Le 23 février 2003, au lendemain de la mort de Maurice Blanchot, Philippe Lacoue-Labarthe souligne, dans une entrevue radiophonique, la teneur de l’héritage symbolique que l’écrivain a légué à la postérité :
Blanchot, malgré lui peut-être, sans doute malgré lui, est devenu une figure absolument mythique de l’écrivain moderne. Et il me semble que cette érection de la figure de l’écrivain passe par […] quelque chose comme l’idée que l’écrivain est celui qui écrit en sachant qu’il est déjà mort. C’est la position d’énonciation de l’écrivain qui suppose sa mort antérieure et c’est ça le grand mythe littéraire moderne à mon sens. (Lacoue-Labarthe, 2011, 10)
Par-delà sa disparition, Maurice Blanchot aura laissé, au sein du siècle qu’il a parcouru, la trace d’une figure mythique, celle d’un écrivain qui, écrivant, se reconnaissait déjà comme mort. Son œuvre, massive et marginale, est devenue l’image d’une écriture pure1, la mise en scène d’un sujet anonyme qui a pavé le chemin de son propre effacement. Le mythe qu’il a partiellement fondé, celui d’une « vie entièrement vouée à la littérature et au silence qui lui est propre » (Blanchot, 1992, 5), a hanté l’imaginaire littéraire du 20e siècle à la manière d’un spectre, d’un être qui ne pouvait écrire et penser qu’à partir de son propre tombeau.
Or, cette topique littéraire et philosophique de l’écrivain qui écrit en sachant qu’il est déjà mort rappelle ce passage connu du Séminaire IV de Lacan, à propos de la névrose obsessionnelle : « Qu’est-ce qu’un obsessionnel? C’est en somme un acteur qui joue son rôle et assure un certain nombre d’actes comme s’il était mort. C’est un jeu vivant qui consiste à montrer qu’il est invulnérable. » (Lacan, 1994, 27) Le rapprochement entre la posture de l’anonymat littéraire et le point de vue psychanalytique sur le sujet obsessionnel permet de poser une hypothèse de lecture concernant la poétique de l’effacement de soi que met en scène les fictions de Blanchot : sous le masque mortuaire de son invulnérabilité et de son idéalité, sous les apparences austères de son éthos de la disparition, l’écriture blanchotienne cache les tensions, les remous et les contradictions d’un sujet obsessionnel en lutte avec son propre corps et sa propre subjectivité.
Le sujet obsessionnel peut être défini comme une posture énonciative qui se développe sous le signe de l’agôn intérieur, du conflit interne de la subjectivité avec elle-même, celui « des intériorités absolutisées qui peuvent supporter en leur sein, sans se briser, les pires paradoxes et les contradictions les plus violentes. » (Castel, 2012, 140) Le paradoxe au cœur de la subjectivité obsessionnelle se noue dans le devenir impossible d’une intériorité qui s’absolutise dans sa disparition, qui se totalise à travers sa dé-subjectivation. La lutte obsessionnelle, telle qu’articulée au sein de l’écriture blanchotienne, s’exprime dans une poétique de la dépersonnalisation qui pousse l’énonciation à se dessaisir de son unité et de sa plénitude. Incapable de vivre dans sa propre intériorité, mais assujetti à elle comme le lieu nécessaire de son existence, de son imaginaire et de son langage, l’obsessionnel tente de s’arracher à la présence d’un soi qui le hante et le mortifie.
Thomas l’obscur2 (1950), l’une des premières fictions de Blanchot, problématise la relation agonistique entre le langage, le sujet et le corps articulée par la logique obsessionnelle de la dépersonnalisation. Dans sa tentative désespérée d’extériorisation, la subjectivité obsédée du récit découvre la persistance, l’acharnement de son identité, l’impossibilité d’effacer « l’image » unifiée du soi3. Bien que la poétique blanchotienne tente d’en spectaculariser les effets, cette narrativité de la « décorporation » et de la « dé-subjectivation » n’aboutit pas nécessairement à une négation du sujet ni à la disparition totale de sa réalité. Hors de l’imaginaire de l’unité subjective, l’énonciation du récit erre au sein d’un langage instable, pléthorique, protéiforme, afin d’apparaitre sous les formes d’une « existence-autre ». La dérive du corps évidé de Thomas, le personnage éponyme du texte, symbolise les errements d’un sujet prisonnier de son devenir obsessionnel4. Incapable de s’ancrer dans le mythe du soi, il est tout aussi inapte à s’anéantir dans l’espace désoeuvré de la fiction littéraire.
