La disparition pour contrer l’épuisement : étude de L’usage de la photo d’Annie Ernaux et de Marc Marie

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En avril 2015, je me suis retrouvée au Musée du sexe à Amsterdam. Des amis et moi étions censés nous rendre au musée Van Gogh, mais la horde de touristes qui attendait en file pour y entrer et la pluie diluvienne qui ne cessait de tomber ont eu raison de notre courage et de notre patience. Nous avons donc erré de boutique de gouda en boutique de souvenirs, avant de décider d’aller passer le temps dans le seul musée de la ville où la file d’attente se situait à l’intérieur – le sexemuseum. Là : des objets divers, des photos et un peu d’histoire. Une série de photographies ont attiré mon attention; elles avaient été prises à la fin du XIXe siècle et représentaient un couple nu qui prenait la pose, enlacé. Ces photos tenaient lieu des premières tentatives de représentation de l’érotisme en photographie. À l’époque, une telle activité était illégale. Les clichés sont probablement restés privés des années durant. Pourtant, j’étais là, plus d’un siècle plus tard, à regarder ces corps nus éternellement figés dans des poses suggestives. Je ne pouvais m’empêcher de trouver la moustache de l’homme amusante. La femme, quant à elle, répétait la même expression étonnée de cliché en cliché. Comme quoi le temps altère notre perception de ce qui est érotique et de ce qui ne l’est pas.

Lorsque nous nous imaginons une série de photos érotiques, nous pensons très probablement à la vue de corps nus ou partiellement dévêtus, sous différents angles et dans différentes poses. Or, il arrive que nos attentes soient contrecarrées : L’usage de la photo, court ouvrage coécrit par Annie Ernaux et Marc Marie, présente une suite de photographies prises après l’amour, dans lesquelles on ne voit aucun corps. Publié en 2005 chez Gallimard, le livre met de l’avant, en alternance, des clichés qui montrent les traces laissées derrière les deux amants après leurs ébats – soit les vêtements, les chaussures ou les restes du dîner – et de courts textes qui font ressurgir leurs souvenirs des événements. La charge érotique de ces photos ne provient pas de l’image en elle-même, mais de la conscience confrontée à ces paysages dévastés. Je ne peux m’empêcher de voir ce projet comme une réaction à l’abondance des corps qui sont exposés à notre vue, partout. À la télé, au cinéma, dans les publicités ou sur Internet, il ne passe pas une journée sans que d’innombrables images de corps nous parviennent. L’usage de la photo permet de déplacer le point focal de l’érotisme depuis le corps vers l’absence du corps.

Au tout début du récit, Ernaux1 explique comment L’usage de la photo est influencé par « la mise en images effrénée de l’existence qui, de plus en plus, caractérise l’époque » (2005, 13). Pourtant, lorsque je lis cet ouvrage, je comprends clairement qu’il ne s’agit pas que d’un symptôme d’une société de l’image. Ce projet est motivé par de plus grandes ambitions que la simple représentation de soi : « il s’est agi de conférer davantage de réalité à des moments de jouissance irreprésentables et fugitifs » (13). L’usage de la photo utilise un mode de représentation bien de son époque – la photographie « domestique » – afin de réaliser un objet hybride, entre archive et journal intime, entre photo et texte, entre mémoire et oubli. Des oublis, il y en a forcément dans un tel projet : les amants ne se rappellent plus à quel moment de la journée telle photo a été prise, qui en était le photographe ou de quel moment de l’année il s’agissait. Ces blancs dans le récit ne contreviennent pas à l’idée à la base de leur entreprise : celle de garder des traces. Conserver, archiver, témoigner, collectionner : ce ne sont que quelques caractéristiques qui façonnent une grande partie de la littérature moderne. Cette volonté de témoigner n’est pas propre à Ernaux et à Marie : elle inscrit leur projet dans un ensemble d’œuvres modernes qui utilisent l’archivage jusqu’à l’épuisement.

