Violette Leduc : écrire le corps, écrire la honte

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Si la honte est un sentiment que l’on préfère garder sous silence, nombreuses sont les auteures qui l’ont pourtant transposée sur papier. Nous pensons notamment à Marguerite Duras, qui a affirmé que « pour des raisons diverses, la honte recouvre toute [s]a vie » (1987, 26), ou encore à Annie Ernaux, pour qui cette émotion est « devenue un mode de vie » (1997, 131). Violette Leduc fait partie de ces écrivaines qui se sont mises à nu en exposant ce sentiment complexe qui peut toucher toutes les sphères de la vie humaine, alors qu’il comporte « de multiples visages [et] de multiples aspects » (Gaulejac, 1996, 73). Or, Leduc en offre une représentation littéraire bien particulière en cela que cet affect est mis en scène, dans ses textes, sur le mode de l’entrelacement : si la narratrice a honte de sa bâtardise, elle a également honte de son apparence physique, lesquelles sont toutes deux vécues comme une illégitimité. La narratrice leducienne voit donc cet affect émerger de deux sources distinctes : de son statut social et de son corps, comme si son illégitimité originelle remontait jusqu’aux limites de son enveloppe. La honte des origines sociales et celle du corps sont imbriquées l’une dans l’autre à un point tel qu’elles donnent l’impression que la première, plus fondatrice, se transmue en une seconde, que nous pourrions qualifier « de surface », sans signifier pour autant qu’elle est d’une importance moindre. Au contraire, nous verrons que ce dédain corporel est aussi révélateur d’une société patriarcale qui stigmatise et contrôle le corps des femmes. La narratrice est effectivement grugée par un désir de disparaitre, puisque son corps ne correspond pas aux critères esthétiques qui lui sont dictés. Mais c’est surtout une envie de se fondre dans la masse en se soumettant à ces lois de la beauté qui envahit son esprit.

Dans La bâtarde (1964), plus que dans tous les autres textes de Leduc, l’écriture de la honte sociale passe ainsi par l’écriture d’un corps dont la narratrice est surconsciente et qualifie de laid. Tout en explicitant les facteurs qui nous permettent de rapprocher honte et corporéité, nous nous intéresserons à cet entrelacement des hontes des origines et de l’apparence physique. Nous observerons également le rapport entre corps humain et corps textuel : si la honte peut se manifester sur la corporéité du sujet ainsi qu’en émerger, peut-elle aussi imprégner le texte littéraire? Autrement dit, si la narratrice souhaite cacher son visage, le texte se situe-t-il aussi dans une logique de camouflage ou au contraire, emprunte-t-il une stratégie de dévoilement de soi? Nous serons amenés, au final, à percevoir la honte comme un sentiment qui représente un grand potentiel de performativité (Sedgwick, 2003, 38), ainsi qu’une immense source de création.

Le lieu de la honte

La honte possède un caractère intrinsèquement corporel en ce sens que le corps en est le premier lieu de manifestation. Il constitue le véritable réservoir de ce sentiment : c’est à l’intérieur de lui, et sur lui, que la honte laisse son empreinte. Ainsi, bien qu’elle soit rarement verbalisée, elle est malgré tout involontairement exprimée physiquement par le sujet : la honte laisse transparaitre les traces de son passage par le biais des joues qui rougissent, des yeux qui s’abaissent, de la sueur qui traverse les vêtements et de la posture qui s’affaisse. Plus encore, cet affect s’empare du sujet et le renvoie à sa propre matérialité, qu’il ne parvient pas à dissimuler aux yeux des autres. La honte, cette « sensation d’enfermement dans une corporéité » (Martin, 2006, 18), est donc une question de peau, d’enveloppe corporelle qui est vécue par le sujet comme une prison.

Comme le corps, la honte a aussi un rapport très fort avec la souillure. Il ne s’agit toutefois pas d’une souillure littérale, physique – des saletés, des taches – tel qu’en produit l’organisme humain par ses manifestations « basses », mais plutôt d’une souillure symbolique, celle qui s’oppose à la dignité et à l’honneur. Des phrases comme « Tu devrais avoir honte » ou « Tu me fais honte » braquent les projecteurs sur l’impureté d’un individu, de sorte qu’il se perçoit lui-même comme un corps souillé : « le sujet honteux se vit comme un déchet "expulsé" » (Tisseron, 2007, 25), exposé.