Contrairement à certaines lectures critiques de l’œuvre blanchotienne, qui font de celle-ci le tombeau absolu du subjectivisme, Thomas l’obscur, compris à travers le prisme de la topique obsessionnelle, modèle non pas une négation radicale de la subjectivité, mais un renouvellement de ses formes à travers le fantasme de la dépersonnalisation. La dérive de la voix narrative, divisée et fragmentée, est moins l’affirmation de la mort du sujet, de sa dissolution — ce topos qui eut une si grande fortune critique au tournant de la deuxième moitié du XXe siècle — que la matérialisation sensible d’une énonciation subjective qui cherche, dans son désir violent de « disparaitre » et de « mourir », à s’affranchir de l’unité tyrannique du soi.
La psychanalyse, telle que développée par Freud au début du XXe siècle, n’a pas « inventé » la topique obsessionnelle. L’ouvrage de Pierre-Henri Castel, La fin des coupables (2012), qui se veut « une histoire tout à la fois culturelle, morale et épistémologique de ce que nous appelons aujourd'hui les obsessions et les compulsions » (Granger, 2013), met en lumière l’historicité propre au paradigme de l’autocontrainte individuelle. Évoluant tout au long de l’histoire de la culture occidentale ‒ de la crise des « scrupules » religieux du Grand Siècle à la culpabilité mélancolique du Romantisme ‒, ce mode d’« être » de la psyché fut saisi et pétri par une multitude de discours moraux, scientifiques et philosophiques qui ont tenté d’en faire un mécanisme ordinaire de l’individualisation, propre à la constitution de l’homme civilisé.
Comme le souligne Castel, le processus d’autocontrainte se présente chez l’individu occidental comme la plus haute forme de son « humanité », mais aussi comme les soubassements de son mal-être :
Et plus on explore le mal-être des individus, le « malaise dans la civilisation » (qui est toujours, en fait, le malaise de devoir se civiliser toujours plus), plus on entre dans notre fabrique intime. […] Pas sans mal : autrement dit pas sans angoisse ni culpabilité, puisque ces deux affects sont au cœur du programme d’intériorisation radicale propre à l’individualisation forcenée de la condition humaine en Occident. Puis-je retenir assez mes pulsions? Comment expier correctement mes débordements? Voilà les questions morales de premier rang, tout à fait traditionnelles. Mais comment faire, en même temps, pour ne pas trop me retenir, ni me châtier tellement que je devienne incapable de participer à la vie collective ou pire que je m’autodétruise en tant qu’agent de mes actes? (Castel, 2012, 11)
La discipline de soi, s’imposant comme le dispositif central d’individualisation au sein de la culture de l’Occident, porte en elle ce qu’elle cherche à combattre. Sous le vernis moral de ses vertus civilisatrices, l’éthique de l’autocontrainte problématise l’intériorité plus qu’elle ne l’ordonne. Elle fait des pulsions et des passions, dont elle cherche à « libérer » le sujet, une cage intériorisée au sein de laquelle le soi est incessamment travaillé par des compulsions et des obsessions : angoisse, culpabilité, doute incessant, désir ambivalent, émotions exacerbées, etc. Les types de discours qui articulent souvent cette éthique du soi n’ont pas pour but de comprendre les symptômes de la contrainte intérieure, mais bien de réduire au silence la complexité psychique qui tourmente l’individualité occidentale. Le mal-être des individus, étouffé, réprimé par des justifications morales et philosophiques, engendre les voix intériorisées de la discipline de soi. Les failles et les faiblesses du sujet deviennent la fatalité d’une autocontrainte qui n’est jamais assez contraignante5.
La modernité du XIXe et XXe siècles, selon Castel, a porté à son paroxysme le développement de l’individualité psychique6, aggravant ainsi la symptomatique de la mortification intérieure et la tension existentielle de la subjectivité obsessionnelle. Sous la pression et la violence de l’autocontrainte individuelle, le soi devient l’obsession du sujet moderne; il est le « fond » existentiel de son intimité, qui à la fois le constitue et l’aliène. La dépersonnalisation devient, pour cette forme de subjectivité, la quête essentielle qui reflète son désir d’exister hors du paradigme de l’autocontrainte individuelle, dédoublé de l’impossibilité, pour elle, de s’arracher complètement à l’intériorité absolue et angoissante du soi.
