétés intellectuelles ? Quelles démarcations leur tracer ? Quelle ligne rouge faire briller ? Voilà une série de questions que les acteurs du champ littéraire moderne s’est posée avec philosophie, tout au contraire de leurs prédécesseurs du XIXesiècle (c’est-à-dire au moment où la condamnation du plagiat est devenue une mode). On peut lire à ce propos l’avis de Maurel-Indart :
Le plagiat, en dépit de sa connotation péjorative, est loin d'être exclu de toute réflexion sur la création littéraire. Il demeure même un sujet d'interrogation, voire d'obsession chez certains écrivains, et des plus authentiques. On connaît la fameuse déclaration de Giraudoux : « Le plagiat est la base de toutes les littératures, excepté de la première, qui d'ailleurs est inconnue. » […] La littérature est faite d'emprunts, serviles ou créatifs, et à ce titre le rêve d'une originalité absolue est purement illusoire et relève d'une conception idéaliste mais simplificatrice de la littérature. (2008, 1)
En effet, une étude de Gérard Genette a pu montrer qu’aucun texte n’est en soi une réalité autarcique, découverte d’Adam : toute production littéraire se trouverait de ce fait être la somme de mosaïques d’autres productions dont la superposition livre, au final, un vrai palimpseste. Cette symbiose qui régit les œuvres littéraires, Genette l’appelle « intertextualité » : « Je le définis pour ma part », écrit-il, « de manière sans doute restrictive, par une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire […] par la présence effective d’un texte dans un autre. » (1982, 8) Bref, carrefour plutôt qu’itinéraire continu ; tout texte est polyphonique. C’est là une conception que partagent d’autres spécialistes de la question, parmi lesquels Nathalie Piégay-Gros, qui déclare :
Les images de l’intertexte abondent, qui mettent l’accent sur la fragmentation et l’hétérogénéité du texte, mosaïque, maquette ou kaléidoscope…, sur l’emprunt, tacite ou illicite, – l’auteur est comme une abeille qui butine, ou comme le voleur qui commet un larcin –, sur la stratification du texte, constitué de couches superposées. C’est la métaphore emblématique du palimpseste ou encore celle du feuilleté, chère à Barthes. (1996, 4)
Ainsi, le plagiat est désormais partie intégrante du vaste domaine d’étude de l’intertextualité. On verra pourtant que cet accueil démocratique que lui réserve la critique de nos jours n’est pas aussi universel et ne passe pas, non plus, aussi naturellement qu’on pourrait le penser.
En tant que pratique littéraire, le plagiat n’est pas une démarche uniforme. Il en existe divers degrés qu’on pourrait hiérarchiser du « plagiat inconscient » au « plagiat volontaire », en passant par un stade médian que l’on qualifierait d’« accidentel ».Par plagiat inconscient, nous entendons ce phénomène d’innutrition étudié par les théoriciens de la littérature comparée, lequel expliquerait comment un lecteur intègre le lexique, le style et les marques fondamentales d’un écrivain dont il a souvent lu les écrits. Ce lecteur qui a prononcé son magister dixit est ainsi comparable à l’initié qui, obnubilé par le charisme du mystagogue, en suit la trace à l’insu de sa conscience. En un mot, il est sous influence. Ce phénomène, proche de l’imitation, en est pourtant différent :
Le phénomène de l’imitation doit être distingué de l’influence. L’influence est subie de façon plus ou moins consciente : pénétration lente, osmose ou bien visitation, illumination, elle ne présente aucun caractère systématique, au contraire de l’imitation. (Brunel et al., 1983, 58)
Le plagiat accidentel, quant à lui, est celui qui établit, à l’insu des auteurs, un véritable parallélisme entre deux textes malgré la distance (spatiale ou temporelle) les séparant ; on pourrait parler d’écritures télépathiques. Il en est ainsi de Baudelaire, alors qu’il fut accusé d’avoir plagié l’Américain Edgar Allan Poe. La réponse de l’auteur des Fleurs du mal est déroutante : « La première fois que j’ai ouvert un livre de lui, j’ai vu, avec épouvante et ravissement, non seulement des sujets rêvés par moi, mais des phrases pensées par moi, et écrites par lui vingt ans auparavant. » (1864, 386) L’avocat de Charles Baudelaire dut se présenter au barreau de la critique un siècle plus tard avec cette plaidoirie :
Tout texte est un intertexte. D’autres textes sont présents en lui en des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables ; les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante. Tout texte est un tissu nouveau de citations révolues. Passent dans le texte, redistribués en lui, des morceaux de codes, des formules, des modèles rythmiques, des fragments de langages sociaux, etc., car il y a toujours du langage avant le texte et autour de lui. L’intertextualité, condition de tout texte, quel qu’il soit, ne se réduit évidemment pas à un problème de sources et d’influences ; l’intertexte est un champ général de formules anonymes, dont l’origine est rarement repérable, de citations inconscientes ou automatiques, données sans guillemets. (Piégay-Gros, 2002, 11)