La littérature de l’épuisement de Barth à Rabaté

L’usage de la notion d’épuisement pour qualifier la littérature remonte au moins à John Barth et à son essai « The Literature of Exhaustion ». Barth définit ainsi le concept qu’il se propose d’expliciter au courant de son analyse : « By "exhaustion" I don’t mean anything so tired as the subject of physical, moral or intellectual decadence, only used-upness of certain forms or the felt exhaustion of certain possibilities » (1984, 64). Barth met le doigt sur un problème plus large qu’il ne le croit, et son essai devient en quelque sorte un des textes fondateurs de la postmodernité. Après la modernité, qui permet une exploration sans précédent des formes et des techniques en art comme en littérature, Barth sent une lassitude généralisée qui entrave la création de nouvelles œuvres. Cinquante ans après la publication de cet article, il me semble que nous ne sommes pas encore tout à fait sortis de cette lassitude, comme si le poids des œuvres qui nous précèdent pesait si lourd que nous n’arrivions plus à imaginer librement.

En 2004, Dominique Rabaté publie Vers une littérature de l’épuisement, un essai dans lequel il multiplie les exemples d’œuvres littéraires qui peuvent être rattachées au concept « d’épuisement ». Son usage de l’expression se différencie de celui de Barth2 : selon Rabaté, la littérature de l’épuisement prend racine au XIXe siècle dans un corpus français – il cite notamment Flaubert, Proust et Beckett. Ce dernier incarnerait l’essence même de la littérature de l’épuisement : il prend conscience que tout a été dit avant lui et, pire encore, que tout a déjà été dit mieux que lui ne pourrait le faire. Beckett, comme n’importe quel auteur que nous associons à la littérature de l’épuisement, se trouve dans une impasse. Que reste-il à faire? Quelle nouvelle direction prendre pour pouvoir encore dire quelque chose? La « solution » à ce problème est, selon Rabaté (2004, 17), de transformer les modes narratifs classiques afin d’explorer davantage les possibilités offertes par la voix narrative.

Rabaté emprunte à Maurice Blanchot l’idée de « récit », c’est-à-dire un texte qui déroge aux techniques traditionnelles de narration et qui procède à « un singulier phénomène de monstration de [sa] voix narrative » (7). Ici, la voix énonciatrice ne se cache plus derrière ce qu’elle narre; au contraire, elle devient elle-même l’objet de la narration. En outre, explique Rabaté, « l’œuvre d’art moderne exhibe ses procédés de fabrication » (28). Dans la littérature de l’épuisement, le processus narratif est montré, expliqué, justifié, et ce, à même le texte.

L’usage de la photo et la littérature de l’épuisement

Nous pouvons voir un exemple de cette caractéristique de la littérature moderne dans L’usage de la photo, où Ernaux et Marie expliquent tour à tour que le projet est né, dans un premier temps, du désir de photographier les traces laissées derrière les deux amants après l’amour, puis que, dans un deuxième temps, l’envie d’écrire à partir de ces photos s’est manifestée :

Pendant plusieurs mois, nous nous sommes contentés de prendre des photos, de les regarder et les accumuler. L’idée d’écrire à partir d’elles a surgi un soir en dînant. Je ne me rappelle pas qui l’a eue en premier mais nous avons su aussitôt que nous avions le même désir de lui donner forme. Comme si ce que nous avions pensé jusque-là être suffisant pour garder la trace de nos moments amoureux, les photos, ne l’était pas, qu’il faille encore quelque chose de plus, de l’écriture. (Ernaux, 2005, 12)

Dans cet extrait, le processus créatif des écrivains est volontairement exposé à la vue de tous. L’autoréflexivité entraine ici une modification de la posture énonciatrice – la voix qui parle se montre ainsi consciente d’elle-même et de sa propre finitude :

Trajet ouvert d’une parole qui aspire à s’autodélimiter, le récit se fait chemin faisant parce qu’il cherche à décrire son acte de naissance. La solution, la décision de devenir écrivain sont ainsi liées à un mouvement de disparition auquel je donne le nom d’épuisement. (Rabaté, 2004, 10)

Dans les textes de la littérature de l’épuisement, nous pouvons voir des traces qui témoignent du geste d’écrire. Ces traces pointent bien souvent vers un nœud, une sorte de conflit, que l’écriture ne vise pas nécessairement à résoudre. J’avancerais même que l’instance « qui parle » dans le récit chercherait davantage à mettre en mots ce conflit plutôt qu’à le résoudre. L’ouvrage qui en résulte est donc voué à ne pas être une œuvre complète. L’écriture tente de mettre le doigt sur quelque chose qu’elle ne connait pas encore – et il se peut fort bien qu’elle n’y arrive jamais vraiment. C’est ce que Rabaté désigne par l’expression d’« inachèvement romanesque » (24). Un récit fini et achevé semble désormais impossible – il n’y a pas d’œuvre complète ou totale qui puisse exister, mais nous pouvons essayer de tendre vers elle.

