Dans un article intitulé « Body Control in American Cyberspace : A Study of Don DeLillo’s White Noise », Ruzbeh Babaee remarque que la naissance de la cybernétique produit des effets sur le corps social et sur celui des sujets qui l’habitent : « [S]hifting from center to position, the body is no longer regarded as a pre-existing phenomenon; but as something constantly reconstructed » (2014, 288). En scrutant la manière dont le corps du protagoniste principal de White Noise, Jack Gladney, se désincarne à travers les informations qui le définissent, Babaee tente de démontrer que l’espace cybernétique « tente de contrôler le corps humain à partir de l’idée de la mort » (Ibid.; nous traduisons). Babaee n’est d’ailleurs pas le seul à faire état de ce processus : Katrina Harack, dans Embedded and Embodied Memories : Body, Space and Time in DeLillo’s White Noise and Falling Man (2013), et Lindsey Davis, dans The Body Repressed/The Body Sublime : Navigating Postmodern Death in DeLillo’s White Noise (2010), reprennent toutes deux à leur compte cette idée d’un corps dissolu dans le réseau des informations dans lequel il baigne et par lequel il est façonné.
Or, qu’en est-il de ces rares textes delilléens qui semblent évacuer la question fondamentale de l’emprise technologique sur le corps pour ne traiter que de ce dernier ? Des textes comme Body Art (2003) ou Cœur-saignant-d’amour (2006) peuvent-ils et doivent-ils, de ce point de vue, être compris comme un écart de parcours ? Incarnent-ils plutôt une variation sur ce thème du corps concerné par un réseau, thème qui se manifesterait alors autrement que par le biais des technologies et de leur représentation ? Prenant le parti de la seconde possibilité, cet article cherche à comprendre comment, dans ces textes ponctuels mais aussi dans la globalité de l’œuvre delilléenne, les réseaux s’articulent autour du corps à partir de la question que pose le langage et, plus spécifiquement, la prise de parole. En effet, l’exploitation omniprésente de la thématique du corps, dans l’œuvre de DeLillo, s’accompagne d’une désincarnation dont les réseaux (à comprendre au sens large de mise en relation, et donc ici bien davantage sémantiques que médiatiques) sont en partie responsable. Ce sont d’abord quelques fondements psychanalytiques qui nous fourniront l’occasion d’entrer dans la question du rapport unissant corps et langage dans une tentative commune de produire du sens. Nous étudierons par la suite les personnages de M. Tuttle, de Lauren (Body Art) et d’Alex (Cœur-saignant-d’amour) pour saisir la manière dont ils portent la marque de cet impératif du sens.
Dans Le stade du miroir, Lacan parle de la formation de l’instance du moi comme de ce qu’il appelle la rédaction d’une « ligne de fiction » « qui ne rejoindra qu’asymptotiquement le devenir du sujet, quel que soit le succès des synthèses dialectiques par quoi il doit résoudre en tant que je sa discordance d’avec sa propre réalité » (1966, 94). La constitution d’une identité s’inscrirait donc, comme l’a déjà noté Nancy Huston (2008), sous le signe de la fabulation, une fabulation qui, selon Lacan, n’entre jamais en rapport d’adéquation parfait avec la réalité de l’individu qui l’a produite. Cette fiction trouve sa source dans ce que la psychanalyse appelle le stade du miroir, stade durant lequel l’enfant, à la vue de son reflet, comprend le rapport de coïncidence entre son corps et celui qu’il voit. C’est donc dire qu’elle est générée à l’origine et pour sa majeure partie par la confrontation du sujet à une image de son propre corps. Lacan dit à ce sujet
que la forme totale du corps […] ne lui est donnée [au sujet] que comme Gestalt, c’est-à-dire dans une extériorité où certes cette forme est plus constituante que constituée, mais où surtout elle lui apparaît en relief de stature qui la fige et sous une symétrie qui l’inverse, en opposition à la turbulence de mouvements dont il s’éprouve l’animer1 (Ibid.).
