Quand le biographique spectralise. Les « exposées » de Nathalie Léger

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« C’est toujours émouvant, les ressemblances entre les femmes
 qui ne se ressemblent pas1. »
Marguerite Duras, Emily L.

Les écrits biographiques et ceux dits « personnels » prennent une importance croissante depuis la modernité littéraire, au point où, selon Dominique Viart, « [s]'il est bien une littérature qui ne "s'épuise" pas, sans doute est-ce bien celle-là » (2001, 7). Un projet biographique se déploie d'ailleurs dans une relation intime avec l'épuisement : peut-on épuiser tout à fait une source intarissable de discours et d'informations, tout à fait épuiser le vécu d'un.e autre? Dans son roman L'exposition, publié en 2008 aux éditions P.O.L., Nathalie Léger se met en scène en tant que biographe et reprend les pinceaux d'une esthète à la pratique singulière, Virginia Oldoïni, comtesse de Castiglione. Dans ce récit à la première personne, la narratrice, écrivaine, chercheure, et implicitement double de Léger, se laisse habiter non seulement par le récit de vie de la comtesse, mais également par sa posture en tant qu'artiste. Elle explore ainsi les avenues par lesquelles cette femme, célèbre durant le Second Empire, a fait de sa vie une œuvre et de son corps une fiction, composant sa propre archive tout en détournant les attentes de ses contemporain.e.s.

Le récit fait également ressortir un motif courant dans la littérature contemporaine, la disparition, que Dominique Rabaté envisage en tant que cliché fictionnel, et à laquelle le sociologue David Le Breton a aussi consacré un essai en 2015. Le premier nous permettra d'analyser ce thème en fonction de sa représentation dans les productions culturelles récentes et le second à partir de son omniprésence dans la société actuelle et des formes multiples qu'elle peut prendre. « Que vise en vérité celui qui a fui, qui s'est soustrait au monde d'avant? [...] [Son acte] mène-t-il nécessairement à la création de nouvelles médiations, à commencer par celle de l'écriture? À une autre manière d'apparaître? » (Rabaté, 2015, 37) À ces deux dernières questions, nous répondrions par l’affirmative, et ce sont ces nouvelles médiations et modalités de l’apparition que nous souhaitons révéler dans L'exposition. La démarche photographique de la comtesse rappelle le régime expositionnel qui est le nôtre, à l'ère des réseaux sociaux et de la prolifération des images de soi. Le désir de vivre en marge de la Castiglione côtoie un souhait de postérité, et son fantasme de disparaître de son vivant, même une fois réalisé, ne met pas fin pour autant à ses pratiques d'archivage et à ses (auto)portraits2. C'est l'ambigüité du roman sur laquelle nous comptons nous attarder. De plus, les traces laissées par les disparu.e.s étant paradoxalement un lieu à préserver et à investir pour la biographe, il sera question de celles que sème la Castiglione derrière elle et de leur remaniement par Nathalie Léger. Son écriture maintient une tension entre la volonté de leur redonner une visibilité et la nécessité de respecter leur désir d'évanouissement.

Avant de nous lancer dans une analyse plus approfondie du remodelage des faits biographiques et historiques effectué par l'auteure, il nous apparaît nécessaire de mentionner que son rapport à l'archive se construit au quotidien depuis plusieurs années. Nathalie Léger est directrice générale de l’Institut Mémoires de l'édition contemporaine (IMEC)3. Elle a également travaillé sur Roland Barthes et Samuel Beckett, et publié un second roman en 2012, Supplément à la vie de Barbara Loden, dont la narratrice se révèle aussi comme « celle qui cherche, fouille, creuse dans la vie d’une autre femme » (Delvaux et Lebrun, 2014, 48). Ce dernier roman et L'exposition partagent une même délimitation vague des frontières entre le réel et la fiction, lesquelles sont constamment brouillées à l'aide de bricolages entre références véritables, matériel non vérifiable et matériel nécessairement imaginé (certains dialogues et scènes n'économisant pas le détail, par exemple). D'un autre côté, les informations données par la narratrice sont souvent incomplètes. Par exemple, derrière le musée d'O. mentionné à plusieurs reprises, nous devinons le musée d'Orsay, où s’est véritablement tenue une exposition sur la comtesse de Castiglione d'octobre 1999 à janvier 2000. Nous prendrons donc le parti, dans ce texte, de distinguer l'écrivaine de la narratrice, traitant la dernière en tant que personnage de roman égal à la version romancée de la Castiglione.