La notion de littérature de l’épuisement désigne divers procédés qui inscrivent une voix énonciatrice singulière, dans laquelle le « je » est prédominant. Pour Rabaté, l’accent mis sur cette voix énonciatrice s’explique par une peur de la disparition (10). Celle-ci est à comprendre à la fois sur le plan du contenu et de la forme. La parole d’un écrivain s’inscrit dans l’espace textuel afin de contrer l’évanouissement d’une réalité ou d’un sentiment : la voix essaie de dire ce qui pourrait disparaître afin de prévenir la dissolution. De plus, la façon dont cette voix se déploie mène à l’épuisement – la forme que prend le discours crée un sentiment de lassitude et la voix s’épuise devant l’immensité du désir de se dire.

C’est ici que le projet d’Ernaux et de Marie prend son sens. Dans L’usage de la photo, une impression d’exhaustivité transparaît par la mise en récit de scènes quotidiennes et par le nombre de détails donnés sur celles-ci. Ce procédé crée chez le lecteur un sentiment d’authenticité, c’est-à-dire que les fragments écrits par Ernaux et Marie lui paraissent représenter la réalité telle qu’elle a été. L’auteure dit elle-même avoir « cherché une forme littéraire qui contiendrait toute [sa] vie » mais qui « n’exist[e] pas encore » (Ernaux, 2005, 20). Vraisemblablement, cette forme n’existera jamais : il est irréaliste de penser à une forme littéraire qui rendrait compte de toute une vie. Toutefois, L’usage de la photo laisse espérer une forme qui se rapprocherait de cet idéal par l’utilisation de plusieurs médiums qui témoignent de la présence des deux écrivains. Ici, la superposition de textes et d’images vise à former une représentation plus tangible et plus complète de la réalité. L’exhaustivité s’inscrit au cœur même de la démarche des deux amants. Ernaux débute quasi systématiquement chacun de ses textes par une description très précise de la photo que nous avons sous les yeux :

Des vêtements et des chaussures sont éparpillés sur toute la longueur du couloir d’entrée en grandes dalles claires. Au premier plan, à droite, un pull rouge – ou une chemise – et un débardeur noir qui paraissent avoir été arrachés et retournés en même temps. On dirait un buste en décolleté, amputé de ses bras. Sur le débardeur, très visible, une étiquette blanche. Plus loin un jean bleu recroquevillé, avec sa ceinture noire. À gauche du jean, la doublure rouge d’une veste rouge étalée comme une serpillère. Posé dessus, un caleçon bleu à carreaux et un soutien-gorge blanc dont la bride s’allonge vers le jean. (23)

En tant que lectrice, mon aperçu de la scène se construit selon une vision double : dans un premier temps, je vois la photographie qui est reproduite au début du chapitre; dans un deuxième temps, je lis la description d’Ernaux qui reconstruit la même image en mots. Mon regard et mes pensées sont poussés vers le même but : celui d’être témoins des traces laissées-là par d’autres êtres humains. Pour justifier la redondance entre le texte et l’image, Ernaux explique qu’elle « essaie de décrire la photo avec un double regard, l’un passé, l’autre actuel » (24). La photographie est la preuve irrémédiable de ce qui a déjà été mais, en revoyant les photos, l’écrivaine est confrontée à sa mémoire défaillante. Une fois sortie de son contexte, la scène devient comme étrangère, différente. Bien que la photographie soit, en théorie, objective, elle ne constitue pas en elle-même un témoignage assez puissant pour évoquer le souvenir, puisqu’elle ne donne pas accès au contexte.