Voilà une remarque que confirme Philippe Sellier dans ses travaux sur la mythocritique. Selon lui, cette vaste interconnexion diégétique, qui a pour cadre spatio-temporel le Monde et le Temps, est nécessaire à ce qu’il est convenu d’appeler l’« inconscient collectif ». L’imaginaire collectif serait régi par un même patron de récits se signalant par des invariants pouvant « différer » d’une époque à une autre, d’une culture à une autre, tout en restant essentiellement stable :
L’imagination humaine, tout en les modulant parfois avec une irréductible originalité, crée des groupes d’images qui se retrouvent dans toutes les civilisations. La comparaison entre les récits mythologiques, les œuvres poétiques, les synthèses préscientifiques (cosmologie, alchimie…) […], permet de faire apparaître ces constantes. (1970, 10)
D’où, pour certains, l’impossibilité d’envisager la moindre ligne de démarcation entre littérature et mythe, vases communicants aspirant et expirant une même matière. L’écrivain, de ce point de vue, ne serait donc pas un créateurau sens classique, mais un simple arrangeur de schèmes dont les racines sont à rechercher dans ce no man’s land commun à tous les siècles et à toutes les civilisations. Un tel postulat justifie cette conclusion de Michel Tournier :
La fonction sociale – on pourrait même dire biologique – des écrivains et de tous les artistes créateurs est facile à définir. Leur ambition vise à enrichir ou du moins à modifier ce « bruissement mythologique », ce bain d'images dans lequel vivent leurs contemporains et qui est l'oxygène de l'âme. (1979, 187)
Des auteurs modernes, notamment ceux du groupe de l’Ouvroir de Littérature Potentielle (OULIPO2), ont choisi d’appeler, non sans humour, cette forme de calque accidentel le « plagiat par anticipation ». Pierre Bayard en a donné un bel exemple (tout en théorisant le concept) en montrant le lien ténu entre certaines pages de Fort comme la mort de Maupassant et de À la recherche du temps perdu de Proust, en dépit du siècle les séparant et de la méconnaissance vérifiée de Proust du premier texte :
Le texte de Maupassant, tel que nous le lisons maintenant, n'existerait pas – ou avec cette force renouvelée – sans celui de Proust. À condition de prendre en compte cette évidence que l'histoire des idées modifie notre regard sur les œuvres au point de les différencier d'elles-mêmes, il est possible d'admettre qu'au rebours des apparences c'est bien, en tout cas pour nous aujourd'hui, Maupassant qui plagie Proust (Bayard, 2002, 26).
Ceci dit, le plagiat tel que nous le concevons dans son principe, c’est-à-dire dans son acception moderne, est un acte réfléchi d’un auteur conscient de ce choix et des conséquences qui lui sont relatives. Depuis la généralisation du droit à la propriété privée, ce type de plagiaire est le plus souvent associé à des écrivains confiants quant à leur capacité à brouiller les pistes de leur inspiration, ou trop dédaigneux du pouvoir exégétique de la critique. La meilleure illustration que l’on puisse donner de cela est sans doute le cas de Lautréamont copiant des articles scientifiques pour faire résonner ses Chants de Maldoror. Etiemble peut ainsi bien rire de ceux qui prêtaient au plagiaire un génie rebelle :
Depuis que nous savons que Lautréamont emprunte à Lamartine, plagie dans Maldoror des pages de Buffon […], qu’il a pillé dans l’Encyclopédie d’histoire naturelle du Dr Chenu –, et que les Poésies retournent comme doigts de gants force formules de Vauvenargues, comment ne pas admirer ceux qui, sous prétexte de surréalisme, admirèrent une page de Guéneau de Montbéliard sur le vol des étourneaux ? (1990, 536)
Dans ce cas précis comme dans tout autre, le dévoilement est souvent l’œuvre de l’auteur plagié lui-même ou d’un critique fin connaisseur de l’ouvrage copié : dans tous les cas, il s’agit d’un lecteur saisi du malaise d’un déjà-vu, transporté par un débit vaguement connu, les marques fondamentales d’un style quelque part entrevues ; un « Eurêka! » cherche sa voie. En vérité, on ne peut surprendre un fin plagiaire que si l’on s’est soi-même familiarisé avec le style de l’écrivain plagié. Selon Barthes, le style est ce code génétique fondamentalement personnel, cette carte d’identité qui fait que lire du Breton différera toujours de lire du Soupault, bien qu’une même nuit, animés de la même philosophie et également convaincus – et sans doute usant des mêmes hallucinogènes –, ils aient coécrit leurs Champs magnétiques. Barthes précise :