Une subversion de l'archive

L'intrigue de départ de L’exposition nous est présentée simplement : la direction du Patrimoine4 offre une carte blanche à la narratrice afin qu'elle produise une exposition sur la thématique des ruines. On lui recommande de choisir la pièce d'un musée et de « broder sur le motif » (Léger, 2008, 14) que celle-ci lui inspire. Par hasard, elle découvre la comtesse de Castiglione sur la couverture d'un catalogue intitulé La comtesse de Castiglione par elle-même, et le sujet la happe dans ce qu'il lui évoque de familier : « J'ai été glacée par la méchanceté d'un regard, médusée par la violence de cette femme qui surgissait dans l'image. J'ai simplement pensé sans rien y comprendre : "Moi-même par elle contre moi" » (10). Nous sommes dès le départ averti.e.s du jeu de miroirs (et d'échos) qui se déploiera tout au long du roman. Au premier plan, nous suivons donc les recherches de la narratrice, ses rencontres avec des muséologues et avec ses supérieur.e.s, ses réflexions et les associations qu'elle fait entre son sujet principal et d'autres femmes et œuvres. Au second plan, le récit nous fait découvrir une femme appartenant au siècle précédent, la comtesse de Castiglione.

Née à Florence en 1837, Virginia Oldoïni se marie très jeune. Reconnue de son vivant comme la plus belle femme de son siècle, également méprisée pour sa supposée arrogance et son manque de simplicité (Albert, 2011), elle est envoyée à Paris en 1856 pour plaider la cause de l'unité italienne auprès de Napoléon III et devient sa maîtresse. Cependant, la société mondaine laisse courir le mot qu'elle se projette à la place de l'impératrice. Lorsque l'empereur est victime d’une tentative d’assassinat, on la croit complice et elle doit retourner en Italie. Sa vie n'a pas manqué de rebondissements, mais ce qui fascine surtout la narratrice, c'est l'œuvre photographique qu'elle a laissée derrière elle. En effet, de 1856 à 1895, la comtesse pose pour le même photographe. Le résultat approche les cinq cent clichés, quantité prodigieuse pour l’époque. Selon la narratrice, la comtesse aurait conçu ses costumes ainsi que la mise en scène des photos, allant jusqu'à imposer l'angle des prises de vue. Très inventive, elle aurait également fixé la forme du produit final et choisi le titre des clichés. La narratrice de L’exposition ajoute qu’elle s'approprie chacune des œuvres : « elle n'est pas un modèle, on ne lui donne pas de consignes, on ne la fait pas taire » (139; l'auteure souligne). Ce qui ne manque pas non plus de la fasciner, et c'est le paradoxe qui nous intéressera également. C'est qu'à partir de la fin du Second Empire jusqu'à sa mort, la Castiglione choisit de vivre en marge de la société, recluse dans un appartement morne, triste et sombre, où elle ne reçoit plus personne si ce n'est son photographe. Elle vieillit, perd ses dents et ses cheveux, mais adapte conséquemment ses angles, continuant à tenir la pose et à hanter ses contemporain.e.s : « Seule la boîte noire à enregistrer la défaite est toujours là » (143).