Pour Castel, l’un des lieux les plus évidents de la manifestation de la topique obsessionnelle moderne se trouve dans l’esthétique moderniste du début du XXe siècle :
Le modernisme est en somme l’esthétique, mais aussi la morale et la politique d’un âge de l’individu à ce point sûr de lui qu’il ne se contente pas de mettre en cause le monde et la société auxquels il oppose sa force critique et créative : cette force, il l’applique à ce réel qu’il est lui-même. (Castel, 2012, 126)
La force créatrice du modernisme implique une destruction, une remise en cause du monde qui se renverse en une négation du sujet moderne. En ce sens, le modernisme, dans ses manifestations artistiques radicales, dévoile l’une des tensions psychiques fondamentales de la topique obsessionnelle : celle de la dépersonnalisation, de la tentative d’effacement de soi. La destruction de la réalité, mise en forme à travers l’art, se double nécessairement d’une destruction de sa propre intériorité, de sa réalité en tant que subjectivité. La réalité, ou encore le monde social ‒ jugé « inadéquat », « aliénant », lieu de toutes les réifications ‒, n’est que le reflet de l’intériorité tout aussi invivable de l’artiste moderniste : la seule façon de sortir du monde est de sortir de soi. Pourtant, le monde, comme l’intériorité, résiste, oppose au sujet une matérialité et une corporéité impossible à nier, même dans l’acte créateur. La quête paradoxale de l’effacement du monde réel et du soi rejette l’artiste moderniste dans l’aliénation du monde : la réverbération de sa propre aliénation intérieure.
Dans la suite de son travail, Castel montrera que le motif de la dépersonnalisation obsessionnelle trouve une place importante dans les œuvres littéraires modernistes, celles notamment de Pessoa, de Kafka, de Svevo et de Canneti7. Si la psychanalyse porte un regard clinique sur l’agencement de la parole obsessionnelle chez le névrosé, la littérature, dans certains cas, peut se comprendre comme la mise en scène fantasmée d’une subjectivité obsessionnelle emportée par les flux et reflux de son idiosyncrasie langagière. La théorie psychanalytique et la littérature, dans l’histoire des obsessions et des compulsions, ne sont pas à distinguer : elles se placent dans la même continuité, dans la filiation des discours façonnant et exprimant le paradigme obsessionnel à partir d’un point de vue subjectif. Dans la perspective de cette conception du lien entre psychanalyse et écriture littéraire, Thomas l’obscur peut trouver place au sein de cette lignée d’œuvres8 qui ont donné corps et voix au mode de pensée obsessionnel à travers la quête de la dépersonnalisation du sujet moderne. Le texte de Blanchot met en récit la tentative de sortie de soi d’un sujet obsessionnel qui, dans le mouvement narratif de son énonciation, de son langage, ne fait qu’errer dans les méandres de sa propre intériorité.
Afin de saisir les manifestations du sujet obsessionnel dans Thomas l’obscur, il faut se détacher de sa simple diégèse pour réorienter notre attention vers la teneur à la fois structurelle et symbolique de son énonciation. Du strict point de vue de l’action, le roman présente une intrigue des plus minimalistes qui s’étoffe autour d’une unique situation : dans un décor indéfini, qu’on suppose être un sanatorium, deux personnages – Thomas et Anne – vivent et partagent leur expérience de la mort. Le drame obsessionnel de la dépersonnalisation ne se tisse pas dans la trame actancielle des péripéties. Avant d’être l’histoire de deux êtres sur le point de mourir, Thomas l’obscur est d’abord le récit d’une dématérialisation de la réalité et de la subjectivité corporelle dans les formes imaginaires d’un langage refermé sur lui-même.