Si la honte se fait ainsi reconnaitre à travers diverses réactions corporelles, le corps peut lui-même en constituer la cause première. Le corps, surtout celui qui se trouve dévoilé, dénudé – comme le suggère notamment l’expression désignant les « parties honteuses1 » – est potentielle source de honte :

Although shame is an emotion that is always manifested and experienced through the body, some experiences of shame arise explicitly as a result of the body. Body shame, as I will designate it here, is a particularly interesting form of shame. An intensely personal and individual experience, body shame only finds its full articulation in the presence (actual or imagined) of others within a rule and norm governed socio-cultural and political milieu. As such, it bridges our personal, individual, and embodied experience with the social and political world which contains us. Hence, understanding body shame can shed light on how the social is embodied, that is, how the body — experienced in its phenomenological primacy — becomes a social, cultural, and political subject shaped by external forces and demands. (Dolezal, 2015, 9 [nous soulignons])

En insistant sur le caractère social, culturel et politique du sentiment de honte corporelle, Dolezal indique ici qu’il nécessite la présence d’un tiers pour s’activer. Sa « genèse [étant] sociale » (Gaulejac, 1996, 72), le sentiment honteux est créé par l’interaction entre plusieurs individus, lesquels devraient agir d’une certaine façon plutôt que d’une autre, ressembler à ceci plutôt qu’à cela. C’est d’abord et avant tout dans les yeux d’autrui que le sujet honteux croit paraitre diminué, et c’est au regard des autres qu’il souhaite se dérober.

Honte et corps sont tous deux liés au regard. Le corps – dont les critères esthétiques changent à travers les époques – est une enveloppe de chair que l’on peut toucher et sentir, mais d’abord voir et scruter du regard : il induit les yeux des autres dans sa direction, de façon parfois consciente et volontaire, d’autres fois inconsciente et involontaire. La honte – surtout celle de l’apparence physique – est également un affect du regard : nombreux(ses) sont les auteur(e)s et théoricien(ne)s (Silvan Tomkins, Helen Block Lewis, Benjamin Kilborne, Jean-Paul Sartre, etc.), qui ont défini ce sentiment comme la conscience du sujet d’être regardé – pour ne pas dire dévisagé – par autrui. Il s’agit de l’impression – réelle ou imaginée – d’être observé et jugé. Selon Renaud Camus, pour qui la honte est une « école du regard » (2004, 143), cet affect est aussi un « état de conscience » (126 [l’auteur souligne]) : une conscience « qu’il y a de l’autre » (128). Plus encore, « [a]voir honte, c’est sentir sur soi un regard. La conscience est la conscience qu’un œil est là » (142), et que cet œil nous juge.

Si c’est par notre corps que nous apparaissons en premier lieu aux yeux d’autrui, c’est également par les regards qui s’y posent que nous sommes conscients, voire surconscients, de notre propre enveloppe, et ultimement de nos plus infimes gestes, comme l’est la narratrice de La bâtarde. En effet, ce roman autobiographique met en scène un être « torturé par ses défauts » (Leduc, 1964, 23); des défauts dont elle est si consciente, dès son jeune âge, qu’elle préfèrerait les « noircir » :

Nous préparions Noël au collège : je devais tenir le rôle du roi mage noir et jouer ensuite au piano une Danse hongroise de Brahms. Je répétai mon rôle de roi mage. La perspective de noircir mon visage le jour de la fête, ce visage qui me tourmentait, dont je devenais le souffre-douleur, la perspective de noircir mon gros nez me consolait. Le jour de la fête, je jouai donc le rôle du roi mage. Personne ne rit. Je voulais jouer aussi la Danse hongroise à l’abri sous ma peau noircie. La surveillante ne voulut pas. Je montai de nouveau sur l’estrade dans le hall. On tira les rideaux. Je jouai, de profil. Tout le monde rit. Ma mère, les professeurs me voyaient, m’écoutaient. Ce fut un déferlement de fausses notes. Plus ils riaient, plus je me trompais. Je vins retrouver ma mère dans la salle. Elle était froide et semblait désolée. Je regrettais la dépense pour une robe de serge bleue qu’elle m’avait offerte. Le soir, mon beau-père demanda des nouvelles de la fête. Je quittai la salle à manger, je souffris pour deux. Plus tard j’ai eu l’audace, le cynisme, l’injustice de reprocher à ma mère d’avoir mis au monde un être laid. (68)