La gestion des traces suivant la disparition est porteuse de sens : la Castiglione lutte contre l'effacement de son image jusque dans sa réclusion, grâce à laquelle elle dissimule les effets du temps sur son corps à tous ceux et celles l'ayant célébrée dans le passé. Selon un fragment biographique mis de l’avant par Léger, elle se serait battue avec les organisateurs de l'Exposition universelle de 1867, à Paris, pour que sa collection complète de photographies soit exposée, ne réussissant finalement à faire accepter qu’un seul tableau. Elle laisse aussi des instructions incroyablement précises en vue de la cérémonie de ses funérailles, de la manière dont elle doit être exposée et enterrée, tel un dernier tableau vivant. Aucune de ses exigences ne sera suivie à sa mort. Michelle Perrot, historienne féministe, questionne le silence historique dans lequel ont été tenues les femmes durant les derniers siècles. Selon elle, la mémoire, « [f]orme du rapport au temps et à l’espace, [...] comme l’existence dont elle est le prolongement, est profondément sexuée » (1998, 20), et ses lacunes et distorsions ne sont certainement pas fortuites. Si les femmes ont longtemps occupé les marges de l’Histoire officielle, plutôt que ses grands titres, il s'agit d'une conséquence directe de leur oppression. En consacrant par l'exposition une femme reconnue davantage pour son double adultère que pour ses (auto)portraits, la narratrice du roman de Léger opère ainsi un renversement. En effet, si elle note dans ses recherches que la comtesse a surtout été remémorée en tant que courtisane de renom et maîtresse d'un empereur, elle ne suit pas le chemin de ses prédécesseurs et choisit de s'attarder uniquement aux enjeux que pose son œuvre photographique :

Ses biographes ne parlent pas, ou très peu, de la photographie. Ils disent qu'elle se fait photographier, mais ils le disent en passant, ils ne s'y arrêtent pas, ils n'y accordent pas d'importance particulière tandis que je réduirais volontiers la vie de cette femme à la séance chez le photographe (Léger, 2008, 92).

Ainsi, de juillet 2005 à décembre 2007, la narratrice tente de tout dire sur la comtesse, même si « [s]eule la photographie rend visible ce mouvement incessant des spectres en elle, ces allers et retours vers l'autre, ces reprises, ces sauts » (146). Le sujet qui la hante est marqué par l'altérité. Au fur et à mesure que le récit avance, elle constate son échec : l'exposition qu'on lui demande de préparer comporte ses limites et ne peut contenir et exprimer tout à fait le caractère pluriel de Virginia Oldoïni et la mélancolie derrière sa démarche artistique. La Castiglione, « c'est une marquise XVIIIe, c'est une sévère carmélite, elle est Béatrix de Legouvé, elle est Virginie, la chaste noyée, c'est une mangeuse d'hommes dans Donna Elvira » (36). Les voies officielles de la mémoire collective ne suffisent pas. La conciliation ne peut donc se faire que dans la fiction. Ce faisant, une série de doubles féminins traversent le récit, et la comtesse de Castiglione n'est plus le seul sujet de sa biofiction. Certaines de ces femmes sont fictionnelles alors que d'autres appartiennent au réel, certaines demeurent sans identité définie, mais elles sont toutes porteuses de « deuil[s] qui ne doi[vent] jamais être accompli[s] » (Delvaux, 2005, 19). En parlant d'elles, parfois en leur nom et d'autres fois en rapportant leurs discours, la narratrice énonce une vérité de l'être contemporain, celle de son besoin égal d'effacement et d'exposition.

Désir de disparition et société de l'omnivisibilité

Selon Yves Citton, « l'attention est en passe de devenir la forme hégémonique du capital. [...] Tout repose en effet sur une ontologie de la visibilité qui mesure le degré d'existence d'un être à la quantité des perceptions dont il fait l'objet de la part d'autrui » (2014, 74-75). Cette obligation d'apparaître et de laisser sa trace est exigeante, énergivore. Dominique Rabaté, qui étudie le motif de la disparition dans la littérature contemporaine, souligne pour sa part qu’à ce « monde de traçabilité généralisée » (2015, 22), d'omnivisibilité, où les dispositifs le contraignent à l'exposition et à l'archive immédiate, « le sujet contemporain peut vouloir répondre par une stratégie de soustraction, de retrait ou d'effacement » (23). Du côté de la sociologie, David Le Breton, dans son essai Disparaître de soi. Une tentative contemporaine, nous renseigne sur la multiplicité des manières de disparaître : l'indifférence, la multiplication de soi, le sommeil, les dépressions, la défonce comme quête du coma, l'immersion, l'infini du virtuel et plus encore. Selon lui, la disparition est l'une des tentations les plus vives de notre époque « où s'imposent la flexibilité, l'urgence, la vitesse, la concurrence, l'efficacité, etc. » (2015, 14), et peut prendre des formes souples et insoupçonnées.