La première scène du roman, dans laquelle Thomas se baigne dans la mer, peut se comprendre comme l’allégorie de la déréalisation et de la dépersonnalisation du sujet par la force du verbal. Cette scène, pourtant, cherche dès ses premières lignes à s’ancrer dans une forme de réalisme :
Thomas s’assit et regarda la mer. Pendant quelque temps il resta immobile, comme s’il était venu là pour suivre les mouvements des autres nageurs et, bien que la brume l’empêchât de voir très loin, il demeura, avec obstination, les yeux fixés sur ces corps qui flottaient difficilement. Puis, une vague plus forte l’ayant touché, il descendit à son tour sur la pente de sable et glissa au milieu des remous qui le submergèrent aussitôt. (Blanchot, 1950, 9)
L’« effet de réel », ici, assure le décor d’une scène facilement reconnaissable pour le lecteur : Thomas, immobile et contemplant la mer, décide d’aller s’y baigner. L’énonciation met en place les structures représentatives de la fiction au début du récit seulement pour révéler, dans le déploiement de sa narrativité, l’autre versant de sa narration. Rapidement, le récit quitte l’espace rassurant de la mimésis pour basculer dans un autre espace du langage, beaucoup plus inquiétant et angoissant :
C'est alors que la mer, soulevée par le vent, se déchaîna. La tempête la troublait, la dispersait dans des régions inaccessibles, les rafales bouleversaient le ciel et, en même temps, il y avait un silence et un calme qui laissaient penser que tout déjà était détruit. […] L'ivresse de sortir de soi, de glisser dans le vide, de se disperser dans la pensée de l'eau, lui faisait oublier tout malaise. Et même, lorsque cette mer idéale qu'il devenait toujours plus intimement fut devenue à son tour la vraie mer où il était comme noyé, il ne fut pas aussi ému qu'il aurait dû l'être : il y avait sans doute quelque chose d'insupportable à nager ainsi à l'aventure avec un corps qui lui servait uniquement à penser qu'il nageait, mais il éprouvait aussi un soulagement, comme s'il eût enfin découvert la clé de la situation et que tout se fût borné pour lui à continuer avec une absence d'organisme dans une absence de mer son voyage interminable. (11-12)
La dérive de Thomas, sa nage « insupportable » au sein d’une mer qui cherche à se confondre avec lui, semble être la métaphore d’un sujet narratif en lutte avec les flots d’une parole qui tente de l’engloutir. À la manière des remous qui submergent aussitôt Thomas quand il pénètre dans l’eau, le signifiant submerge l’espace fictionnel dès que celui-ci tente de mettre en place sa réalité. Le signifiant rompt l’« effet de réel » dans sa linéarité afin de s’imposer comme le déferlement incessant d’une pensée qui phagocyte l’extériorité du monde, mais aussi la subjectivité qui tente de l’habiter. Le point central de l’énonciation, qui situe généralement la position du narrateur, du soi, est « noyé », « submergé » par les eaux d’un langage dépouillé de sa signification. Balloté par des vagues indomptables, Thomas est la figuration d’une subjectivité ventriloquée par un dire qu’elle ne contrôle pas, mais qui, pourtant, l’habite et la façonne. Il devient l’image de l’intériorité vide du langage obsessionnel. Prisonnier du déferlement de la parole, le sujet trouve dans la « mer » du signifiant son tombeau et éprouve, en elle, la disparition interminable de son unité en tant que sujet.
À travers son combat avec la sur-présence du signifiant, le sujet d’énonciation devient le dispositif fragmenté d’une parole dont il est impossible de situer l’origine. La source interne de l’énonciation, celle à partir de laquelle devrait se saisir, en principe, le soi authentique, est saturée, disloquée par les « vagues » du langage. Une telle destruction du sens par le verbal rejoint ce que Lacan dit à propos de l’obsession et de la violence qu’elle porte en elle :
Qu’est-ce que l’obsession? Ce dont il s’agit dans toutes les formules obsessionnelles, c’est d’une destruction bel et bien articulée. Est-il besoin d’insister sur le caractère verbal des formules d’annulation qui font partie de la structure de l’obsession elle-même? Chacun sait que ce qui en fait l’essence et le pouvoir phénoménologiquement angoissant pour le sujet, est qu’il s’agit d’une destruction par le verbe et par le signifiant (Lacan, 1998, 470)
Le corps de Thomas, complètement déréalisé, épuisé par la force de la mer, est le corps du récit dépersonnalisé, dé-signifié par la force du verbe. Le nœud obsessionnel, propre à l’énonciation, se resserre autour du sujet dans ce travail de destruction de la « réalité » fictionnelle par le langage, le miroir de sa ruine interne. Substituant à l’ordre de la représentation la machine obsédée du signifiant, ce processus de négation force la subjectivité à « demeurer dans l’absurde ». « Ayant quitté ce qui peut encore se représenter », elle « [ajoute] indéfiniment l’absence à l’absence et à l’absence de l’absence et à l’absence de l’absence de l’absence et, ainsi, avec cette machine aspirante, fait désespérément le vide. » (Blanchot, 1950, 69) L’intériorité subjective, captive de la « machine à absenter » du langage obsessionnel, devient le véhicule d’un « néant » impossible à combler, cette image singulière de Thomas portant en lui cette « obscurité » insondable, le symbole de sa propre « mort ».