Pour résumer les propos de Lacan, l’image du corps que le stade du miroir offre au sujet est une Gestalt, soit une espèce de forme totalisante, globalisée, selon laquelle le corps est une entité unifiée. De cette image découle une stature constituante, c’est-à-dire le modèle total donné par l’image spéculaire. L’image reflétée est donc constitutive de la manière dont le sujet perçoit son propre corps, elle devient un moulage que le sujet, encore informe, doit remplir pour devenir forme. Comme le souligne Lacan, cette vision totalisée du corps s’oppose à l’expérience primordiale de celui-ci. L’infans, avant son entrée dans le devenir-sujet, n’éprouve jamais son corps dans ce qu’on pourrait appeler une synthèse, que seule la captation par le regard permet, mais dans le morcèlement des parties qui le composent et qui, sans le concours du reflet, n’auraient sans doute pas lieu d’être liées. En somme, avant d’avoir accès à l’image complète du corps qu’offre le miroir, l’infans n’aperçoit son corps que par fragments – là un bras, là une jambe, qu’il reconnait comme siens – sans que ces perceptions ne s’articulent entre elles en tant que parties du tout dont il est la résultante.
Ces remarques nous sont précieuses car elles permettent de mettre en évidence le rapport entre l’identité et la narration qui la constitue. Mais elles nous le sont encore d’autant plus qu’elles révèlent que la manière par laquelle un sujet construit son propre corps ou une représentation de celui-ci est une affaire de forme, c’est-à-dire une affaire de narration. C’est à partir de cette question, celle du rapport qui unit le corps à la narration, au mot et au discours en général, qu’il apparait pertinent de convoquer les questions psychanalytiques. Il s’agira donc, à travers Body Art et Cœur-saignant-d’amour, de voir de quelles manières cette relation entre corps et texte s’élabore dans l’imaginaire delilléen. Il est clair que la façon dont Freud et Lacan pensent le rapport de la parole au corps s’avère tout à fait éclairante pour mieux comprendre les enjeux de ces textes : le corps, dans les travaux fondateurs de la psychanalyse, ne participe pas uniquement d’une mécanique organique, puisqu’il est éminemment concerné et conditionné par le sens qui, ne pouvant advenir par la parole, s’inscrit dans la chair dès lors qu’il cherche à la faire signifier. Par conséquent, gardons en tête cette idée selon laquelle le corps, comme on peut le lire dans Étiologie de l’hystérie (Lacan, 1973), devient pour le sujet le lieu de résurgence d’une parole qui cherche à s’énoncer. Une correspondance se crée donc entre l’entrée du corps dans le langage et le parcours que ce-dernier trace dans et sur le corps.
Body Art raconte l’histoire de Lauren, une artiste du body art récemment devenue veuve qui découvre la présence d’un étrange intrus dans l’une des chambres de sa maison isolée du monde. Plutôt que le livrer aux autorités, Lauren décide d’engager avec lui un dialogue qui, vu les facultés langagières limitées de l’individu, s’avère plus ardu que prévu. On assiste donc au déroulement d’un temps mal défini pendant lequel Lauren laisse entrer dans l’intimité de son quotidien celui qu’elle baptise M. Tuttle. La situation ambiguë et statique prendra fin lorsque ce dernier disparaitra sans explication, disparition qui donnera à Lauren le matériau nécessaire à l’élaboration de sa prochaine performance. Revenons donc à Lacan pour mieux en arriver à M. Tuttle. Ce stade du miroir lors duquel le sujet est confronté à l’intégrité de son corps semble étranger à M. Tuttle. En effet, son corps parait pourvu d’un caractère insaisissable, d’une certaine évanescence faisant en sorte qu’il est impossible pour Lauren de le cerner. Le texte spécifie que M. Tuttle « avait le menton en retrait, sévèrement rentré, ce qui donnait à son visage un air inachevé » (DeLillo, 2003, 45), un aspect flou. Lauren, quant à elle, est fascinée par « le côté saccadé de ses paroles et de ses gestes, le côté autodidacte, son apparent désintérêt pour ce qui lui arriverait désormais », puisque ce qu’elle détecte chez M. Tuttle n’est « ni apathie ni indifférence […] mais plutôt une aptitude limitée à envisager les implications » (44). Il y a dans Body Art une difficulté certaine, pour Lauren, à circonscrire les limites de ce corps qui, pour ainsi dire, ne parait pas réellement habité. Cette transparence et cette fragmentation physique de M. Tuttle sont en adéquation avec le morcèlement et l’opacité de son discours. Le caractère segmentaire et hachuré du corps du personnage trouve son équivalent dans la compartimentation de sa parole. Lauren remarque d’ailleurs que M. Tuttle semble vivre « dans un temps dépourvu de qualité narrative » (65), c’est-à-dire en dehors des possibilités qu’offre un récit de soi, d’où l’évanescence qui se traduit à même la corporalité du personnage.