Sous le nom de style se forme un langage autarcique qui ne plonge que dans la mythologie personnelle et secrète de l’auteur, dans cette hypophysique de la parole, où se forme le premier couple des mots et des choses, où s’installent une fois pour toutes les grands thèmes verbaux de son existence. Quel que soit son raffinement, le style a toujours quelque chose de brut : il est une forme sans destination, il est le produit d’une poussée, non d’une intention, il est comme une dimension verticale de la pensée. Ses références sont au niveau d’une biologie ou d’un passé, non d’une Histoire : il est la « chose » de l’écrivain, sa splendeur et sa prison, il est sa solitude. (1972, 12)
Dans le cadre du plagiat conscient, il faut tout de même signaler un cas particulier, soit celui de la réécriture (ou récriture). Le Grand Robert (2003) définit ainsi le terme : « Action de réécrire (un texte) pour en améliorer la forme ou pour l'adapter à d'autres textes, à certains lecteurs, etc. ». Cette définition présuppose essentiellement l’idée de transformation qu’implique tout projet de réécriture. Pourtant, Maurice Domino aperçoit des spécificités dans le concept car, pour lui, il y a une différence entre la réécriture qui copie textuellement un modèle auquel elle s’aligne et celle qui transcende ce modèle surtout d’un point de vue formel. En somme, il distingue la conformité de la rébellion :
Du copiste, du rewriter on attend la fidélité, au texte premier ou au modèle préexistant, compétence d'écrivant qui relève de la répétition aussi fidèle qu'il est possible : ils figurent ce qui, en réécrire, tend vers l'identité. Reste la réécriture qui modifie, c'est-à-dire, partant aussi d'un texte premier, accepte l'altération et tend vers l'altérité : sans doute peut-elle être correctrice de l'écrit antérieur mais la modification qu'elle propose n'a pas pour effet et pour vertu la fidélité à un déjà-là textuel, mais plutôt son amélioration, sa visée est un texte second « meilleur ». Elle relève de la fonction poétique de Jakobson en ce sens qu'elle est attention portée au message lui-même : sa règle n'est pas conformité au texte premier ou au modèle prescrit par des modèles fixés, mais satisfaction d'une exigence virtuelle, réalisation d'un projet en train de s'élaborer. (Domino, 1987, 2-3)
Cette double posture de la réécriture s’illustre rarement dans un même siècle. En littérature française, par exemple, quand on parle de réécriture, on pense inévitablement à deux périodes : les XVIIeet XXesiècles. Au Grand siècle, la réécriture est conformité au modèle chez Racine quand elle s’en veut un pied-de-nez chez Richer ; au siècle de Giraudoux, la transgression de l’objet « imité » est l’une des rares certitudes de l’époque.
En effet, au siècle de Racine, l’écrivain consacré obéit à l’idéologie d’un art institutionnalisé par une Académie dont les muses ne s’appellent pas Madame de Maintenon ou Anne d’Autriche, mais Clio ou Euterpe (qui, dès l’Antiquité, soufflaient la même dictée dans les oreilles des Euripide, des Virgile et des Plaute) ; c’est l’Imitation des Anciens. Ainsi, on ne cherche pas ce que l’on a déjà trouvé, mais on peut tout de même jouer un rôle dans sa présentation. En somme, cette « imitation n’est pas un esclavage », ainsi que le précise La Fontaine dans l’« Épître à Huet ». Et Boileau qui, dès le seuil de son Art poétique,assume d’avance l’héritage d’une Poétique d’Aristote, ne cesse cependant d’insister sur la nécessité du travail esthétique qui conditionne l’artiste :
Hâtez-vous lentement ; et sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage ;
Polissez-le sans cesse et le repolissez ;
Ajoutez quelquefois, et souvent effacez. (Boileau, 1834, 190)
Par exemple, dans l’Antiquité grecque, la fourmi tançait la paresseuse cigale par cette ferme prose : « Pourquoi n'as-tu pas, toi aussi, amassé des provisions durant l'été ? – Je n'en ai pas eu le temps, répondit la cigale, cet été je musiquais. – Eh bien, après la flûte de l'été, la danse de l'hiver, conclurent les fourmis. » (Esope, 1994, 27) Au Grand siècle, la cigale emprunte toujours, et toujours la fourmi moralise. L’apophtegme est ainsi resté intact à travers les siècles, mais il arrive désormais ainsi enguirlandé dans des rimes et des variations rythmiques dont la valeur esthétique l’emporte le plus souvent sur l’intelligibilité du contenu :
Que faisiez-vous au temps chaud ?
Dit-elle à cette emprunteuse.
– Nuit et jour à tout venant
Je chantais, ne vous déplaise.
– Vous chantiez ? j’en suis fort aise.