La mise à plat de la réalité et de la subjectivité dans Thomas l’obscur peut être liée à ce que Castel définit comme le processus d’absolutisation de l’intériorité, lieu où le sujet transforme son impuissance en valeur absolue :
L’impuissance prend dorénavant une dimension cosmique, celle d’une vérité mélancolique de l’Être. En effet, ne pas pouvoir sortir de soi, voire s’abîmer en dedans, est la condition du creusement absolu de l’intériorité, voire de son retranchement inaugural. Sans ce premier élan à l’envers, nul subjectivisme véritable. (Castel, 2012,129)
En effet, si l’extériorité du monde, des êtres et des choses dans le récit se dissipe dans la mer du signifiant, ce démantèlement de la « réalité » n’annonce pas pour autant le règne d’une négativité totale, d’une disparition radicale du sujet. Elle esquisse plutôt les contours d'une intériorité subjective vide, creusée par une volonté impuissante, rongée et abimée par le désir violent de se dégager de soi :
[Thomas]descendit dans une sorte de cave qu’il avait d’abord crue assez vaste, mais qui vite lui parut d’une exiguïté extrême : en avant, en arrière, au-dessus de lui, partout où il portait les mains, il se heurtait brutalement à une paroi aussi solide qu’un mur de maçonnerie; de tous côtés la route lui était barrée, partout un mur infranchissable, et ce mur n’était pas le plus grand obstacle, il fallait aussi compter sur sa volonté qui était farouchement décidée à le laisser dormir là, dans une passivité pareille à la mort. Folie donc; dans cette incertitude, cherchant à tâtons les limites de la fosse voûtée, il plaça son corps tout contre la cloison et attendit. (Blanchot, 1950, 15)
La descente de Thomas dans cette cave à la fois vaste et exiguë est la descente du sujet d’énonciation dans la prison d’une intériorité invivable. À la recherche d’un arrachement à soi, Thomas se retrouve paradoxalement enfermé dans une intimité qui a été vidée de toute matière, de toute présence psychique. Immobilisé, arrêté dans sa course par les parois infranchissables de la grotte, Thomas renvoie l’image d’une narration qui se bute contre les « murs intérieurs » d’une parole et d’une pensée inopérantes et désarmées.
Cette grotte où descend Thomas rappelle le terrier kafkaïen au sein duquel le sujet de l’énonciation retrouve « son centre archi-intérieur », sa « forteresse, aux parois impénétrables », « le donjon souterrain de son désir. » (Castel, 2012, 151) Au cœur de ce refuge, ce n’est pas l’expérience sécurisante de l’intimité du soi que retrouve Thomas, mais l’expérience angoissante d’un désir inépuisable, impossible à combler, le reflet d’un « langage intérieur [à] lui-même, voire [d’une] pensée comme obsession. » (152) : « Bientôt, la nuit lui parut plus sombre, plus terrible que n’importe quelle nuit, comme si elle était réellement sortie d’une blessure de la pensée qui ne se pensait plus, de la pensée prise ironiquement comme objet par autre chose que la pensée. » (Blanchot, 1950, 17) La « nuit » qui entoure Thomas ‒ faite de cette « blessure de la pensée », de cette béance qui disloque à la fois le corps et le sujet ‒, cerne l’intériorité asphyxiante dont il est captif. Elle est l’autre « visage » de l’« obscurité » de Thomas; non pas l’image fantasmée de sa subjectivité déjà mise en terre9, mais bien l’inconnaissable et l’irreprésentable qui forme le « dehors » de la pensée10. C’est cette « nuit », plus profonde que sa « mort », plus terrifiante que les vestiges démembrés de son soi, qui arrache Thomas à lui-même.
Mais contrairement à l’occupant du terrier kafkaïen, la subjectivité du récit finit par émerger hors des souterrains fantomatiques de son intimité. À un point culminant de la narration, la parole, qui échafaudait il y a un instant les « villes prodigieuses » et « les cités ruinées » du langage obsessionnel, se retrouve brusquement expulsée vers la surface, lumineuse et transparente, de la « réalité » fictionnelle :
Une mortelle angoisse battait contre son cœur. […] Villes prodigieuses, cités ruinées disparurent. Les pierres furent rejetées au-dehors. On transplanta les arbres. On emporta les mains et les cadavres. Seul, le corps de Thomas subsista privé de sens. Et la pensée, rentrée en lui, échangea des contacts avec le vide. [Chapitre suivant, III] Il revint à l’hôtel pour dîner. (Blanchot, 1950, 20)
La narration se retourne comme un gant vers la « réalité » de la fiction sous la pression d’une intériorité suffocante. Thomas, enterré vivant, broyé par la violence d’une « nuit » qui n’offre aucun abri contre son propre langage obsessionnel, est rejeté hors de la grotte du désœuvrement. Il devient l’allégorie d’un récit qui, morcelé par la pression d’une parole vide, d’une pensée « décorporée », se retrouve « privé de sens » à travers l’oscillation entre l’espace intérieur du langage et l’espace extérieur de la « réalité ».