Le texte pose donc lui-même cette adéquation entre l’intangibilité matérielle et l’intangibilité identitaire de M. Tuttle, les deux dépendant de son incapacité à se dire. Nous nous retrouvons face à un personnage qui n’arrive pas à s’incarner, du fait que son avènement est impossible à articuler dans la parole. Par exemple, M. Tuttle utilisera l’expression « C’est pas capable » (43) ou « Ce n’est pas capable » (65) pour manifester son impuissance à fournir des réponses satisfaisantes aux questions de Lauren. Cette étrange formulation rappelle les propos de Lacan sur l’inconscient, dans la Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose : « [S]ans qu’on y pense, et sans donc que quiconque puisse penser y penser mieux qu’un autre, ça pense. Ça pense plutôt mal, mais ça pense ferme » (1966b, 17). Sans vouloir faire de M. Tuttle un ça incarné, il est indéniable que quelque chose chez lui le rapproche de cette partie de l’individu se dispensant du je pour parler – surtout si par là on n’entend pas seulement l’acte énonciatif mais aussi les modalités corporelles de la résurgence du sens. En d’autres mots, M. Tuttle dit que ce n’est pas capable puisqu’il n’y a pas réellement de sujet qui puisse parler en son nom dans le corps qu’il occupe. Une analogie qui pourrait reposer sur le caractère informe, informulé ou informulable du corps de M. Tuttle, mais aussi sur le fait qu’il s’y produit une forme d’activité énonciative sans qu’un je entre en cause. Peter Boxall, dans Don DeLillo : The Possibility of Fiction, relève cet aspect ambivalent du personnage :
Alors que M. Tuttle est une présence fantomatique, une sorte de figure inachevée, une fiction qui peut parler seulement en adoptant les voix et les gestes des autres, sa spectralité ne se manifeste pas par son caractère insubstantiel. Au contraire, sa présence est profondément matérielle, même si elle semble provoquer un vide dans l'air (2006, 219).
Laura Di Prete fait une remarque similaire dans The Body Artist : Performing the Body, Narrating the Trauma, lorsqu’elle définit M. Tuttle comme un être à cheval entre une « embodied voice » et un « speaking body » (2005, 502). Cette transparence évoquée par Boxall n’est pas causée par un manque de tangibilité matérielle du corps mais par un manque de consistance narrative de celui-ci Le corps de M. Tuttle est difficile à cerner parce qu’il n’est pas lisible en tant que corps ayant fait l’objet d’un processus de narrativisation.
Corps sans cohérence, M. Tuttle est aussi une parole « sans sujet ». C’est pour cette raison que son utilisation des temps de verbes est inadéquate, signe de son incapacité à se positionner dans un temps narratif ayant pour rôle, en ce qu’il porte une certaine perception de la durée et de la continuité de l’être, de départager ce qui relève du passé, du présent et du futur. Sa confusion s’étend jusqu’aux pronoms : les énoncés de M. Tuttle sont des reproductions de certaines phrases prononcées par d’autres personnages auparavant. Pour reprendre une formule de Michael Majeski dans Valparaiso, M. Tuttle est « aux jointures de l’être » (DeLillo, 2001, 49), ou plutôt, c’est un être sans jointures, dont les fragments ne sont pas reliés. Lauren, sa seule interlocutrice, en est tout à fait consciente :
Il y a dans la moindre conversation un code qui communique aux interlocuteurs ce qui se passe hors de la simple acoustique. Cela manquait lorsqu’ils parlaient. Il manquait une mesure. Elle avait du mal à trouver le tempo tout ce qu’ils avaient c’étaient des mots désassortis […] Elle commençait à comprendre que leurs entretiens n’avaient aucune dimension temporelle et que toutes les références situées en dehors des mots, les choses qu’un homme parlant le néerlandais aurait pu partager avec un homme parlant le chinois – tout cela était absent (2003, 65).