Eh bien dansez maintenant. (La Fontaine, 1985, 29)
À côté de cette imitation « sérieuse », politiquement correcte, et unanimement valorisée (en tout cas jusqu’aux premières escarmouches de la Querelle), il y a une autre forme de calque triviale qui correspond mieux à l’idéal de toute réécriture. Il s’agit du travestissement burlesque :
Sa forme canonique est la récriture en octosyllabes et en style vulgaire d’un texte épique, et plus précisément d’un chant de l’Énéide. En 1648, Scarron publie le premier, puis le second livre de son Virgile travesti, en 1649 les livres III et IV. La réussite est foudroyante, et détermine aussitôt une vague d’imitation, ce qui est fort naturel, surtout à une époque où l’on cherche davantage le succès que l’originalité. (Genette, 1982, 78)
Ce type de plagiat est l’un des plus grands pas sur la route de la modernité. Il prélude déjà l’avènement des avant-gardes dont l’explosion n’attendait que la particulière configuration sociopolitique du XXesiècle.
Au XXesiècle, la rhétorique rejoint le panthéon des arts morts comme les langues qui jadis la solennisaient. Giono est peut-être le dernier des Mohicans dans la lignée enterrée des Cicéron. La réécriture n’est plus ici un réflexe d’imitation des Anciens ; elle est plutôt fonction de leur négation. Selon Luc Ferry, c’est cette volonté de singularisation qui caractérise la modernité de l’art :
Alors que chez les Anciens, l’œuvre est conçue comme un microcosme – ce qui autorise à penser qu’il existe hors d’elle, dans le macrocosme, un critère objectif, ou mieux, substantiel, du Beau –, elle ne prend sens chez les Modernes que par référence à la subjectivité, pour devenir chez les Contemporains, expression simple de l’individualité : style absolument singulier qui ne se veut plus en quoi que ce soit miroir du monde, mais création du monde (1990, 19).
Dans cette logique, le retour inédit aux textes antiques qui se note au XXe siècle (à la grande différence des deux siècles précédents) ne s’explique pas par la fascination et le respect qu’a suscités au XVIIesiècle la redécouverte des modèles antiques ; il est dans les termes d’un contrat de toute une génération décidée à briser toutes les idoles. Un chef-d’œuvre de la trempe du Voyage au bout de la nuit peut valser sans l’ombre d’une gêne du langage le plus soutenu d’un Saint-Simon au style néobaroque des rappeurs marseillais. Dès le début du siècle, le mouvement Dada donne le nouveau ton en se révélant une reprise débridée du baroque ; aucune action scandaleuse n’est trop bonne pour l’idéal du mouvement : expressions primitives, ruptures syntaxiques, comparaisons inattendues, verdeur du langage laissant une large place à l’argot, collages où surnagent l’incohérence et la provocation, etc. Le maître mot du groupe est le nihilisme : on peut facilement remarquer dans leur manifeste les multiples occurrences des termes « abolition » et « négation ». Le surréalisme, malgré le souverain mépris d’un Breton souvent affiché à l’endroit des « enfantillages » de Dada, reste généralement fidèle aux impératifs de ce nouvel art poétique. Mis à part l’écriture automatique et le cadavre exquis, les auteurs surréalistes recourent souvent aux collages qui dressent sur un même tableau les extraits de diverses œuvres, donnés sans souci de hiérarchisation ni de préférence : une tirade de Molière peut y côtoyer un extrait du journal le plus vulgaire, n’en déplaise à l’indignation de Nathalie Piégay-Gros (2002) et aux remontrances de Luc Ferry (1990).
En somme, la réécriture vise beaucoup moins des considérations esthétiques que l’intentionnalité qui préside au choix du sujet des œuvres. On se rappelle le mot d’Anouilh, sommé de s’expliquer à propos de sa reprise d’Antigone :
L’Antigone de Sophocle, lue et relue, et que je connaissais par cœur depuis toujours, a été un choc soudain pour moi pendant la guerre, le jour des petites affiches rouges. Je l’ai réécrite à ma façon, avec la résonance de la tragédie que nous étions alors en train de vivre (Comminges, 1977, 77).
Par ce panorama, nous avons voulu rappeler que le plagiat n’est pas cette entité homogène à laquelle pourrait faire penser le singulier du nom. On aura sans doute noté, par ailleurs, qu’on n’en a pas toujours et partout eu la même conception. Il nous faut maintenant étudier de façon plus approfondie la réception qui lui a été réservée tout au long de l’histoire littéraire.