Rabaté est d'avis que le désir de désertion est aussi fort dans notre société actuelle que le désir immédiat de s'archiver. Quoique assez ancien, le thème revêtirait aujourd'hui un sens nouveau « du fait de l'extension prodigieuse des modes de contrôle5 » (Rabaté, 2015, 21) : « Contre la prolifération actuelle de l'archive, contre une folie de la trace qui grève le présent par le sentiment de sa mémorisation anticipée, le désir de disparaître repose sur l'effacement, l'oubli, l'évanouissement des traces » (20). Ainsi, « [u]ne étrange industrie de l'évanouissement individuel [serait] en train de naître sous nos yeux » (23), alors qu'il devient de plus en plus ardu de disparaître complètement. Rabaté donne pour exemple les guides pour effacer nos traces virtuelles ou pour rendre nos cellulaires indétectables. Au XIXe siècle, époque de la Castiglione, bien avant l'explosion des nouvelles technologies de l'information et de la communication, disparaître et contrôler sa propre image étaient plus simples. Serait-ce en partie de là que serait né l'intérêt de Nathalie Léger de faire la biographie de cette femme d'un autre temps? Une forme de mélancolie, un idéal de la disparition qui n'est aujourd'hui plus réalisable, ou du moins largement complexifié par les modes de contrôle, pourrait justifier ce procédé littéraire, également à l'œuvre dans le deuxième roman de l’auteure, Supplément à la vie de Barbara Loden.

Néanmoins, selon Rabaté, le motif de la disparition demeure nécessairement marqué par l'ambivalence, puisque celle-ci se doit de laisser des traces. En effet, si elle se concrétisait en tant qu'acte pur, nous ne la remarquerions pas. Il est ainsi légitime de nous demander si le fantasme de disparition peut jamais s'accomplir tout à fait. Si la disparition d'un sujet advenait de manière absolue, elle invisibiliserait jusqu'à son évènement. L'effacement ne peut ainsi être un moyen de résistance au régime de l'omnivisibilité que s'il est remarqué. C'est la raison pour laquelle la disparition entre dans la « logique profondément paradoxale de la trace », « [l]e geste par lequel le sujet revendique sa volonté de rupture fonctionn[ant] donc comme un secret : il doit laisser entendre que quelque chose est signifié, qu'un sens est recélé pour ceux qui sauront le déchiffrer à courte ou longue échéance » (36). C'est pourquoi nous ne pouvons réduire le photographe de la Castiglione, Pierre-Louis Pierson, à un simple outil ou intermédiaire. Il agit à titre de témoin et authentifie photo après photo sa disparition, sociale et corporelle.

Rabaté se questionne également à savoir s'il existe une géographie potentielle de la disparition dans la fiction, s'il est possible de développer un lieu où « s'échapper et inventer des conditions durables pour la disparition » (52). S'il en est bien un dans les récits de Léger, ce ne peut être que dans les quartiers personnels de Virginia, lorsqu'elle se retire de la société (allant jusqu'à ne plus sortir qu'à la tombée de la nuit). Son lieu de réclusion est mortifère, mais ce n'est pas étonnant, puisque le désir de disparaître est indissociable d'une pulsion de mort, de la fin d'une certaine image de soi. Chaque photographie signe une petite mort et la naissance d'une nouvelle exposition de la comtesse. Par ailleurs, nous retrouvons à maintes reprises dans le récit un jeu textuel entre le cabinet mortifère de la comtesse, un « gouffre caverneux enseveli sous un plissé blafard qui révèle sa vraie nature de suaire » (Léger, 2008, 118), ses appartements où « [j]amais il ne semble avoir de lumière » (117), et la chambre noire, lieu de création. Cette vision du boudoir, nous la retrouvons immortalisée par l'un des clichés de la comtesse, intitulé Clair-obscur, et l'auteure la réanime dans quelques-uns de ses fragments biographiques. Dans l'une de ses lettres, nous informe la narratrice – et c'est notre choix de la croire ou pas –, la Castiglione aurait par ailleurs qualifié sa chambre matérielle de « chambre du crime » (151). La chambre est un point sur lequel le roman ne cesse de revenir :

[La] vraie chambre intérieure était fondamentalement vide, délaissée par la jouissance, lieu désaffecté, morne, [...] tandis que la chambre noire de la photo, elle, est surchargée de représentations chatoyantes, tout s'y rejoue, parmi les décors machinés, les toiles peintes et les accessoires réalistes, tout s'y anime enfin parce que tout est feint (152).