Le champ sémantique de la souffrance qui imprègne ce passage définit bien le rapport de la narratrice à son corps, lequel est vécu sur le mode de la torture. La répétition du verbe « noircir » au début de cet extrait est d’autant plus révélatrice de la honte corporelle qui affecte la fillette : cette dernière, qui se retrouve seule pour affronter les regards et les rires moqueurs des spectateurs auxquels elle est exposée, témoigne de cette envie « de disparaitre, de se cacher sous terre pour échapper au regard des autres. » (Gaulejac, 1996, 242) Plus encore, c’est son profil dévoilé, non noirci – et isolé dans le texte par la virgule – que la narratrice associe aux rires suscités par sa prestation. À l’inverse, la rime entre les termes « abri » et « peau noircie » évoque l’idée de noirceur comme refuge, de disparition de soi comme réconfort. Ce passage rend compte de la mise en scène littérale, totale, physique d’un corps, laquelle est synonyme de honte et de danger : « Et cette "mise à nu" […] est l’équivalent d’une mise à mort. » (Tisseron, 2007, 48) La narratrice sur scène est surconsciente des regards que les spectateurs posent sur son « gros nez ». Ce dont elle a envie, c’est alors de se fondre dans le décor afin de se dérober à leurs regards. Se mettre volontairement dans l’ombre représente, pour elle, un acte consolateur : la seule issue à cette « mise à mort » symbolique.

La fin du passage, par la question de la robe, évoque implicitement cet entrelacement des hontes du corps et de classe sociale. La robe de serge représente, d’une part, une façon de se conformer aux normes de beauté de l’époque, et désigne une volonté d’être « bien mise » devant les spectateurs. D’autre part, le texte la qualifie surtout de dépense : la robe représente un cadeau, une offrande de la part de la mère, un objet qu’une famille de peu de moyens ne se permet pas normalement. Déçue de sa prestation, la jeune fille se sent ensuite coupable de cette dépense qui n’a finalement pas porté fruit, ou devant laquelle elle ne se sent pas à la hauteur. Les enjeux de la beauté et de l’argent s’inscrivent alors dans cette robe, laissant suggérer, en plus de la honte reliée à l’apparence physique, une honte de la pauvreté. Autrement dit, la question de la dépense, que la narratrice regrette, sous-tend celle de la beauté comme de la classe sociale. La honte du « profil », qui est aussitôt relayée par une incapacité à performer, à ne pas faire de fausses notes, provoque une incapacité à faire honneur au coût que représente la robe de serge bleue. La honte du corps que ressent la jeune fille sur scène vient ainsi réveiller sa conscience d’appartenir à une famille de classe sociale subalterne.

Une honte à double face

La question de la bâtardise dans ce texte éponyme est, de fait, plus qu’importante. Elle représente – tel que nous l’avons mentionné en début d’article – une première « couche » de honte, que la narratrice porte comme un fardeau, un lourd héritage de la part de sa mère : « Je suis née porteuse de ton malheur comme on naît porteuse d’offrandes. » (Leduc, 1964, 24) Berthe Leduc, qui tomba enceinte d’un fils de famille bourgeoise chez qui elle était engagée comme ménagère, voit dans sa fille le reflet de l’homme qui l’a rejetée. Elle rappelle donc constamment à Violette, par son regard froid2 et ses paroles méprisantes, l’humiliation qu’elle-même a vécue à cause de sa grossesse illégitime et la souffrance que sa présence au monde lui inflige. Tout comme la laideur, la bâtardise est, une fatalité pour la narratrice qui, dès la naissance, lui colle à la peau. Si la femme est « intoxiquée » par ses défauts, cette intoxication trouve une source plus profonde encore dans les origines sociales d’une bâtarde : « Je suis née le 7 avril 1907 à 5 heures du matin. Vous m’avez déclarée le 8. Je devrais me réjouir d’avoir commencé mes premières vingt-quatre heures hors des registres. Au contraire, mes vingt-quatre heures sans état civil m’ont intoxiquée. » (30) La métaphore de l’intoxication, qui évoque le corps – un corps empoisonné, malade, voire mourant –, est utilisée pour qualifier cette bâtardise, suggérant une imbrication des questions sociale et corporelle : l’illégitimité sociale viendrait affecter – ou créer – le corps disgracieux. À l’inverse, la richesse et la beauté sont deux entités qui vont de pair, la narratrice déclarant : « […] ce que je ne serai pas : une femme riche, une femme belle, une femme sure d’elle. » (224)