Une fausse rétrospective pourrait aujourd’hui faire croire que la péjoration qui pèse sur la notion de plagiat est aussi vieille que la pratique elle-même. Par contre, Hélène Maurel-Indart (2003) a montré que de l’Antiquité au Moyen Âge, aucune loi répressive n’existait contre la pratique. Il semblerait même qu’à l’époque médiévale, le plagiat – conçu alors comme facteur d’enrichissement du patrimoine littéraire – ait bénéficié d’un accueil plutôt favorable, comme le laissent sous-entendre ces propos de Christian Vandendorpe :
Le Moyen Âge hérite de [l’]esthétique de l'imitation et l'adapte à une culture orale. On considère alors que les œuvres antérieures sont à la disposition de qui veut s'en emparer et les augmenter. Un auteur n'hésite pas à reprendre une œuvre existante et à lui donner de l'expansion, à broder sur le thème, ajoutant au corpus une version qui pourra, à son tour, être augmentée par un autre. (1992, 5)
Ceci dit, les auteurs plagiés ont longtemps eu recours à d’autres moyens de défense, parmi lesquels la satire de leurs plagiaires. De façon générale, l’interdiction systématique de la copie illégale est une idée assez moderne, datant de la fin du XVIIIesiècle. Situation qui se comprend lorsqu’on se souvient que toute littérature écrite est précédée d’une culture orale avec pour tout auteur la collectivité hôte. Prenons l’exemple des sociétés où l’oralité est encore dominante en matière de littérature. On se rappelle que Senghor, sommé de s’expliquer sur les sources de son souffle poétique surchargé de relents de syncrétisme religieux, avouera son rôle de simple traducteur : « Puisqu’il faut m’expliquer sur mes poèmes », écrit-il, « je confesserai encore que presque tous les êtres et choses qu’ils évoquent sont de mon canton […]. Il m’a donc suffi de nommer les choses…» (1974, VIII)
En effet, en Afrique traditionnelle, un titre comme Les Contes d’Amadou Coumba3, en dehors d’une volonté d’annoncer ses couleurs dès le seuil, comporte un complément du nom abusif, voire tyrannique quand on sait que l’avènement d’un art individuel (caractérisé notamment par une identité auctoriale clairement définie par l’insertion d’un nom et d’un nom propre) coïncide avec les premières écoles occidentales dans le continent noir, en tête desquelles trône l’école normale William Ponty. Pour ne mentionner que l’art théâtral,
cette école qui avait pour mission de former les auxiliaires africains dont l’administration coloniale française éprouvait le besoin, a constitué en effet, sous l’impulsion de son directeur Charles Béart, un véritable laboratoire où s’élaborait une nouvelle esthétique dramatique. […] En introduisant le décor, la mise en scène, l’espace clos de la scène à l’italienne et en instituant la représentation payante, [ce théâtre] a opéré une rupture grave au niveau du public. (Chevrier, 1984, 156)
Aussi faudrait-il voir que « Amadou Coumba » est une fabrication de l’écrivain Birago Diop, en ce sens que le vieux griot qui, du souffle de sa bouche (oris), tous les soirs, fait resurgir l’antique Ndoubélane (la cité des animaux de la savane) à l’instar des troubadours d’antan, se sait élément indivis d’une symbiose dont la permanence requiert toute la force de la participation collective. Parlant du rapport entre littérature africaine et littérature occidentale, il faut toujours garder à l’esprit cette remarque d’un comparatiste :
À la différence de certaines vedettes qui réalisent un de ces one man show dont l’Europe et les États-Unis sont friands, le conteur africain n’est jamais séparé des spectateurs par l’espace artificiel de la scène, et à la vérité, il n’y a pas d’un côté un acteur et de l’autre des spectateurs, mais seulement une assemblée d’hommes, de femmes et d’enfants réunis autour d’un grand diseur dont la fonction est d’exprimer et de maintenir intactes, par la participation active de tout l’auditoire à son récit, les valeurs poétiques du sacré qui cimentent la « cité » africaine traditionnelle. (Chevrier, 1984, 156)
On comprend dès lors pourquoi le phénomène du plagiat n’a été envisagé en Afrique noire qu’au jour de la rencontre du continent avec le capitalisme, c’est-à-dire après l’installation des colons européens au XIXe siècle. On peut voir, d’ailleurs, dans la même lignée et sur une plus large échelle, que le plagiat est un concept creux partout où la fonction d’auteur est privée de l’autorité relative. On se souviendra de l’anonymat qui a accompagné Tristan et Yseut ou Le Roman de Renart à une époque où il était vertu de se soustraire ascétiquement aux sirènes de la gloire. On pense tout aussi bien, sans doute, au siècle de Louis XIV où l’imitation des Anciens est un des éléments par essence de l’idéal classique. On se souvient de la célèbre boutade de La Bruyère, qui résume exactement cet état d’esprit : « Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent. Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et le meilleur est enlevé ; l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes» (La Bruyère, 2013, 79). Aussi, le lecteur des Fables d’Ésope méconnaissant un tel credo pourrait très vite crier haro en lisant La Fontaine. Il en serait de même de quiconque découvrirait comment La Marmite de Plaute accouche de L’Avare,et voudrait pour cette raison jeter la pierre à l’auteur de Tartuffe. Heureusement, un spécialiste du siècle qui connaît bien le grand dramaturge lui mettrait bientôt un salutaire bémol :
À l’époque de Molière comme celle de Plaute il était de Tradition – et tout à fait avouable – d’emprunter à des œuvres antérieures sujet, arguments voire de s’inspirer de scènes entières. Molière ne s’en est pas privé, qui avait un grand savoir-faire dans la manière d’accommoder, entre autres, les textes des Anciens, mais aussi ceux de ses contemporains. Tout est dans « l’art et la manière », et dans un temps où le droit d’auteur n’existe pas, on ne parle pas de plagiat. (Lassalle, 1993, 7-8)
Cependant, comme si le champ littéraire pressentait 1789, la Révolution se fit, en matière de respect de la propriété littéraire, bien avant l’ébranlement de la sphère politique. Progressivement, un vent de gêne commence à souffler sur l’acte de plagiat. La Bruyère s’était déjà attaqué au principe dans son chapitre intitulé « Des ouvrages de l’esprit ». Le siècle des Lumières se fera plus radical dans la proscription de la copie.