Ce que nous apprend cette géographie de la disparition, dans le cas de la Castiglione, c'est que celle-ci se jouerait principalement sur un plan intime, d'autant plus qu'elle suit un retrait de la vie publique. Enfin, tout un lexique de la feintise accompagne l'effacement derrière l'image et la rematérialisation photographique, véritable renaissance.

La prolifération d'altérités

Dans cette auto/biofiction qu’est L’exposition, l'œuvre d'une artiste sert en quelque sorte d'ontologie (voire d'hantologie6) et de texte fondateur donnant lieu à une chaîne romanesque de femmes. Nathalie Léger se sert d'un procédé similaire dans son second roman, Supplément à la vie de Barbara Loden, dont le motif demeure sensiblement le même : une narratrice joue avec le « spectre » d'une autre femme comme on jouerait avec un spectre de lumière, ce qui la mène à un exercice de création enrichi d'une réflexion sur l'écriture. L'œuvre de Léger se distingue ainsi de tout un corpus davantage orienté vers le tragique de la disparition (ou son abîme). Ses romans convergent vers la question de la mémoire et des traces, mais d'autant plus vers celle de l'apparaître au monde (ou de l'être au monde).

L’auteure se sert de stratégies de visibilité/invisibilité et d'absence/présence comme autant de « bricolages » biographiques. Plusieurs régimes de disparition se superposent ainsi dans le récit. Les recherches sans fin de la narratrice peuvent se lire comme « une expérience heureuse de dissolution de soi, de projection dans des vies autres et imaginaires » (Rabaté, 2015, 47), car le matériel biographique de L'exposition ne sert pas un détour vers l'autobiographique. Le récit est au je, mais le texte nous rappelle constamment que ce je est pluriel, autre et instable. Des associations de femmes à femmes (réelles ou fictives), nombreuses et créatrices de doubles, sont faites par l'auteure. Elle brode sur un motif biographique, mais l'intertexte demeure le sien et nous sommes encouragé.e.s à poursuivre cette chaîne avec nos propres référents culturels. Le but du récit n'est jamais de rendre la généalogie artistique (ou familiale) du sujet ou encore celle de l'auteure, mais de générer du familier par la prolifération d'altérités.

Dans un article sur les paradoxes du phénomène biographique, Dominique Viart souligne le besoin actuel de « toujours envisager – au sens propre du terme – les données sociologiques » (2001, 10). Il s'agirait selon lui d'un affaiblissement, voire d'une perversion intellectuelle, que de n'être plus capable d'envisager le collectif ou un concept large qu'à partir d'un nom propre. Les « cas » singuliers agencés par les grandes productions télévisuelles serviraient à produire, chez les téléspectateurs, de l'affect plutôt que du sens. Cependant, Nathalie Léger génère plus que de l'affect en enchaînant les voix de femmes. L'intertextualité du récit est si touffue qu'elle déborde de l'histoire univoque de Virginia de Castiglione et engendre des personnages secondaires n'appartenant qu'à la culture de la narratrice. Celle-ci répète d'ailleurs que c'est l'association, l'ordre et le rythme (des vies, des femmes, des photos) qui comptent :

Et la série, cette longue mise en branle de hasards et de savoirs qui ressemble à l'écriture, cet entrechoquement de matières et de qualités, s'achève comme un récit, c'est-à-dire comme une existence : un peu d'eau sale s'écoule au sol (Léger, 2008, 113).

Parmi celles qui s'enchaînent, on compte les femmes des peintures de Cézanne et de Gasquet, l'actrice Isabelle Huppert, Marilyn Monroe, Cindy Sherman, Lisa Lyon, la mère Angélique Arnaud, Louise Bourgeois, Hélène Lagonelle et d’autres encore. La narratrice traite au départ d'une seule femme, puis brode autour de ses doubles, de sorte qu'elle l'envisage dans toute sa multiplicité. Parmi la diversité des romans biographiques contemporains, il s'agit ici d'un cas relatant « l'histoire d'une personnalité et non d'une personne7 » (Viart, 2001, 17). Les récits fragmentés de Nathalie Léger rappellent par ailleurs le morcèlement du corps de la Castiglione dans son œuvre photographique et le format que celle-ci prend avec les années, les deux suivant une logique sérielle.