Les passages narratifs contenus dans L’usage de la photo permettent de redonner de ce contexte aux images, afin de pallier pour les manques et les silences de la photographie :

Ma première réaction est de chercher à découvrir dans les formes des objets, des êtres, comme devant un test de Rorschach où les taches seraient remplacées par des pièces de lingerie. Je ne suis plus dans la réalité qui a suscité mon émotion puis la prise de vue ce matin-là. C’est mon imaginaire qui déchiffre la photo, non ma mémoire. (24)

Il n’est pas anodin qu’Ernaux compare les photographies au test de Rorschach3 : c’est en fait le même procédé qu’elle reprend. En effet, toutes les photographies, quoique différentes, sont essentiellement composées de la même façon : les vêtements dispersés et les objets sont arrangés de telle sorte que l’on distingue des formes diverses, qui peuvent évoquer plusieurs choses. Devant ces photographies, les écrivains, tout comme les lecteurs, sont confrontés à des traces qui sont désormais difficilement déchiffrables vu le temps qui s’est écoulé entre la prise de vue et le dévoilement des clichés. Si, parfois, les auteurs précisent le contexte qui entoure une photo, le plus souvent, ils proposent un récit bien plus riche, fait de projections et de souvenirs qui émergent des images, à la manière d'un test de Rorschach. Ces projections permettent d’appréhender les clichés avec l’imaginaire et non avec la mémoire.

Réception et réalité

Ce processus de réception n’est d’ailleurs pas réservé qu’aux amants. Pour l’écrivaine, les différents médiums qui forment le récit permettent de conserver de façon plus fidèle des instants éphémères : « Photo, écriture, à chaque fois il s’est agi pour nous de conférer davantage de réalité à des moments de jouissance irreprésentables et fugitifs. » (13) L’écriture vient se lier aux photos afin d’ajouter une épaisseur sémantique et donner davantage de réalité à des instants bientôt terminés. Ernaux ajoute que « le plus haut degré de réalité, pourtant, ne sera atteint que si ces photos écrites se changent en d’autres scènes dans la mémoire ou l’imagination des lecteurs » (13). La réalité se comprend ainsi comme un processus de réception. Le texte en lui seul ne suffit pas pour dénoter cette réalité, il nécessite l’aide d’un lecteur ou d’une lectrice qui saura le déchiffrer et le faire vivre de ses propres expériences et de ses propres émotions – nous y reviendrons.

Photos sans corps et imaginaire de la disparition

La structure du récit sépare textes et images, traces et voix. Or, si j’entends les voix, je ne vois jamais les corps. Les photos ne représentent que des vêtements étalés par terre, des objets, des meubles, etc. La seule photo dont le sujet est une partie du corps – le sexe de M. – ne nous est pas montrée, mais est évoquée par le biais de la voix narrative :

J’ai pris cette photo le 11 février, après un déjeuner rapide. Je me souviens du grand soleil dans la pièce, de son sexe dans la lumière. Je devais prendre le RER pour aller à Paris, nous n’avions pas eu le temps de faire l’amour. La photo, c’était quelque chose à la place. Je peux la décrire, je ne pourrais pas l’exposer aux regards. (15)

Ce passage est le premier de la suite de fragments qui composent le récit. Il s’agit de la seule photo qui dévoile le corps, et de la seule photo qui n’est pas montrée. Tous les autres clichés exposent les traces laissées après la scène amoureuse; celui-ci, par contre, témoigne du désir et de l’attente : il n’y a pas eu de vestiges laissés derrière, car il n’y a pas eu de rencontre – les amants ont dû se quitter, faute de temps. Ernaux avance que cette photo « est, d’une certaine façon, le pendant du tableau de Courbet, L’origine du monde » (15). À la toute fin du récit, cette même idée de commencement est reprise avec une autre image que nous ne voyons pas et qui, cette fois, n’a pas constitué de photo : « J’étais accroupie sur M., sa tête entre mes cuisses, comme s’il sortait de mon ventre. J’ai pensé à ce moment-là qu’il aurait fallu une photo. J’avais le titre, Naissance » (151). Ce sont les derniers mots du récit, qui se clôt comme il s’est ouvert : sous le thème du commencement. Le retour continu du commencement contribue à donner un caractère indéfini, incomplet, au récit d'Ernaux, l'inscrivant ainsi une fois de plus du côté de la littérature de l'épuisement. Celle-ci, selon Rabaté – qui cite Borges –, est en effet marquée par « l’imminence d’une révélation qui ne se produit pas » (2004, 11). Rabaté poursuit : « On l’aura remarqué dès le titre de ce livre (Vers) : l’épuisement n’est pas un donné, il est quête, un chemin. On va vers lui; on tend dans sa direction » (11).