Ce bouleversement peut sans doute être mis en corrélation avec l’affirmation, sur la scène européenne, d’une bourgeoisie dont l’idéal repose tout entier sur l’obsession de la propriété privée. N’oublions pas que, comme le signalait Philippe Lejeune, « c’est à cette époque qu’on commence à prendre conscience de la valeur et de la singularité de l’expérience que chacun a de lui-même » (1971, 43). Une autre critique le confirme, en signalant toutefois l’impossibilité de la création originale malgré la révolution esthétique :
Le XVIIIe siècle voit l'avènement de l'individu, revendiquant pour lui-même la propriété de son œuvre. Le siècle des Lumières eut tout de même son lot de plagiaires. Fréron, justicier dans l'âme, s'en prit au Fils naturel de Diderot dont il publia un résumé, mot pour mot identique au résumé du Vero Amicodu célèbre dramaturge vénitien Goldoni... Diderot eut réellement mauvaise conscience. (Maurel-Indart, 2008, 6)
Rappelons-nous, par ailleurs, l’acerbe note que Montesquieu signe à ce propos dans la « Lettre LXVI, Rica à *** » de son roman épistolaire Lettres persanes (1721) :
De tous les auteurs, il n’y en a point que je méprise plus que les compilateurs, qui vont, de tous côtés, chercher des lambeaux des ouvrages des autres, qu’ils plaquent dans les leurs comme des pièces de gazon dans un parterre. […] Je voudrais qu’on respectât les livres originaux, et il me semble que c’est une espèce de profanation de tirer les pièces qui les composent du sanctuaire où elles sont, pour les exposer à un mépris qu’elles ne méritent point. (2008, 183-187)
On sait aujourd’hui combien Montesquieu fut lui-même particulièrement ulcéré par les reprises plagiaires de son roman épistolaire, remonté au point de sortir de l’anonymat où il s’était réfugié pour revendiquer ouvertement la paternité de l’ouvrage. À ce titre, il faut signaler le caractère erroné d’une certaine opinion qui veut que les grands noms du roman au XVIIIe siècle n’aient pas toujours assumé la paternité de leurs œuvres à cause de la trivialité du genre romanesque à l’époque. Pour cela, diverses stratégies s’offrirent, qui facilitèrent par la suite les reprises plagiaires : anonymat chez Montesquieu, revendication du simple statut de traducteur (Voltaire) ou d’éditeur (Laclos), chute brutale de l’intrigue (dans les deux grands romans de Marivaux, Le Paysan parvenu et La Vie de Marianne). Selon Alain Véquaud, cependant, ces stratégies sont beaucoup plus de l’ordre du marketing que d’une quelconque volonté de déguisement. En effet, qu’on n’oublie pas que
les lettrés et les mondains, depuis le XVIIesiècle, goûtaient le jeu des devinettes littéraires. Quand quelqu’un de connu se piquait d’écrire, il mettait de la coquetterie à se laisser démasquer en toute fausse modestie. C’est pourquoi Montesquieu insista pour que sa paternité ne fût pas reconnue. Craignait-il que son œuvre portât atteinte à sa dignité parlementaire ? Allons donc ! On sait que « Monsieur le Président » trouvait tout aussi honorable d’être Académicien. (Véquaud, 1983, 12)
Un long combat a finalement garanti les droits d’auteur dans ce siècle, combat juridique qui s’avéra l’aboutissement des plaintes des auteurs plagiés depuis la seconde moitié du siècle précédent :
Souvenons-nous des problèmes rencontrés par Molière à cause d’un exemplaire dérobés des Précieuses ridicules, qui avait donné lieu à une édition pirate. Ce n’est qu’en 1777 que Beaumarchais, ayant des démêlés avec la Comédie-Française à propos du Barbier de Séville, fonda avec Marmontel et Sedaine la Société des Auteurs dramatiques. C’est la loi du 24 juillet 1793 qui fixera le respect des droits moraux et matériels des écrivains. (Véquaud, 1983, 10)
Il est à signaler ici le flou qui entoure la date exacte de cette loi (comme si, symboliquement, rien d’absolu ne pourrait se retenir quand il s’agit de tracer des frontières entre les propriétés intellectuelles). Mais s’il y a un point qui fasse l’unanimité sur le sujet, c’est qu’à partir de sa promulgation, un grand bonnet rouge est mis aux pratiques littéraires jusque-là en vigueur. Ainsi, à l’opposé d’Alain Véquaud qui situe cette révolution sur les droits d’auteur en 1793, pour Christian Vandendorpe,