L’ensemble de l’énonciation du récit se construit dans cette alternance entre intérieur et extérieur, entre espace de pensées et espace de la réalité qui, dans l’enchaînement même de la narration, finissent par se confondre. La subjectivité énonciative, saisie par ce mouvement oscillatoire, devient elle-même l’amalgame des divers états contradictoires et agonistiques qu’engendre sa dépersonnalisation obsessionnelle, les flux et reflux de son désir impossible. Le mouvement narratif de Thomas l’obscur n’est pas une inertie : il se base sur les mécanismes d’un désir paradoxal qui enchaîne le sujet à une disparition impossible à achever. Derrière la stagnation manifeste du personnage se cache une volonté animée de mouvements contraires, une intentionnalité incapable de se réaliser : « De même, quand il se mit à marcher, l’on pouvait croire que ce n’étaient pas ses jambes, mais son désir de ne pas marcher qui le faisait avancer. » (15) La pulsion qui habite Thomas, qui le « pousse en avant par son refus d’avancer » (15), apparait alors comme une tension double qui fait éclater l’unité de son désir subjectif. S’affirmant en se niant, elle le tire dans deux directions irréconciliables, l’empêche de se situer et d’agir comme sujet unifié. Thomas, agité par cette force agonistique, existe à travers le spectre d’un désir qui est déjà mort : « Le désir était ce même cadavre qui ouvrait les yeux et, se sachant mort, remontait maladroitement jusque dans la bouche comme un animal avalé vivant. » (19)
Loin d’être l’épanouissement idéalisé de l’intimité du soi, les déplacements discontinus de Thomas, au fil du récit, tracent une narrativité cloisonnée dans les embarras d’un désir inopérant, disparu et effacé. La nage dans la mer et la descente vers la grotte participent d’une involution particulière au devenir obsessionnel, ce que Castel nomme « la dégénérescence du vouloir en vouloir vouloir impuissant » (Castel, 2012, 113). Comme le souligne Lacan, cette forme de « vouloir » irréalisable trace les contours du désir aporétique de l’obsessionnel :
Ceux qui ont déjà en main des obsessionnels peuvent savoir que c’est un trait essentiel de sa condition que son propre désir baisse, clignote, vacille, et s’évanouit à mesure qu’il s’en approche. […] L’abord par l’obsessionnel de son désir reste donc frappé de cette marque qui fait que toute approche le fait s’évanouir. (Lacan, 1998, 470)
La dynamique complexe du désir, que l’on retrouve à la fois chez le personnage de Thomas et dans la mouvance du récit entre intérieur et extérieur, est la trace d’un effacement obsessionnel toujours en devenir. La mise en récit de l’ambivalence du désir construit une complexité subjective qui, loin d’être nié, possède une présence flottante. Traversée d’un dire excessif et lourd de sa matérialité en tant que langage, la représentation du désir impossible n’est pas l’image de sa vacuité ni de son néant. Elle indique, plus profondément, une subjectivité en mouvement, impossible à saisir dans son irrégularité permanente, mais qui, pourtant, s’incarne dans le clignotement intempestif du soi.
Le motif obsessionnel de la dépersonnalisation se révèle aussi dans le phénomène du dédoublement qui hante le récit. L’étymologie biblique du nom Thomas, qui signifie « Jumeau », est le signe de l’éclatement radical qui scinde le personnage en deux :
Je pense, dit Thomas, et ce Thomas invisible, inexprimable, inexistant que je devins, fit que désormais je ne fus jamais là où j’étais, et il n’y eut même en cela rien de mystérieux. Mon existence devint tout entière celle d’un absent qui, à chaque acte que j’accomplissais, produisait le même acte en ne l’accomplissant pas. (Blanchot, 1950, 116)
L’image double de Thomas apparait comme le schisme interne qui innerve la subjectivité narrative. L’oscillation du récit entre le Thomas transparent du « jour » et le Thomas obscur venu de la « nuit » calque le va-et-vient du désir impossible, de la narration qui hésite entre l’espace de la « réalité » faite de lieux et d’êtres imaginaires, et l’espace de l’intériorité « noyé » par la sur-présence du signifiant. Or, l’économie fictionnelle et imaginaire du récit représente l’économie énonciative de la subjectivité : ses lieux et ses personnages ne sont que les parties et les facettes d’une même intériorité, d’un même sujet qui s’énonce dans le devenir de la dépersonnalisation.