La narratrice se laisse hanter par la Castiglione. Elle « expose » un sujet du passé qui s'est lui-même exposé par le biais de la photographie, en même temps qu'il cherchait à se soustraire derrière son image. La démarche photographique de la Castiglione est une fugue répétée plusieurs centaines de fois. Chaque portrait est une fuite. En réponse à ce procédé, les récits de Léger se construisent comme des biographies à plusieurs foyers, où chaque voix et chaque acte rapporté témoigne d'une essence incertaine et évanescente. L'auteure livre un récit de vie troué et lacunaire, répondant à l'une des tâches que Rabaté attribue à l'écrivain.e traitant de disparition : « préserver ce blanc, laisser à autrui cette capacité volontaire à s'absenter » (Rabaté, 2015, 66).

Dans sa recension des écrits biographiques publiés dans les dernières années, Viart met également en relation l'effondrement des grandes idéologies, le repli individualiste et la mode des écritures dites personnelles. Selon lui, en nous repliant consciencieusement sur nous-mêmes et en surveillant l'ensemble depuis la marge, nous nous croirions protégés des grands récits hégémoniques; nos écritures suivraient la même logique. S’il semble qu’on ait tendance à oublier la nature argumentative du discours (auto)biographique, Viart rappelle que « l'"autre", comme le "sujet", et a fortiori les récits que l'on en fait, sont tout autant chargés d'idéologie et porteurs de discours » (2001, 11). Et encore, même les récits biographiques versant dans l'hypothétique et la recherche « échappe[raient] à l'argumentativité, mais pas au discours » (12). C’est dans cette dernière catégorie que nous pouvons inscrire la démarche de Léger, en ce que ses textes rappellent des enquêtes tronquées, mais indissociables d'une conscience à l'œuvre. Nous sommes donc à même de nous demander : quelles questions cet assemblage de visages que présente Léger permet d'aborder, quelles parts d'idéologie se dissimulent derrière ce procédé biographique? Ces figures de femmes sont-elles des cas exemplaires servant une pensée de fond?

Une mise au monde spectrale

Selon Martine Delvaux, la « spectralité » est une caractéristique importante de l’écriture féminine contemporaine en ce que « [l]’écriture récente des femmes [...] se tient au bord de la vie, c’est-à-dire au plus près de la mort – de l’évènement de la mort, du travail de la mort dans/par l’écriture, qui dit quelque chose sur ce que c’est qu’être soi » (2005, 135). Ce mode d'écriture aurait des implications tant formelles que thématiques. Dans le cas de L'exposition, les femmes mises en récit par l'auteure ne sont jamais qu'à moitié introduites et un vide les habite toutes : un silence et une solitude volontaires, voire un effacement de soi. Elles vivent une rupture, errent, s’égarent dans d'autres rôles, s'enferment. Pas tout à fait dans le réel, elles sont à la fois présentes et absentes. La forme fragmentée du récit épouse leur être-au-monde décalé et vague. Dans son analyse d'œuvres d'écrivaines, Béatrice Didier évoque aussi « cette prédilection du roman dit féminin à évoquer le temps où il ne se passe rien » (1981, 286). La théoricienne avance que « [l]e même problème se retrouve dans l’autobiographie. […] Comment évoquer tout ce non-être? » (229) Selon nous, il s’agit d’une des raisons justifiant la non-linéarité et la fragmentation du texte, cette part de non-être tenant justement de ce que Nathalie Léger cherche à dévoiler chez les femmes qu’elle met en récit; il s'agirait là de l'un de leurs dénominateurs communs.

D’ailleurs, la Castiglione peut elle-même être envisagée comme un spectre, intermittent, incapable de se dissoudre complètement, située dans l'entre-deux de l'apparition et de l'effacement. Selon Dominique Rabaté,

[le spectre] est une des figurations originales du double bind de l'angoisse indissociable du désir de disparaître ou de s'évanouir. Car le spectre est ambivalent : il signale une impuissance, puisqu'il n'arrive pas à tout à fait s'effacer (2015, 47; l'auteur souligne).