Elle songera peu après que « les mots [de M. Tuttle] n’étaient pas dits mais produits et [qu’]ils étaient séparés par des espaces brefs mais profonds » (Ibid., 67). Les descriptions, dans le texte, de la voix automatisée du répondeur correspondent tout à fait à M. Tuttle, lequel se trouve alors placé dans un rapport de similitude avec la machine qui produit du son plutôt que du sens. Ce n’est pas d’une absence de corps ou de parole dont il est question chez M. Tuttle car, au contraire, ces deux choses sont peut-être les seules qui puissent vraiment le caractériser. L’élément manquant, ici, est le sujet qui puisse articuler les deux ensemble. Ce corps et cette parole ne seraient finalement habités par personne.
En tant que surface d’inscription du sens, M. Tuttle est une page vierge sur laquelle il ne reste plus qu’à écrire, et c’est ce que fait Lauren. Ainsi, le nom qu’elle lui donne est une création fictive qui trouve sa source dans un souvenir d’enfance. Le passage où Lauren fait, à M. Tuttle, la lecture d’un livre sur les fonctions reproductrices du corps humain participe de cette analogie de la page blanche : alors qu’elle parcourt l’ouvrage, M. Tuttle se met à répéter une conversation passée de Lauren avec son mari, Rey. L’acte de narration du corps auquel s’adonne alors Lauren entraine, de la part de M. Tuttle, une réponse qui est la répétition d’une discussion ayant pris place après les relations sexuelles du couple, et donc en périphérie du corps en acte. Un parallèle s’établit entre la narration des effets mécaniques du corps reproductible et la reproductibilité d’une narration des effets du corps. À cette scène peut d’ailleurs répondre celle où Lauren lave M. Tuttle, lequel, allongé dans la baignoire, l’écoute nommer chacune des parties de son corps au moment où elle les nettoie (68). Une tension se crée entre les ablutions, qui effacent les signes du corps, et la parole qui les nomme, qui tente de les relier comme le ferait l’image spéculaire. En nommant les parties de son corps, Lauren cherche à les relier ensemble pour abolir leur morcèlement initial. De ce point de vue, Lauren est celle qui produit du lien, ne serait-ce que lorsqu’elle nourrit M. Tuttle à la cuillère, régissant alors l’usage des orifices du corps et de ce qui, du monde extérieur, y entre.
À l’inverse de M. Tuttle, Lauren est donc un sujet qui tend à produire du sens, même si le deuil de son mari la plonge parfois dans l’effacement de sa parole et de son corps. En effet, la mort de Rey l’inscrit dans une déréalisation du corps qui se manifeste par une distanciation de la réalité. Le texte précise qu’elle « s’entendait d'ailleurs dans la maison2 » (35), comme si son corps avait perdu son unité et son unicité, ou encore qu’il était devenu intangible au point où sa propriétaire peinait à le localiser, voire à l’habiter. Cette disparition progressive trouve son écho dans la narration elle-même : le texte oscille entre le tu et le elle; la voix narrative parait incertaine et hésite entre un je évacué, un tu de l’adresse à soi-même qui placerait le sujet en dehors de lui-même, et un elle de la dépersonnalisation et de l’étrangeté à soi-même. Lauren ira même jusqu’à accélérer l’effacement de son corps. En témoigne la description de ses exercices : ponçage, limage, rasage – Lauren possède « des plaques et des limes émeri, toutes sortes de ciseaux, de pinces et de crèmes qui déclench[ent] les mots raccourcir et exciser » (76). L’effacement systématique du corps provoque, déclenche des mots, une adéquation se crée entre corps et parole en tant que possibilité d’énonciation. Et en effet, le texte confirme que
[c]’était ça son travail, déserter tous les territoires précédents de son apparence et de son allure pour devenir vacuité, une ardoise corporelle d’où était effacée toute ressemblance passée. Tout un système caché intéressant, ces sécrétions cireuses, événements glandulaires du cosmos corporel, infimes suppurations et éruptions, graisses, huiles, sels et sueurs incrustées, et à présent le plaisir presque érudit de l’extraction (84).