L’usage de la photo fonctionne de la même façon : le récit est en réalité un ensemble de traces matérielles et de traces psychiques qui tendent, sans y parvenir, vers la complétude d’une réalité passée. Rappelons-nous du passage dans lequel Ernaux désire trouver une forme littéraire qui aurait contenu toute sa vie : on peut dire que ce récit est une tentative vers la forme complète qui saurait tout montrer. Or, cette œuvre, qui se lit comme un texte qui cherche à dévoiler et qui s’efforce à tendre vers la complétude, laisse en suspens un grand pan de cette expérience de la réalité : celle du corps. Le récit débute avec cette idée de l’origine du monde et se termine avec la naissance (deux imaginaires ancrés dans la corporalité) – et entre les deux, le temps se dévoile et sépare chaque pôle, retarde la révélation qui ne se produit pas et ne lève pas le voile sur les corps qui restent absents.

On peut même dire que le récit ne cesse d’évoquer ce qu’il semble combattre : l’absence et la disparition sont indiquées partout, et ce, même si le récit existe pour les éviter. Considérons d’abord les photographies qui parsèment le texte : leurs sujets sont des objets, des lieux, et non des corps. Toutefois, la présence corporelle nous est montrée par les vêtements laissés là, ou par le désordre d’une pièce. Partout, des signes témoignent de la vie qui est passée par là, mais cette vie, cette chair, se dérobe à notre regard. Il est important ici de souligner, comme le fait Ernaux, l’autre scène :

Quand nous avions commencé ces prises de vue, j’étais en traitement pour un cancer du sein. En écrivant, très vite s’est imposée à moi la nécessité d’évoquer « l’autre scène », celle où se jouait dans mon corps, absents des clichés, le combat flou, stupéfiant […] entre la vie et la mort. (2005, 12)

La maladie modifie l’impact de cette absence – la disparition des corps nous rappelle l’imminence de la mort. Après le diagnostic, Ernaux voit sa vision du monde et d’elle-même transformée. Tout semble lui rappeler la proximité de la fin : « Ma répugnance vis-à-vis du ménage est devenue radicale. L’ordre et la conservation des choses me semblaient encore plus absurdes qu’avant. Je n’allais pas ajouter de la mort à la mort. » (24) Dans les photos, ce désordre est apparent : il s’agit de la première chose qui nous saute aux yeux. Les vêtements étalés par terre sont le signe de la vie – ils tiennent lieu d’une présence fantomatique que l’on ressent, mais qu’on ne voit pas. En ce sens, les clichés prouvent qu’il y a eu présence mais, par l’absence de corps, nous sommes aussi confrontés à la disparition. Ce que l’on décide d’y voir oscille dans cette tension entre présence et absence : il s’agit de traces.

La disparition comme moteur de la prose

Ici, la disparition n’est pas qu’un thème : elle se lit aussi comme un moteur de la prose – c’est « la production par l’effacement » (Rabaté, 2004, 115). En effet, pour Rabaté, l’expérience de l’épuisement permet de contrer « la disparition du sujet » (115). Cette disparition se manifeste par un

débordement ou resserrement du moi; je dis « ou » mais tout le paradoxe et la force de l’énoncé vient de ce que c’est un « et » oxymorique qu’il faut lire; la coordination tient ensemble, en un mouvement unique, dispersion et concentration, que l’écriture permet peut-être seule de concilier lors de sa réalisation. (115)

L’usage de la photo oscille entre dispersion et concentration, absence et présence, disparition et apparition. L’écriture permet d’inscrire le sujet en tant que sujet, mais elle permet aussi de le rendre intangible, de faire en sorte que sa présence nous semble fantomatique. En l’absence des corps, ce qui s’offre à nous est une partie de la conscience des amants qui s’élève comme une voix désincarnée, racontant, en voix-off, le contexte de tel ou tel cliché. Pour Michel Chion, la notion de « voix-off » sert à « désigner toutes les voix acousmatiques, les voix sans corps qui dans les films racontent, commentent et suscitent l’évocation du passé » (1970, 47). Il est intéressant d’appliquer le concept d’acousmêtre4 à L’usage de la photo. La voix énonciatrice (d’Ernaux), dans le récit, se comprend par cette distance temporelle face aux clichés (elle les commente toujours plus tard dans le temps); de plus, sa propre voix est distante par rapport à son corps qui, dans la maladie, ne lui appartient plus et qui est de plus invisible aux lecteurs. Il s’agit d’un moment où « la voix du narrateur se détache de son corps, et revient en acousmêtre hanter les images du passé que ses paroles suscitent » (47). La voix acousmatique est cette voix qui est séparée de son corps, qui se fait entendre sans montrer son visage, sans que nous puissions voir d’ elle provient. Dans L’usage de la photo, c’est une telle voix énonciatrice qui est mise en scène. Elle parle à partir d’un point central, à partir d’un corps qui nous est dérobé et que nous savons mourant.