Laideur et bâtardise sont donc inextricablement liées dans le texte : elles s’appellent l’une et l’autre, et la (sur)conscience de l’une entraine la (sur)conscience de l’autre. Nombreux sont les passages, dans La bâtarde, qui mettent de l’avant cette correspondance entre l’apparence physique et l’infériorité sociale :

Je suis la fille non reconnue d’un fils de famille, je dois rivaliser en soins, en médaille et chainette d’or, en robes de broderie, en longues anglaises, en teint clair, en cheveux soyeux avec les enfants riches de la ville lorsque ma grand-mère me promène dans le Jardin public. […] je dois vaincre les enfants cossus de la ville. (31)

« Rivaliser » et « vaincre » connotent les rapports de pouvoir qui régissent les relations sociales tout en exprimant le désir de la narratrice de surmonter son illégitimité. L’apparence physique et la parure – comme la robe de serge bleue – deviennent des moyens pour obtenir une certaine reconnaissance auprès d’autrui : une façon de passer d’une position inférieure à supérieure. En étant bien habillée et coiffée, la narratrice croit être dotée d’une valeur positive dans le regard des autres. C’est, en quelque sorte, en jouant un rôle, en se « costumant » pour correspondre à une féminité codifiée, que la jeune fille – comme la femme – obtiendrait un statut social légitime : celui qu’une bâtarde ne peut se voir attribuer. Elle doit, autrement dit, se « masquer » en public afin de camoufler ses origines sociales honteuses. Cependant, le costume – qu’il soit porté réellement ou qu’il soit imaginé – n’apporte pas toujours la confiance désirée par la narratrice. Le passage suivant, dans lequel la femme s’imagine vêtue d’un habit de torero, exprime à quel point les sentiments de honte et d’infériorité sont plus forts qu’une simple parure :

Un, marcher au milieu du trottoir. Un, me dégager des vitrines, des objets. Deux, rejeter les épaules. Trois, rejeter aussi la tête, surtout la tête sinon ils me confondront avec une volaille à la chasse aux céréales. Avoir des fesses sculptées de torero. Sculptées dans du marbre un peu potelé. Posséder un costume de torero. J’apprendrais les couleurs des broderies dans un soleil mordant. Mes fesses me délabrent. J’ai peur, je vais les décevoir. Il y a tant d’inconnus dans mon dos. Ils se disent : bien cambrée, bien balancée. Mais oui mais oui… bien cambrée, bien balancée. Après vient mon visage, après vient la surprise, le choc. (216)

« Un […] Deux […] Trois […] » : l’idée de règles à respecter, amplifiée par l’utilisation de verbes à l’infinitif, est illustrée dès le début du passage, comme si la narratrice énumérait les codes ou le protocole de la bonne démarche féminine. Elle semble soudainement confiante, à un tel point que l’idée d’être vêtue d’un costume de torero lui traverse l’esprit. Cependant, son manque d’assurance prend vite le dessus : « Mes fesses me délabrent. J’ai peur, je vais les décevoir. » Une dégradation caractérise alors ce passage, dans lequel la narratrice, marchant d’abord de manière assurée, perd graduellement confiance en ses moyens. Le costume de torero s’est rapidement éclipsé sous le « choc » du visage disgracieux, « lieu de croisement transitif du voir et d’être vu, ou plus exactement de se voir être vu. » (Pommier, 2010, 42 [l’auteur souligne])

Colette Trout Hall, dans Violette Leduc, la mal-aimée, exprime ainsi le lien intime entre l’apparence physique et la question des classes sociales :

[S]i Violette Leduc utilise fréquemment des termes qui peuvent aussi bien s’appliquer à sa naissance illégitime qu’à sa laideur […], c’est que justement ces deux états sont perçus, par la société de cette époque, de la même manière. Une bâtarde est coupable de sa naissance tout autant qu’une femme est coupable de sa laideur. (1999, 96)

Si l’écriture du corps honteux dans ce roman autobiographique met de l’avant « la critique d’une société qui exerce une tyrannie de l’apparence sur les femmes » (13), elle semble aussi être la voie qu’a empruntée Violette Leduc pour exprimer son sentiment d’illégitimité sociale. L’écriture du corps va donc de pair avec celle d’une infériorité et d’une exclusion sociales, et le visage « laid », chez Leduc, en est métonymique : il en est le symbole, le véritable « signe de sa marginalité » (23).