L’image de l’ardoise corporelle n’est pas sans intérêt puisqu’elle place ce corps aussi sous le signe de la surface d’inscription. Lauren, sensible à la nature, pour ainsi dire, scripturale de son corps, cherche à effacer de sa chair la trace d’une écriture qui pourrait trahir son organicité. Elle va même jusqu’à racler sa langue, organe de la parole, à l’aide d’un ustensile qui extrait de sa bouche toute trace d’ordre biologique (97). Mais Lauren veut-elle faire disparaitre toute inscription discursive de son corps, ou cherche-t-elle davantage à en faire disparaitre toute trace d’inscription biologique dénonçant une nature autre que celle de la parole? Lauren est avant tout un être de langage, extrêmement ancré dans l’acte d’interprétation. Ses élucubrations à partir des vidéos filmés en direct de la ville finlandaise de Kotka qu’elle visionne sur internet ou ses hypothèses sur l’origine de M. Tuttle montrent bien le besoin qu’elle éprouve de faire correspondre le réel qu’elle expérimente à une narration cohérente qui puisse organiser sous forme de récit l’irruption de l’inconnu dans sa vie. De ce point de vue, il n’est pas impossible que Lauren tente de faire de son corps une surface d’inscription du sens et que, pour y arriver, elle passe par l’éradication de l’organique. En somme, nous voici face à une Lauren qui est finalement un je sans corps qui navigue d’une forme à l’autre, à l’inverse de M. Tuttle, corps sans je.
Lauren est une artiste corporelle et, à cet égard, le corps remplit pour elle des fonctions plastiques nécessitant une mise en scène. Dans The Body Artist de Don DeLillo : le pas de deux de l’art et de la clinique, Noëlle Batt soutient une thèse dont la pertinence doit être remise en cause en raison de son acharnement diagnostic. Néanmoins, l’un de ses postulats sur le corps est intéressant : selon elle, le corps de l’artiste et le corps de l’autiste – M. Tuttle –
finiront par fusionner dans une création artistique « performée » par l’un de ces deux corps seulement, mais de telle manière qu’il incarnera et restituera dans la performance artistique l’autre corps, comme celui-ci avait précédemment « incarné », restitué, par le truchement de la voix dans une performance « clinique », le corps du mari mort de l’artiste (2012, 64).
C’est que le corps de Lauren est tout entier engagé dans la production du sens. Machine de manducation, il ne métabolise pas que les aliments mais s’attaque aussi à tout ce qui l’entoure dans le but – Lauren le mentionne elle-même lors de son entrevue avec Mariella (son amie journaliste) – de s’inscrire dans le temps, c’est-à-dire d’en faire la narration à travers la chair même.
De corps parlé et de corps parlant, c’est en grande partie ce dont il est question dans la pièce Cœur-saignant-d’amour. La pièce de théâtre, en tant que forme littéraire, est une parole où affleure en puissance des corps venus et à venir, ceux des acteurs qui la porteront sur scène. Elle se situe donc d’une certaine manière à la jonction du corps et de la parole, dans ce qu’on pourrait définir comme le lieu de la voix. Faite pour être parlée et pour être incarnée (au sens fort de la carnation), Cœur-saignant-d’amour est déjà inscrite sous le signe d’une énonciation qui engage le corps. La pièce raconte l’histoire d’Alex, un artiste-peintre qu’une crise cardiaque a rendu paralytique. Entouré de son fils Sean, de son ex-femme, Toinette, et de sa nouvelle femme, Livia, Alex est incapable de parler ou de bouger. Autour de lui, la famille se remémore les souvenirs qu’elle garde de sa vie et tente de déterminer si elle doit mettre fin ses jours. Cette réflexion sur ce qui se présente comme un suicide assisté est relativement périphérique aux dialogues, qui ne touchent à ce sujet que par allusions, inférences discrètes et silences significatifs. La mort, en tant qu’elle est ici l’objet d’un choix, oscille sémantiquement entre le meurtre et la délivrance, puisque si le geste reste le même, son sens reste à déterminer. Pour certains, le décès d’Alex n’en serait pas vraiment un : il signifierait plutôt la disparition d’un corps dont l’hôte s’est déjà évanoui. C’est en tout cas ce que ne cesse de répéter Sean : « Il [Alex] manifeste simplement une réaction corporelle sans aucune signification. Il n’y a pas de conscience, il n’y a aucune conscience. Il n’a pas conscience de vous ou de moi ou de quoi que ce soit. Il n’est pas conscient. Et il n’est pas Alex » (2006, 12).