Chion tisse une relation particulière entre voix et image. Il explique que « depuis la nuit des temps, ce sont les voix qui montrent les images et donnent au monde un ordre des choses, et qui les font vivre et le nomment » (47). La voix a ce pouvoir de faire apparaitre ce qui n’existait pas, de surgir au sein du silence pour se faire entendre. L’image montre directement ce qui était là, mais elle ne dit rien, elle est silencieuse. Elle est preuve de la trace. La voix énonciatrice, elle, permet de faire surgir un imaginaire autour de ces traces et de les remplir de sens. Pour Louis Marin, l’image tient lieu d’une « présence seconde » :

Au bout du compte, à la question de l’être et de l’image, il est répondu en renvoyant l’image à l’étant, à la chose même, en faisant de l’image une re-présentation, une présence seconde – secondaire –, en déplaçant la question de l’être : « Qu’est-ce que l’image? » dans celle-ci : « qu’est-ce que l’image nous fait connaître (ou nous empêche de connaître) de l’être – par ressemblance et apparaître? ». (1993, 10)

Dans L’usage de la photo, l’image nous empêche de connaître l’aspect corporel qu’elle suggère. Par cette absence, c’est comme si les images nous invitaient nous aussi, lecteurs, à projeter notre imaginaire sur les clichés. Nous effectuons le même travail que les écrivains face aux photos; nous recréons, à chaque lecture, le même degré de réalité.

Il est intéressant de porter attention au vocabulaire qui sert à décrire les photos puisque celui-ci conditionne le regard porté sur les images. Un paradigme de la mort est très présent. Les clichés sont assimilés à des traces de lutte, comme s’il s’agissait d’un crime :

J’ai éprouvé, comme elle, le besoin impérieux de fixer sur pellicule l’exacte disposition de nos vêtements, le témoignage tangible de ce que nous venions de vivre. En ne touchant ni ne déplaçant rien. Comme des flics l’auraient fait après un meurtre. (Marie, 2005, 30)

Ernaux, elle, compare ici les traces prises en photos à des corps sans vie : « Elles étaient les dépouilles d’une fête déjà lointaine. » (10) Essentiellement, les photos évoquent la mort par le fait qu’elles désignent une réalité déjà terminée. Les scènes érotiques sont représentées a posteriori : le sujet des photos n’est jamais la scène d’amour, mais toujours les traces. Le lecteur est confronté à la scène de l’après, il n’est jamais témoin de la vie qui a créé le désordre – ce qui provoque l’impression d’être devant une scène de crime, puisque la vie a déjà quitté le lieu.

L’influence de la peinture est également souvent évoquée pour décrire les photos. Ernaux parle de « cet arrangement né du désir et du hasard, voué à la disparition » (9) ou de « la composition toujours nouvelle et imprévisible » (10). Cet usage de « la composition » ou de « l’arrangement » explicite le caractère visuellement recherché des photos, comme si la disposition des vêtements étalés par terre n’était pas le fruit du hasard, mais découlait d’une recherche esthétique. Dans un autre passage, elle compare les clichés à un tableau : « Ce n’était plus la scène que nous avions vue, que nous avions voulu sauver, bientôt perdue, mais un tableau étrange, aux couleurs souvent somptueuses, avec des formes énigmatiques » (11). Ici, la référence à la peinture est claire et accentue l’idée selon laquelle les traces laissées derrière les deux amants seraient en fait une œuvre d’art. Les clichés, comme une œuvre d’art, accomplissent ce travail d’un « idéal de fixité qui a été perdu, le gage d’une immobilisation bienheureuse, dans l’accord rendu avec le monde retrouvé » (Rabaté, 2004, 37). Plus encore, l’image constitue un « chemin vers la fascination, [une] promesse de la disparition du sujet passé dans le tableau qu’il fait naître » (37). L’usage de la photo se construit dans une telle dialectique entre construction de l’œuvre et disparition des sujets :