Honte corporelle et corps textuel

Le regard et le jugement d’autrui, inhérents au sentiment de honte, sont tributaires d’un rapport de force entre les individus, communautés et groupes sociaux que cet affect travaille à réguler. Dans American Shame, Myra Mendible met l’accent sur ce caractère social et très politique de la honte, sur sa propension non seulement à générer les rapports de pouvoir, mais aussi à les maintenir en place :

For whose behavior is characterized as shameful, who is deemed redeemable, and who is forgiven and welcome back to the fold varies by context and subject position. Historically the moral force of shame has tended to serve power rather than to change it. (2016, 6)

La honte du corps ne fait pas exception, comme nous l’avons vu avec Luna Dolezal3. Elle provient d’un contexte socioculturel et politique, et de ses lois spécifiques, les corps étant des surfaces d’inscription de ces dernières :

[L]e rôle de la peau dans la honte est souligné par le fait qu’elle a souvent été utilisée comme lieu d’inscription des marques sociales de l’infamie : marques au fer rouge sur le front ou sur d’autres parties du corps des condamnés, ou sur la poitrine des femmes adultères. (Tisseron, 2007, 48)

En plus de rappeler le lien unissant la honte et le corps, Serge Tisseron met de l’avant la vision des corps comme surfaces d’inscription que plusieurs théoricien(ne)s, dont Foucault4, ont développée. En un mot, le corps est un texte, comme le mentionne Andrea Oberhuber, qui renchérit sur ce concept : « [il] est toujours déjà l’objet d’une construction sociale et culturelle, […] il est dès sa naissance un corps interprété, un corps de langage, lié au programme d’une société et, donc, d’emblée une surface d’inscription, un texte » (2012, 14 [l’auteure souligne]). Si ces lois socioculturelles sont non écrites, c’est alors le corps qui, faisant office de papier, en porte l’inscription et les absorbe. Il s’agit d’un corps-texte, d’un corps-éponge, d’un papier absorbant.

Dans La bâtarde, l’envie de disparaitre s’empare de la narratrice à maintes reprises, mais celle de modifier son apparence, de l’embellir, est également omniprésente. En fait, la tentative de transformer son physique constitue aussi une façon de disparaitre, c’est-à-dire de se fondre dans la masse normative jusqu’à devenir « invisible ». La femme vise donc désespérément à correspondre aux lois de la beauté féminine prescrites par sa société :

Je voulais embellir. Hermine acheta d’autres numéros de Vogue, de Fémina, du Jardin des modes. J’apprenais par cœur des bienfaits du tonique, de l’astringent – l’ennemi du pore dilaté –, de la mousse à nettoyer, de la crème nourrissante, du jus d’orange, de la poudre abricot. Ma tête dans mes mains, je lisais conseils, avertissements avec anxiété. Rides, pattes-d’oie, pellicules, points noirs, cellulite atteignaient l’aigu des calamités de Jérémie. Je lisais, je relisais de page en page mes points noirs, mes rides, mes pores dilatés, mes cheveux qui tombaient. De page en page je me désolais sans me regarder. Je voulais rajeunir avant ma vingt-cinquième année. Je le voulais pour Vogue, Fémina, le Jardin des modes. […] C’est l’heure de la respiration, c’est l’heure de l’expiration, c’est l’heure de la culture physique. L’heure de la coulée des hanches, l’heure du tour de taille, l’heure de la chasse au double menton, l’heure de la cheville, l’heure du poignet. Fenêtre ouverte, azur pour trompettes, vous patienterez. C’est l’heure de l’assouplissement, c’est l’heure de la couleur garance dans le sang, c’est l’heure de la circulation. Allongée sur le plancher, ayant touché vingt-cinq fois la pointe de mes pieds pour rajeunir vingt-cinq fois avant ma vingt-cinquième année, je gloussais avec un sanglot dans la gorge. (Leduc, 1964, 201)

La multitude d’énumérations que comporte cet extrait, ainsi que la structure parataxique de ce dernier créent un effet d’accumulation exemplaire de l’asphyxie que peuvent ressentir les femmes qui, encore aujourd’hui, se mettent cette pression de ressembler à des modèles sociaux inatteignables. Ce passage met non seulement en lumière la souffrance, l’anxiété et la tristesse des femmes marginalisées parce qu’elles ne correspondent pas à ces idéaux, mais aussi l’aliénation qu’elles éprouvent par rapport à l’industrie de la beauté et à ses critères esthétiques. Surtout, la structure anaphorique caractérisant la seconde moitié de l’extrait met de l’avant l’idée d’un corps que l’on peut – ou que l’on doit – entrainer, pour parvenir à le moduler, le transformer, le rajeunir. La métaphore du corps-texte y est explicitement présente : « Je lisais, je relisais de page en page mes points noirs, mes rides… » Le corps de la narratrice se voit alors transposé sur la page, tout comme il devient surface d’inscription.