Anne, la compagne mourante de Thomas, n’est pas un être de chair et d’os. Elle est l'image dédoublée de Thomas, ou plutôt, un lambeau scindé de cette subjectivité qui, s’énonçant, tente de s’arrache à soi : « Au fond, qui pouvez-vous être? Il n’y avait dans cette remarque aucune question à proprement parler. Comment aurait-elle pu, si étourdie qu’elle fût, interroger un être dont l’existence était une terrible question posée à elle-même? » (51) Anne, en interrogeant le mystère « obscur » que représente Thomas, inverse les pôles de la subjectivité. Elle devient la figure d’une subjectivité qui sonde son propre abîme : l’abîme regardé renvoie en miroir la vacuité du regardant. Anne, dans son désir de connaissance, devient celle qui est questionnée; comme si Thomas n’était que son image inversée, son double à elle, ou encore, le fond d’une subjectivité qui renvoie l’écho de sa propre voix :
Il ne la trompait pas, et pourtant elle était trompée par lui. La trahison tournait autour d’eux, d’autant plus terrible que c’est elle qui le trahissait et qu’elle se trompait elle-même sans avoir l’espoir de mettre fin à un tel égarement, puisque, ne sachant qui il était, c’était toujours un autre qu’elle trouvait dans son sein. (55)
L’interdépendance de Thomas et d’Anne ‒ ce jeu de miroir qui repousse infiniment l’image originaire du sujet ‒ montre les fragments d’une énonciation qui refuse l’unification. Anne, conscience nostalgique de la subjectivité, volonté intérieure de la réunification des contraires, se bute au point de fuite qui, pourtant, constitue le moteur de sa recherche : Thomas.
Tout au long du récit, Anne se verra toujours refuser la possibilité d’une rencontre authentique avec Thomas :
D’un instant à l’autre, on pouvait prévoir, entre ces deux corps noués si intimement par des liens aussi fragiles, un contact qui révélerait d’une manière épouvantable leur peu de liens. Plus il reculait à l’intérieur de lui-même, plus elle avançait légèrement. Il l’attirait, et elle s’enfonçait dans le visage dont elle pensait encore caresser les contours. (50)
La fiction dresse une scène propre au motif de la rencontre des corps dans la pensée obsessionnelle. La structure relationnelle, échafaudée par l’énonciation, est conçue pour que les corps se dérobent l’un à l’autre. À travers une chorégraphie faite de louvoiements et de replis, la parole narrative détourne les corps de la possibilité de l’union fusionnelle. L’important pour l’énonciation obsessionnelle du récit n’est pas de montrer que l’objet de désir est inaccessible, mais bien de « construire » un jeu de langage qui, dans l’espace même de la relation, indique l’impossibilité de sa possession. Les liens aporétiques qui unissent Thomas et Anne sont les marques, les traces de la réconciliation impossible du sujet avec lui-même.
Anne, comme fragment de la subjectivité, s’épuise à saisir cet autre fragment qui, jadis, dans un temps immémorial, formait avec elle (et avec d’autres) la totalité du soi. Thomas ‒ fragment, déchet, débris ‒ est le reflet lointain de ce corps achevé qui, avant sa mort et son démembrement, esquissait les contours d’une subjectivité unifiée. L’impossibilité de la « suture » entre Thomas et Anne innerve le mouvement narratif de la dépersonnalisation. Ces deux facettes d’un même sujet sont les personnages d’un même drame, d’un même agôn : ils sont les figurations d’un conflit interne à la subjectivité obsessionnelle du récit qui oppose l’impossible réconciliation du soi et le désir violent de s’en arracher.