Alex est donc considéré par son entourage comme un pur corps, corps qui n’est finalement que parlé et jamais parlant. Les paroles d’Alex qui parsèment le récit sont celles d’une époque « d’avant l’accident » et sont livrées par les autres personnages, ne constituant dès lors qu’un discours rapporté. Chacun se fait l’interprète de ce corps, qu’il tente de lire comme s’il s’y cachait une révélation sur les volontés de celui qui l’habite ou l’aurait jadis habité. Croyant y déchiffrer des signes, les personnages ne font cependant qu’écrire eux-mêmes sur sa surface les messages qu’ils veulent y voir. D’où, sans doute, l’importance qu’ils accordent aux mots employés, comme s’ils étaient investis d’un caractère performatif. Ainsi, lorsque Sean tente de prononcer « état végétatif permanent », Lia dit : « Je ne veux pas entendre ce nom […]. Je ne veux pas entendre ce nom. Il est stupide et cruel » (18). Nommer la maladie la ferait advenir pour de bon : cette croyance que partagent les personnages, ils la tiennent peut-être d’Alex et de sa passion pour le nom des plantes.
Il adorait le nom des plantes du désert. Ça le plongeait dans des espèces de ravissements tourbillonnants. Il récitait, [...] le nom, la classe, le genre, l’espèce […]. Pas les noms savants, les noms communs. Il pensait qu’il y avait quelque chose d’inévitable dans ces noms. Ils n’ont pas l’air inventés […]. Il était prêt à croire que le paysage et les noms survenaient ensemble (21).
Mais même si Alex semble poser une adéquation entre mot et chose (c’est d’ailleurs cette tendance qui donne son nom à la pièce, puisque le cœur-saignant d’amour est une fleur dont il répétait le nom), il n’empêche que, lorsqu’ils récitent les noms de plantes dont ils se souviennent, les autres personnages essaient de contourner la vraie question qui les préoccupe : celle de la mort, recouverte par les récitals. Ce ne sont pas que les noms de fleurs qui sont employés à cet effet : à propos du sac en plastique qu’il se procure pour asphyxier son père, Sean précise par exemple : « Je suis allé au supermarché. J’ai descendu l’allée “Aluminium, films plastiques, sacs de congélation”. J’ai acheté le format “grosse volaille” […]. Quarante-huit par cinquante-neuf. Voilà le format “grosse volaille” » (50). Ici le langage ne sert pas tant à définir ce dont il parle qu’à l’esquiver. La surenchère de précisions millimétriques et onomastiques fait écran, dans les deux sens du terme : elle sert à voiler au regard de Sean ce qu’il ne veut pas voir et elle lui fournit une surface de projection où esquisser sa propre lecture du corps mourant. En somme, elle bloque la libre circulation du discours sur cette mort que l’on n’arrive pas à dire. Le flot d’informations masque le vrai propos, ou plutôt l’absence d’un propos apte à cerner l’acte qui reste à commettre. Il y a, dans ce texte, une mise en scène de l’impossibilité à dire la disparition d’un corps, une impossibilité que les voix cherchent à compenser par une saturation discursive qui, ne pouvant pas englober la chose à dire, en trace le pourtour, l’inscrit en creux.