Le rapprochement des corps féminins à la symbolique de la souillure fait des femmes des candidates plus qu’éligibles au sentiment de honte. De la même manière que les sujets honteux, les femmes, qui ont depuis très longtemps – si ce n’est depuis toujours – été définies par leur corporéité plutôt que par leur intellect, sont associées à un corps impropre. Plus précisément, c’est l’aspect incontrôlable de l’organisme féminin, marqué notamment par les fluides produits lors des menstruations et de l’accouchement, qui semble les rattacher à cette souillure. À ce propos, Elizabeth Grosz a qualifié le corps féminin de « volatile » dans Volatile Bodies, afin de mettre l’accent sur cette idée d’incontrôlabilité, la corporéité des femmes étant perçue comme l’envers de l’ordre, de la propreté et de la pureté :

Can it be that in the West, in our time, the female body has been constructed not only as a lack or absence but…as a leaking, uncontrollable, seeping liquid; as formless flow; as viscosity, entrapping, secreting; as lacking not so much the phallus but self-containment – not a cracked or porous vessel, like a leaking ship, but a formless that engulfs all form, a disorder that threatens all order? I am not suggesting that this is how women are, that it is their ontological status. Instead, my hypothesis is that women’s corporeality is inscribed in a mode of seepage. (1994, 203)

C’est cette « impure matérialité » (Oberhuber, 2012, 11) qui se voit donc accolée au corps féminin, qui y est gravée, et qui semble faire souffrir la narratrice leducienne. Cette dernière nous donne l’impression d’être répugnée d’elle-même, de se percevoir comme impropre, voire « abjecte » (Kristeva, 1980), de sorte qu’elle veuille modifier son apparence dans sa totalité. En effet, son physique, tout particulièrement son visage, la repousse au point de perturber son identité. Paradoxalement, son visage lui apparait comme un objet de fascination : « […] l’abject sollicite et pulvérise tout à la fois son sujet » (Kristeva, 1980, 12). Pour le formuler autrement, Violette Leduc est dégoutée de son visage, mais ce dernier représente par le fait même une partie de son corps qu’elle ne peut s’empêcher de représenter et de décrire.

Si les femmes ont longtemps été perçues comme ces « intrigantes maléfiques » (85), ces corporéités abjectes, la honte du corps ressentie par ces dernières prend alors une dimension et une importance particulières. C’est notamment ce que Patricia Moran et Erica L. Johnson remarquent dans l’introduction de The Female Face of Shame. En se basant sur la théorie beauvoirienne, elles établissent ce lien entre la honte et le fait d’être femme : « Historically, women have been defined as corporeal in a way that men are not, and the female body is thus a critical locus for discourses and representations that link femininity with shame. » (2013, 12) Il s’agit moins d’affirmer que les femmes sont plus honteuses que les hommes, que d’avancer l’idée qu’une honte corporelle vécue par les femmes est emblématique et révélatrice d’une société qui stigmatise ces dernières.

C’est donc à une sorte de formatage et de moulage5 que les corps des femmes sont soumis malgré elles. C’est également ce corps social et textuel, qui ne laisse que peu – ou pas – de place à la diversité, que met en scène le texte de Leduc. La narratrice de La bâtarde semble toutefois en être bien consciente, qualifiant son rapport au corps et à la beauté d’« esclavage » : « Je suis moche. Un canal, pour me recevoir, s’élargirait. Je souffre dans les entrailles de ma grande bouche, de mon gros nez, de mes petits yeux. Plaire, se plaire. Le double esclavage. » (Leduc, 1964, 215)