Mais toujours, à l’instant de récupérer mes affaires et de détruire cette forme d’harmonie, j’ai eu le cœur serré, comme si à chaque fois je profanais les vestiges d’un lieu saint. À nos yeux c’était aussi beau qu’une œuvre d’art, tant remarquable dans le jeu de ses couleurs que dans l’interaction des étoffes; comme si, immobiles pour l’instant, elles s’apprêtaient à ramper les unes vers les autres pour perpétuer nos gestes… Le crime ne résidait pas dans ce que nous venions de faire, mais dans l’action de le défaire. (Marie, 2005, 31)

Au centre de toutes ces analogies, une réflexion sur le pouvoir de l’image se développe. Dans L’usage de la photo, une alliance entre mort et art permet de créer une œuvre qui, par la parole, permet de vaincre la disparition. Ernaux disait atteindre le plus haut degré de réalité seulement par la réception du récit par des lecteurs5. Si, comme semble l’avancer Ernaux, la réalité se joue dans la perception, l’œuvre devient réelle lorsqu’elle pénètre la conscience des lecteurs. Au final, l’écriture n’arrive pas à empêcher la disparition; la lecture, la réactualisation des mots écrits dans la conscience de lecteurs, c’est cet acte qui résout la mort.

L’usage de la photo se lit à la fois comme un album-photo et comme un testament. La mort parcourt le récit de bout en bout; nous sommes, à chaque nouvelle photo et à chaque nouveau fragment, confrontés à la disparition et à l’absence. Disparition d’Ernaux qui se sait atteinte d’un cancer, mais aussi disparition de la relation amoureuse, qui finit par advenir à la fin du récit. Le texte permet de figer dans le temps les instants de jouissance qui ont ponctué la relation des amants, et de réaliser dans leur conservation une trace de cette jouissance, de cette complétude du corps qui se sent revivre par ses manifestations érotiques bien qu’il se sache mourir.

Je repense aux photographies érotiques que j’ai vues au Musée du sexe d’Amsterdam, et je me dis que le même sort attend tous ces sujets qui ont photographié leurs ébats. Des centaines de personnes passent entre les murs du musée quotidiennement pour voir les mêmes œuvres. Les tableaux, les photos, les objets d’art restent toujours les mêmes – impassibles. Le public, lui, change constamment et bouge sans cesse; à chaque jour les objets exposés sont perçus par différentes consciences. Quand je relisais L’usage de la photo pour cet article, je ne voyais plus le texte de la même façon qu’il y a quatre ans, quand je l’avais lu pour la première fois. Mes expériences personnelles et le temps entre les deux lectures font en sorte que l’œuvre réitère sa réalité dans chaque nouvelle lecture : les traces ne sont jamais effacées tant que quelqu’un sera là pour les voir et pour les entendre. L’usage de la photo reste un document qui témoigne de la quasi-disparation : d’une présence qui se croit mourir et qui s’écrit pour ne pas s’oublier.

 

BIBLIOGRAPHIE

BARTH, John. 1984. « The literature of exhaustion » dans The Friday Book : Essays and Other Non-Fiction. Londres : The John Hopkins University Press, p. 62-76.

CHION, Michel. 1970. La voix au cinéma. Paris : Seuil, 141 p.

ERNAUX, Annie et Marc Marie. 2005. L’usage de la photo. Paris : Gallimard, coll. « NRF », 151 p.

MARIN, Louis. 1993. Des pouvoirs de l’image. Paris : Seuil, coll. « Gloses », 266 p.

RABATÉ, Dominique. 2004. Vers une littérature de l’épuisement. Paris : José Corti, coll. « Les essais », 216 p.

Pour citer cet article: 

Lessard-Brière, Virginie. 2017. «La disparition pour contrer l'épuisement : étude de L'usage de la photo d'Annie Ernaux et de Marc Marie», Postures, La disparition de soi : corps, individu et société, n°26, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/lessard-briere-26> (Consulté le xx / xx / xxxx).