Les personnages choisissent de ne pas asphyxier Alex. Ils emploient plutôt la morphine, et c’est par voie sublinguale qu’ils lui administrent. La mort entre dans le corps en passant sous la langue, c’est-à-dire qu’elle pénètre le corps par la voie orale, mais comme en deçà du dire, tapie sous l’organe du langage. Lorsqu’ils procèdent à l’injection, c’est Sean qui dicte à Toinette les consignes : elle doit tirer les extrémités de la bouche d’Alex pour en forcer l’ouverture, produisant l’impression qu’Alex n’est plus qu’une marionnette que des ventriloques font parler à leur guise. L’injection faite, il ne reste qu’à guetter les signes visibles de l’effet du médicament. Sean dit alors à Toinette : « Mais la cyanose. Tu sais ce que c’est. La peau devient bleue. Ça c’est quelque chose qu’on peut guetter. (Il lit.) “Extrême somnolence, flaccidité musculaire, peau froide et moite, et parfois bradycardie et hypotension” […]. J’adore le vocabulaire de la défaillance corporelle » (46). La mort ne semble discernable que lorsqu’elle s’inscrit à même la peau comme un signe à décrypter. Le vocabulaire qui l’entoure devient alors une façon de la sémantiser, de la rendre interprétable. Sean éprouve un véritable soulagement lorsqu’il s’aperçoit qu’il peut attribuer une certaine lisibilité au décès de son père grâce au lexique de ses papiers explicatifs. Le corps d’Alex est un corps parlé, mais pas n’importe comment, puisque c’est un corps agonisant. Il est le lieu d’une tension entre ce corps muet qui appelle une parole externe pour le définir et ce corps mourant qui porte en son sein l’inénarrable de la disparition.
Les textes delilléens reconduisent un rapport entre le corps et la parole qui toutefois s’élabore différemment selon les textes où il surgit. Ils fournissent l’occasion de montrer comment ce rapport peut nous mener à une réorientation de ce que Pierre Musso appelle une métaphore réticulaire. Pour Musso, le réseau est un imaginaire, une création conceptuelle qui oriente le rapport des individus au monde. Il possède une structure discursive au sens où il métaphorise la relation au monde et fait, par conséquent, entrer cette dernière dans l’ordre du symbolique. Le réseau est concerné par la parole, celle-ci étant elle aussi une affaire de réseau dont la langue est le monumental exemple. Or, Musso insiste, le corps est concerné par cette métaphore réticulaire :
[D]ans tout système complexe, notamment notre corps, notre cerveau et bientôt toute la société, on va trouver une clé d’explication universelle : sa structure réticulaire […]. Parce qu’elle […] livre un ordre caché, censé expliquer tout ou partie [sic] du fonctionnement du système complexe […]. C’est un pont, pas loin d’un amalgame entre l’organisation biologique des êtres et l’organisation de la société (2012).
Le réseau est donc une sorte de syntaxe qui traverse le corps et le social, ou ce que Musso appelle un filet (de la racine latine retis) qui « enserre comme [celui] du pêcheur ou de ce gladiateur qu’est le rétiaire; et [qui] accompagne voire permet la circulation des flux. C’est un imaginaire ambivalent, qui tient à la fois […] de la captation et de la relation » (2012). Curieusement, la réciprocité entre corps et réseau est cause que l’un et l’autre permettent une figuration mutuelle où l’image du premier sert à décrire le second, et inversement. Cette ambivalence du réseau, que l’on peut apparenter à celle que possède la langue, notamment dans son rapport au corps du sujet, Musso n’est pas le seul à la relever. Dans Amérique, Jean Baudrillard mentionne que les réseaux humains sont conçus uniquement selon deux modèles, celui de l’interface ou celui de l’interaction :
Ça a remplacé le face à face et l’action, et ça s’appelle la communication […]. Le code de la séparation a tellement bien fonctionné que […] tel corps [transmet] son désir à l’autre comme un message, comme un fluide à décoder. Ça s’appelle l’information, et ça s’est infiltré partout comme un leitmotiv phobique et maniaque […] (1988, 36).