L’écriture de la honte : contrer la disparition de soi

Un double esclavage et une double honte : c’est ce que nous donne à lire Violette Leduc dans La bâtarde. Si l’intoxication due à la bâtardise affecte la narratrice jusqu’au corps même, cette double illégitimité marque également sa mémoire. De jeune fille à femme, la narratrice se voit au fil de son récit profondément marquée par les paroles d’autrui, qui ravivent sans cesse son sentiment d’humiliation. À ce propos, Jean-Pierre Martin mentionne combien la honte peut aussi être infligée par le langage : « La honte sociale ou politique exploite une faiblesse congénitale. Elle voile et dénude, excise et infibule, se drape dans les traditions et les dogmes, produit des signes et des rituels. Mais, d’abord, elle nomme. Sa violence est inséparable du verbe. » (2006, 27 [nous soulignons]) Il est par ailleurs intéressant de relever, dans cette citation, l’usage d’un lexique évoquant tout à la fois l’aspect social, langagier et corporel de la honte, ce qui démontre bien le caractère multidimensionnel de cet affect.

La bâtarde comporte plusieurs épisodes dans lesquels la narratrice est non seulement la cible de regards accusateurs, mais aussi de paroles blessantes quant à son statut social et son apparence physique, comme si le langage violent redoublait les regards méprisants auxquels elle est confrontée. Pour le formuler autrement, si le regard précède le langage (Berger, 1987, 7), les paroles offensantes concrétisent et réactivent la honte que le regard a d’abord fait naitre. Dans le passage suivant, dont la structure répétitive et chiasmatique crée un effet d’écho, la narratrice rapporte les paroles d’un « ami », qui lui a confirmé sans détour son statut social subalterne : « Les bâtards sont maudits : un ami me l’a dit. Les bâtards sont maudits. » (Leduc, 1964, 57) Les rimes en [i] ainsi que les allitérations en [b], [t] et [d] produisent une résonnance, comme si les mots, traumatisants, revenaient et se retournaient dans la mémoire de la narratrice. Ce retour des paroles à la mémoire, pour ne pas dire cette hantise, est donc observable dans l’omniprésence de discours rapportés, mais aussi dans la narration elle-même, par le biais de verbes qui comportent un caractère répétitif comme « réentendre » : « Je réentendais quand même la réflexion dans la maison d’édition : "J’ai vu Violette Leduc au concert… Oui, dans le même accoutrement." » (178) Les paroles sont parfois si violentes qu’elles semblent laisser leur empreinte permanente dans la mémoire : « Cette femme a crié : moi, si j’avais cette tête-là, je me suiciderais. » (234) Précisons d’ailleurs que cet événement fut relaté dans un autre texte, paru dans Les Temps modernes, trois ans avant la publication de La bâtarde. Cette simple réécriture démontre d’emblée la réminiscence de ces paroles dans la mémoire de l’auteure.

Violette Leduc couche ainsi sur le papier une honte sociale et corporelle qui émerge d’un langage injurieux et violent. Or, l’auteure ne semble pas vouloir se cacher derrière son livre, encore moins derrière ces mots qui l’ont blessée. Au contraire, c’est justement cette « tête-là », ce « gros nez » et cette bâtardise qui sont exposés aux yeux des lecteurs par l’entremise de l’écriture, malgré cette volonté, exprimée dans le texte, de les « noircir ». La honte, qu’elle soit corporelle ou originelle, devient donc un ethos pour la narratrice, une manière de se (re)présenter et de se mettre en scène, elle qui écrit noir sur blanc qu’elle est « moche », qu’elle est bâtarde, et qui le réitère tout au long de son texte : « Je suis née brisée. Je suis le malheur d’une autre. Une bâtarde, quoi! » (352)

Si « [d]ans la honte, l’individu se sent "percé à jour", "transpercé", autant d’expressions qui évoquent la violation de la barrière anatomique de la peau » (Tisseron, 2007, 48), Violette Leduc semble elle-même se mettre à nu dans son texte qui prend, lui aussi, la forme d’un corps que l’on expose sans vêtement et sans complexe. C’est-à-dire que si le corps humain s’apparente à une surface d’inscription des lois sociales, le texte littéraire peut pareillement être modelé par le sentiment de honte, lequel est caractérisé par un entrelacement paradoxal du camouflage et du dévoilement, du pudique et de l’impudique :

As best described by Tomkins, shame effaces itself; shame points and projects; shame turns itself skin side out; shame and pride, shame and dignity, shame and self-display, shame and exhibitionism are different interlinings of the same glove. Shame, it might finally be said, transformational shame, is performance. I mean theatrical performance. […] Shame is the affect that mantles the threshold between introversion and extroversion, between absorption and theatricality, between performativity and – performativity. (Sedgwick, 2003, 38)