C'est précisément ce qui se produit avec le personnage de Virginia : « On ne l'a pas aimée comme on aurait dû. On l'a bafouée. Elle privera donc de sa présence le monde qui s'en fout, qui en est même soulagé. Elle s'enferme » (Léger, 2008, 121). Elle choisit de disparaître dans la réclusion, néanmoins quelque chose d'elle demeure : ses traces, en tant que réminiscences de sa lutte contre l'oubli et la disparition. Elle se soustrait des regards de la société mondaine, mais ne les délivre jamais totalement de sa présence. Ses photographies continuent de circuler et sa mythologie prend de l'expansion, même si elle prend un tour dramatique.

Le récit de Léger met également l'emphase sur la fausse représentation que projettent ses photographies. En cumulant les (auto)portraits et en s'(auto)archivant, la comtesse de Castiglione se donne à voir de deux manières, chacune feinte : en tant qu'image placide et en tant qu'objet accessible. Si la photographie l'immobilise sur film, elle lui permet de toucher un plus large public. D'un cliché à l'autre, elle change. Après s'être archivée, elle se disperse, allant jusqu'à revendre des sculptures de fragments de son corps (jambe, sein, etc.). Elle construit sa propre absence, son double fantomatique, et hante ses admirateurs, qui ne peuvent approcher que des reproductions. L'acte photographique crée un décalage, une inadéquation entre le nu de la photo et la femme nue réelle. Virginia est mythologifiée, idolâtrée par ses contemporain.e.s, qui font d'elle un être d'autant plus spectral. La narratrice nous partage par exemple cette anecdote : la comtesse de Castiglione n'hésitait pas à se déshabiller durant ses entretiens avec ses admirateurs, lorsqu’elle avait épuisé les sujets de discussions. Lors d'un rendez-vous, le général Gaston de Galliffet s’est trouvé dégoûté de découvrir qu'elle sentait la sueur. En somme, lorsque ses mécanismes corporels, normalement effacés par la mise en image, interfèrent dans le réel, ils ne peuvent que déranger le voyeur ou la voyeuse.

Au final, en s'effaçant de la société, la Castiglione complète le processus et se mystifie complètement, réalisant en même temps l'exploit de ne plus avoir à participer à la vie ordinaire. Le personnage pose ainsi la question de ce qui reste de soi lorsqu’on n’est plus rattaché à rien d'autre que son image. Virginia Oldoïni disparaît de chair et d'os, et cela donne lieu à son devenir-archive, inachevable, qui se poursuit encore dans le roman de Nathalie Léger. Son mode d'existence se transforme, mais ce n'est pas un état subi. Son statut d'ermite remplace peut-être son statut mondain, mais elle continue néanmoins d'hanter la noblesse grâce à sa production photographique. Elle constituerait donc, selon la définition de Dominique Rabaté, un exemple de spectre accompli, « celui ou celle qui reste tout en disparaissant, accomplissant ainsi un désir paradoxal et révélateur de notre époque » (2015, 49-50), d'où l'intérêt de réactualiser cette figure historique dans la littérature contemporaine. La réussite de la Castiglione se joue ainsi à plusieurs niveaux de disparition : d'abord la sienne dans son existence dématérialisée, photographique, puis dans la dissolution de l'auteure et du lectorat dans son œuvre. En lisant Nathalie Léger à propos de la comtesse, nous en apprenons ainsi sur un personnage semi-réel, semi-fictif. L'acte biographique est mis en récit par une narratrice sans nom, et les informations romanesques et historiques sont brouillées, ce qui permet une conception romancée et personnelle d'une femme du passé, la situant encore de nos jours dans l'entre-deux de la disparition et de l'apparition.

 

BIBLIOGRAPHIE

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Pour citer cet article: 

Turner, Sarah. 2017. «Quand le biographique spectralise. Les "exposées" de Nathalie Léger», Postures, La disparition de soi : corps, individu et société, n°26, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/turner-26> (Consulté le xx / xx / xxxx).