ce pas sera franchi avec la loi Le Chapelier (1791), qui consacre le droit d'auteur en déclarant que « la plus sacrée et la plus personnelle de toutes les propriétés est l'ouvrage, fruit de la pensée d'un écrivain ». Le plagiat quitte ainsi le plan strictement littéraire et tombe dans le domaine juridique. Dès lors, il ne tardera pas à devenir un « problème », selon le mot de Michel Schneider, qui fait dater du premier quart du XIXe siècle l'apparition du sens moderne du terme. (1992, 10)
Cette nouvelle tendance va en s’affirmant. Au XIXe siècle, l’acte de plagiat est déjà saturé du parfum de vol qu’aujourd’hui nous lui connaissons. Selon le sociologue Pierre Bourdieu, cette réalité s’explique en ce que le siècle du roman correspond à la pleine maturité du « champ littéraire ». « L’ordre littéraire […] qui s’est progressivement institué au terme d’un long processus d’autonomisation » (Bourdieu, 1998, 353) adoptera ses contours définitifs durant « la deuxième moitié du XIXe siècle, moment où le champ littéraire parvient à un degré d’autonomie qu’il n’a [d’ailleurs] jamais dépassé depuis » (358). Du reste, les grands écrivains de l’époque n’hésitent pas un seul instant à vigoureusement flétrir toute forme de copie. À vingt-cinq ans seulement, Victor Hugo, chef de file d’une école qui a affirmé la primauté du moi, sans doute bien honteux d’avoir par un malheureux jour revendiqué un « Chateaubriand ou rien », décoche ses flèches :
Qu’on ne s'y méprenne pas, si quelques-uns de nos poètes ont pu être grands, même en imitant, c'est que, tout en se modelant sur la forme antique, ils ont souvent encore écouté la nature et leur génie, c'est qu'ils ont été eux-mêmes par un côté. Leurs rameaux se cramponnaient à l'arbre voisin, mais leur racine plongeait dans le sol de l'art. Ils étaient le lierre, et non le gui. Puis sont venus les imitateurs en sous-ordre, qui n'ayant ni racine en terre, ni génie dans l'âme, ont dû se borner à l'imitation. (1963, 145)
Pour encore souligner le degré d’aversion (devenue obsession) de Hugo à l’endroit du plagiat, considérons ici, en exemple, le passage des Misérables où Marius, fol amoureux de Cosette, veut attirer son attention au jardin Luxembourg :
Elle ne pourrait cependant, pensait-il, s’empêcher d’avoir de l’estime et de la considération pour moi si elle savait que c’est moi qui suis le véritable auteur de la dissertation sur Marcos Obregon de la Ronda que monsieur François de Neufchâteau a mise, comme étant de lui, en tête de son édition de Gil Blas.(Hugo, 1962, 619)
Faut-il rappeler le caractère autobiographique de cette note ? Courtisant Adèle Foucher alors qu’il est encore pauvre, le jeune Victor Hugo envoie tous ses articles au père Foucher pour gagner sa considération. D’ailleurs, le critique hugolien Guy Rosa fera lui-même la remarque à propos de ce passage en ces termes :
Voir I, 3, 1, note 27 et le passage du Victor Hugo raconté… (p. 305) où est raconté comment V. Hugo se fit le « nègre » de l'académicien. « L'obligeant écolier démontra en une vingtaine de pages l'originalité de Gil Blaset l'académicien mit en tête de l'édition Didot cette étude qu'il signa de son nom ». (2005, 218)
Considéré comme un acte anodin dans l’Antiquité, sans nom dans certaines sociétés, recommandé dans d’autres, il fait l’objet, de nos jours, de notoires poursuites judiciaires. Ainsi,
plusieurs romans ont fait depuis l'année 2000 l'objet d'une assignation pour contrefaçon : la biographie romancée d'Alain Minc,Spinoza, un roman juif (Gallimard, 1999) et le récit de Michel Le Bris, D'or, de rêves et de sang, l'épopée de la flibuste (Hachette Littératures, 2001) ont été considérés par le juge comme des contrefaçons partielles. (Maurel-Indart, 2008, 7)