Les différents aspects de l’agôn obsessionnel, pavant le parcours de la dépersonnalisation dans Thomas l’obscur, se présentent comme les symptômes visibles d’une subjectivité qui multiplie les foyers provisoires de son énonciation. Les effets de la fictionnalisation, créant à la fois personnages (Thomas et Anne), lieux ( la mer, la grotte) et péripéties (noyade, lutte avec la « nuit ») propres à la scénographie romanesque, ne sont que les différents nœuds d’une même unité, celle qui se dévoile dans le cheminement tortueux du sujet parlant : « [le dispositif d’énonciation du récit] nous laisse entrevoir les mécanismes de fictionnalisation inhérents à l’activité langagière : échanges incessants de rôles, de fragments et dialogues, comédies où nous prenons des voix diverses et jouons de multiples personnages » (Rabaté, 1991, 38). Divisée entre le « il » impersonnel, le « je » de Thomas et le point de vue d’Anne, la subjectivité narrative du récit apparait comme infiniment fragmentée, mais aussi unifiée dans le flux langagier de son devenir obsessionnel.
Dans l’ensemble de ses manifestations, dans le foisonnement de ces lieux de parole, l’énonciation devient le « corps » du récit, l’épaisseur verbale de son existence en tant que multiplicité excessive et discordante; ce maelström des voix intérieures qui façonne la poétique obsessionnelle de l’écriture blanchotienne. Or, cette poétique obsessionnelle, que l’on retrouve dans Thomas l’obscur, se déploie aussi dans d’autres fictions de Blanchot. Des textes tels que L’arrêt de mort ou encore Le dernier homme sont, au même titre que Thomas l’Obscur, des fictions de l’obsession, des écritures figurant une subjectivité et un corps empêtrés dans les déchirements de l’âgon obsessionnel. Blanchot, au tournant de la deuxième moitié du XXe siècle, est devenu, sans aucun doute, l’un des successeurs les plus influents des écritures obsessionnelles de la modernité.
Pourtant, il n’y a pas que ses fictions qui possèdent les stigmates de la pensée obsessionnelle. Sa conception de l’écriture littéraire, qui s’est développée tout au long du XXe siècle, est hantée par les nécessités de l’effacement, de l’anonymat et de l’oubli, des formes sublimées et défigurées de la dépersonnalisation. Ce n’est qu’à travers un travail de dé-subjectivation et de dé-corporation ‒ menant à l’expérience radicale du « mourir » ‒ que l’écrivain fait advenir, dans son inachèvement constitutif, l’œuvre littéraire. À travers sa pratique et sa représentation de la littérature, Blanchot aura tenté de s’affranchir de la tyrannie du « soi » ‒ de l’image d’un sujet unifié dans un corps unifié ‒ afin de montrer les possibilités d’une « existence-autre » à travers l’écriture.
Penser la logique obsessionnelle à partir de son œuvre critique et fictionnelle permet de découvrir un autre Blanchot : non pas le Blanchot spectral et purement désincarné qu’en ont fait ses contemporains mais, d’une manière plus complexe, le Blanchot obsessionnel dont le corps effacé est devenu l’écriture d’un effacement; l’écriture de l’absence matérialisée, de la « mort » et de la disparition incarnée, que nous retrouvons, infiniment, comme l’origine de notre propre corps et de notre propre subjectivité.
BLANCHOT, Maurice. 1992 [1950]. Thomas l’obscur. Paris : Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 137 p.
CASTEL, Pierre-Henri. 2012. La fin des coupables, suivi de Le cas paramord, volume II. Obsessions et contrainte intérieure de la psychanalyse aux neurosciences. Paris : Éditions Ithaque, 560 p.
FOUCAULT, Michel. 1986 [1966]. La pensée du dehors. Montpellier : Éditions Fata Morgana, 72 p.
GRANGER, Bernard. 2013. « Des "âmes scrupuleuses" à "la fin des coupables" : obsessions et compulsions dans l'histoire ». PSN, vol. 11, no. 1, p. 25-38.
LACAN, Jacques. 1994. Le Séminaire, Livre IV. La relation d’objet, texte établi par J.-A Miller. Paris : Seuil, coll. « Champ freudien », 512 p.
________. 1998. Le Séminaire, Livre V. Les formations de l’inconscient, texte établi par J.-A Miller. Paris : Seuil, coll. « Champ freudien », 517 p.
LACOUE-LABARTHE, Philippe. 2011. Agonie terminée, agonie interminable. Paris : Éditions Galilée, 176 p.
RABATÉ, Dominique. 1991. Vers une littérature de l’épuisement. Paris : Éditions José Corti, 216 p.
Azoulay, David. 2017. «La subjectivité obsessionnelle chez Maurice Blanchot : énonciation et narrativité de la dépersonnalisation dans Thomas l’obscur», Postures, La disparition de soi : corps, individu et société, n°26, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/azoulay-26> (Consulté le xx / xx / xxxx).