Ce caractère réversible du sentiment honteux imprègne le texte de Leduc en cela qu’il met en œuvre cette cohabitation du caché et du montré; qu’il met en scène une narratrice qui souhaite disparaitre tout en s’y dévoilant sans filtre :

Je durcissais mon visage baroque avec des cheveux coupés au rasoir au-dessus des tempes, je me voulais un concentré de curiosité pour le public d’un café, pour le promenoir d’un music-hall parce que j’avais honte de mon visage et qu’en même temps je l’imposais. […] Complexes. J’ai appris le mot après. Je me voulais à la proue de mes complexes. (Leduc, 1964, 178)

Une théâtralité se confirme dans ce passage, qui met de l’avant des lieux publics s’apparentant, comme les limites du roman autobiographique, à une scène de théâtre ou de cirque : « […] je me voulais un concentré de curiosité pour le public […] » De plus, pour l’une des rares fois dans cette œuvre, la honte est ici nommée littéralement et exposée sans détour au regard des lecteurs. Le visage, quant à lui, n’est plus décrit comme « laid » mais comme « baroque », ce qui euphémise ce complexe exalté ailleurs dans le texte, créant ce que nous aurions pu appeler une esthétique du sabotage et du dégout de soi. La mise en scène de soi se fait donc effectivement sur le mode du « jeu », de la performance : le visage « baroque » est « durci », la honte et les complexes, que l’on souhaiterait normalement garder pour soi, sont « imposés ».

Cette exposition sans fard des complexes et du sentiment honteux se veut hautement performative, voire libératrice. La honte ayant « its own, powerfully productive and powerfully social metamorphic possibilities » (Sedgwick, 2003, 65), sa transposition sur papier et sa publication semblent être, pour Leduc, le moyen ultime d’acquisition d’un statut social légitime : celui d’auteure. Écrire sa honte et la rendre publique pour ne pas s’engouffrer dans ce désir de disparition de soi; faire entendre la voix blessée d’une bâtarde et mettre à nu le corps honteux au lieu de le dissimuler : telle est la performance leducienne à laquelle nous assistons en lisant La bâtarde. Briser les murs silencieux de la honte et offrir son texte comme si elle offrait son propre corps semble être la stratégie qui permet à l’auteure de se délivrer de sa honte :

Dire avant l’autre, mieux que l’autre, tous mes défauts, en faire l’inventaire, au point de révéler ce que l’autre peut à peine apercevoir – n’est-ce pas déjà une des façons d’exorciser la honte du corps? Je t’offre mon corps, lecteur, ou plutôt j’offre mon corps singulier, tel qu’il est, dans son détail abject, à la littérature. Ainsi, je m’en délivre. (Martin, 2006, 70)

L’acte d’écrire représente, pour la narratrice, une véritable porte de sortie, à un point tel qu’elle implore au début du roman : « Mon Dieu, faites que j’écrive une belle phrase, une seule » (Leduc, 1964, 29), suggérant le geste d’écriture comme celui qui détient un réel pouvoir de libération. Plus loin, elle mentionne que « [p]our se soulager avec ce qui a été, il faut s’éterniser. » (257) La page blanche semble alors devenir, pour l’écrivaine, l’espace le plus propice à cette entreprise d’éternisation : c’est-à-dire un lieu dénué de contrôle et d’exigences sociales, où tout peut repartir à zéro. L’écriture amène Violette Leduc à s’extraire, en quelque sorte, d’un espace spécifique et d’un temps linéaire; de disparaitre dans un hors-temps. Enfin, s’éterniser par le biais de l’écrit et de la publication semble avoir permis à cette bâtarde de se forger une identité, et même de « partir à la conquête de son "état civil" » (Charles-Merrien, 1998, 22). Car si l’écriture est un réel labeur ainsi qu’une source d’angoisse pour Leduc, elle n’en est pas moins le lieu d’une renaissance du sujet féminin, d’une (re)mise au monde et, ultimement, d’une forme de salut : « Écrire, c’était lutter, c’était gagner ma vie comme les croyants gagnent leur paradis. » (Leduc, 1964, 375)

 

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Pour citer cet article: 

Collette, Frédérique. 2017. «Violette Leduc : écrire le corps, écrire la honte», Postures, La disparition de soi : corps, individu et société, n°26, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/collette-26> (Consulté le xx / xx / xxxx).