Une évidence mérite d’être rappelée ici : on invente bien rarement en littérature. En vérité, le « tout est dit » aurait bel et bien pu être aussi une boutade de la Renaissance ou de l’Antiquité, tant il est vrai que l’œuvre la plus originale, en apparence, tient par quelque attache (déclarée ou discrète) à une ou plusieurs autres productions. C’est sans doute la raison qui explique que, pendant longtemps, le plagiat est resté totalement impuni. Montesquieu, qui se fait lui-même fort de conspuer d’un ton scandalisé ceux qui vont « chercher des lambeaux », n’a pu se soustraire à la pratique (on sait par Paul Vernière tout ce que ses Lettres persanes doivent aux notes de Chardin sur l’Orient et à L’Espion turc de Marana4). Un siècle plus tard, dans sa Préface de Cromwell, vouant au nom de l’individualité du style les imitateurs classiques aux gémonies, Hugo sera tout de même conscient des limites de l’originalité en avouant d’entrée de jeu que « rien ne vient sans racine. » (1963, 1451) C’est que le style même ne serait pas – comme le soutient Barthes – l’aboutissement « d’une biologie ou d’un passé » (1972, 12) ; il est à tout moment l’expression d’une polyphonie. Todorov explique, commentant Bakhtine : « C’est l’être humain même qui est irréductiblement hétérogène, c’est lui qui n’existe qu’en dialogue : au sein de l’être on trouve l’autre. » (1981, 9). Par ailleurs, dans les communautés où l’art est encore une affaire de collectivité, on ne trouve même pas trace de ce terme. En France, cependant, à partir du XVIIIesiècle, la donne change : le droit à la propriété privée, consolidée par les révolutions bourgeoises, gagne entièrement la littérature lorsqu’au XIXe siècle, cette dernière finit de délimiter définitivement les contours de son « champ ». Cette période coïncide aussi avec la grande montée impérialiste occidentale : « le bon sauvage » découvre à son tour une forme d’art où une frontière étanche est tracée entre un producteur emmuré dans sa tour d’ivoire et des consommateurs sommés de jouer le jeu. Au XXesiècle, les pratiques plagiaires sentent mauvais jusque dans les sphères sociales où tout art ne se concevait que par et pour la collectivité. Au Sénégal, par exemple, on peut facilement se rendre compte de cette révolution en s’intéressant aux obsessionnelles accusations de copie dont fait l’objet Les bouts de bois de Dieu depuis la parution du roman en 1962. On sait que dès que cette inquisition se saisit d’un auteur, sa réputation en pâtit et, corollairement, notre perception de son œuvre s’en ressent négativement.
Ainsi, le plagiat est partout connu, et de tout le monde ; désormais, nul n’est censé ignorer la loi. Il est curieux de constater qu’en l’espace de trois siècles à peine, une pratique littéraire encore normale au début du siècle des Lumières s’est surchargée de connotation péjorative au point de paraître criminelle. Qu’on se rappelle, pour s’en convaincre, le scandale populaire qu’a fait naître Melania Trump en 2016, alors que celle-ci était accusée d’avoir copié le discours prononcé par Michelle Obama huit ans plus tôt : « Le discours de Melania Trump », écrivait le journaliste Jérémie Lemaire, « a été entaché par une sale histoire de plagiat. » (2016) Nous savons, par ailleurs, le rôle de premier plan joué par la génétique textuelle dans cette Inquisition du plagiat. À l’heure actuelle, pour les besoins de cette instruction, des logiciels peuvent passer au peigne-fin tout texte dont on soupçonne la non-originalité :
Ils s’appellent « Viper », « Turnitin », « Compilatio » : en anglais ou en français, ce sont des logiciels qui, en théorie, permettent de détecter le plagiat dans les travaux universitaires le plus souvent. Il en coûte 4,95 dollars sur Turnitin pour scanner un texte de 5 000 mots. L’efficacité de ces instruments ne peut venir que de leurs bases de données : Viper se targue ainsi de disposer de « 6 milliards de sources ». (Géniès et Leménager, 2011)
En outre, avec les progrès du numérique, cette méthode d’analyse galvanisée par notre obsessionnel besoin d’originalité pourrait bientôt briser bien des idoles reposant aujourd’hui au panthéon littéraire (la profanation de Molière est déjà bien avancée), ou bien nous rappeler – en tout cas, en littérature – une vérité que l’Antiquité gravait sur ses médailles : les jours succèdent aux jours mais, au fond, il n’y a rien de nouveau sous le soleil.
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