Si le réseau et le langage possèdent des particularités communes, ce n’est pas un trait fortuit puisqu’ils sont tous deux des structures qui interpellent le social qu’ils façonnent et qui les modèle en retour. Ils partagent donc aussi cette propension à saisir le sujet dans ce qu’on pourrait appeler leur propre gestalt d’un corps – cette fois-ci social – qui se comprend comme tel dès lors qu’on lui projette sa propre image. Une théorie qui va tout à fait dans le sens de celle de Baudrillard, lorsqu’il affirme qu’
[a]ucune dramaturgie du corps aujourd’hui, aucune performance ne peut se passer d’un écran de contrôle – non pas pour se voir ou se réfléchir, avec la distance et la magie du miroir, non : comme réfraction instantanée et sans profondeur la vidéo, partout, ne sert qu’à ça : écran de réfraction extatique […]. Sans ce branchement circulaire, sans ce réseau bref et instantané qu’un cerveau, un objet, un événement, un discours créent en se branchant sur eux-mêmes, sans cette vidéo perpétuelle, rien n’a de sens aujourd’hui. Le stade vidéo a remplacé le stade du miroir (39).
Ainsi, le réseau fonctionnerait à la manière du miroir lacanien : plus constituant que constitué, il permet l’élaboration d’une image du corps en tant que celui-ci est engagé dans le sens et dans la relation à autrui. Ces considérations sur les rapports entre corps et langue, plutôt que de clore les textes, semblent plutôt ouvrir de nouvelles dimensions à l’interprétation possible d’un terme comme celui de réseau. À partir de romans qui ne parlent ni de politique, ni des instances médiatiques, ni des guerres internationales ou de celles de l’information, qui se gagnent dans l’ombre du complot et de la paranoïa, il est possible de faire une lecture des textes delilléens qui replace le corps et le réseau aux centres des préoccupations de l’œuvre sans omettre d’en explorer la complexité et les enjeux. Dans Cœur-saignant-d’amour comme dans Body Art, ce sont aux premiers abords les réseaux qui semblent disparaitre de la trame narrative pour laisser une plus grande place aux corps qui la peuplent. En dégageant la structure des textes et en délinéant leurs thématiques, il apparait cependant de plus en plus clair que ce sont davantage les corps qui s’évanouissent au sein de ces textes et que cette dissolution est en partie causée par le motif du réseau dès lors qu’il devient tributaire de l’organisation du sens. C’est finalement lui qui, en dernière instance, se désarticule. De Lauren, qui s’efforce de gommer son organicité pour mieux signifier, à Alex, dont le corps s’efface sous le foisonnement des signes, en passant par M. Tuttle sur le corps duquel le sens glisse sans trouver à quoi s’agripper, il faut encore dire que l’imaginaire du réseau ne fait pas que passer par le corps, mais que le réseau permet lui aussi, en retour, de faire circuler un imaginaire du corps – en particulier, du corps disparaissant. Corps disparus sous le sens, dissolu en lui ou le dissolvant à leur tour, les personnages, en voyant leur organicité s’estomper, semblent laisser vacant ce réseau qui, dès lors, ne relie plus entre eux des éléments mais se présente comme pure structure vectorielle vide. Mais est-ce cependant vraiment étonnant si, dans l’esthétique delilléenne, les dédales ne mènent nulle part et les engrenages ne font tourner aucun mécanisme? La poétique delilléenne du réseau exigeait, après tout, cette disparition du corps pour devenir opérante et, paradoxalement, il fallait que ce réseau se détraque pour commencer à fonctionner, puisque c’est toujours en système monstrueux, acéphale, qu’il s’érige chez l’auteur américain. Ainsi Don DeLillo, à l’intérieur de récits qui semblent plutôt faire l’apologie de l’autarcique et du microcosmique, parvient, grâce à la représentation du corps, à intégrer le motif du réseau à sa narration, voire à la façon même dont la narration se construit, ce qui démontre à quel point cet imaginaire est constitutif de sa poétique.
BABAEE, Ruzbeh. « Body Control in American Cyberspace : a Study of Don DeLillo’s White Noise ». Asian Social Science, vol. 10, no 4, 2014.
BATT, Noëlle. « The Body Artist de Don DeLillo : le pas de deux de l’art et de la clinique ». Revue française d’études américaines, no 132, 2012.
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