Blancheur : périphéries

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J’écris ce texte depuis un exil approximatif.

À (quelque) distance du ressac.

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Survivance : le mot n’est pas exact.

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« [J]’appellerai blancheur cet état d’absence à soi plus ou moins prononcé, le fait de prendre congé de soi sous une forme ou sous une autre à cause de la difficulté ou de la pénibilité d’être soi. » Cette blancheur, pour David Le Breton, est une « résistance » aux prescriptions productivistes et consuméristes qui, dans nos sociétés néolibérales, imposent des valeurs de performance et d’efficacité et exigent de l’individu qu’il se construise et se reconstruise perpétuellement, sommé d’endosser les facettes d’une identité changeante et de l’afficher, en permanence, aux yeux du monde.  « Entre le lien social et le néant » la blancheur « dessine un territoire intermédiaire1», un espace suspensif où se déposer, dans l’effacement du rapport à soi.

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Me from Myself – to banish – 2

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Or se défaire de soi, « une expérience de désaisissement » permettant de ne plus avoir à endosser, sinon a minima, « une présence au monde douloureuse3 », ne dure souvent qu’un temps. À moins que rien ne fasse barrage à ce travail d’érosion, auquel cas une mort physique ou symbolique guette le sujet, la blancheur dont celui-ci (celle-ci) s’enveloppe n’est pas une stase définitive mais un état impermanent. Un territoire de résistance, certes, mais un lieu de passage qui rejette violemment dans sa périphérie ceux (celles) qui croyaient s’y établir.

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Il y aurait – il y a – une  extériorité à la blancheur.

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Comment l’habiter?

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Dans les pages qu’elle consacre au théâtre de Sarah Kane, qu’elle qualifie de « poème du deuil de soi », Élizabeth Angel-Perez inscrit la dramaturgie de celle-ci dans le sillage des écritures post-beckettiennes fondées sur une « poétique de la cendre », c’est-à-dire forgées depuis « l’inconsolable de la pensée » que représente Auschwitz4. Sans nécessairement s’attacher à représenter une réalité concentrationnaire, ce théâtre, indissociable d’une « conscience du monstrueux5 », énonce, dans la chair du texte, une « esthétique […] de l’évidement, du creux » 6 : dislocation du temps, devenu suspensif ou circulaire, rétrécissement de l’espace, amoindrissement des corps, étiolement de la parole, progressivement avalée par des trouées de silence. Or, dans cette écriture où le soi se délite jusqu’à la blancheur, où l’auteure « confie aux mots le pouvoir de représenter sa déconstruction, sa progressive fantomisation, sa dé-faite7 », une résistance opère : une tension entre dissolution de soi et affichage paradoxal, et répété, des marques de cette dissolution empêche celle-ci d’advenir tout à fait.  

Regardez-moi disparaître

            Regardez-moi

                             disparaître

regardez-moi

regardez-moi

                  regardez8

Cette écriture habite l’indécidable, « signe la nécessaire et presque jubilatoire dissonance de l’art9 » comme celle de l’être, avançant dans l’irrésolution, se promenant sur les fines crêtes où se mêlent persistance de soi et désir de disparition.

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Infinités de mers

Affranchies de rivages –

Formant à leur tour – les mers à venir 10

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Se déplacer, de la blancheur perdue vers ces paysages provisoires.

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Conserver de ce passage quelques cailloux calcinés.

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brille scintille cingle brûle tords serre effleure cingle

brille scintille cogne brûle flotte scintille effleure11

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1.         SUSPENSION

Dans l’espace vaste et blanc de la galerie, un paysage étique. Ici, léger et acéré, à peine perceptible, un fil de fer est fixé au mur. Né d’une seule boucle, mouvement saisi à l’arrêt, il paraît suspendu entre le sol et un ciel trop haut. Sur les autres murs, dans les salles suivantes, se décline une répétition à l’identique – ou presque – de cette quasi-absence. Les Wire Pieces, sculptures-installations minimalistes de Richard Tuttle, disent une relation asymétrique à soi et au monde. Elles énoncent une tension qui se joue dans la non-correspondance entre ces corps de fer et, sur les parois où ils sont cloués, le tracé au graphite de leurs contours. « Le fil tridimensionnel, observe Jennifer Norback, danse avec le dessin en deux dimensions et avec l’ombre, laquelle est sans épaisseur et n’est qu’absence de lumière réfléchie. Cela me fait penser à la théorie des cordes et à la façon dont l’existence se déplie comme un mouvement vibratoire du visible à l’invisible12. » Entre la pièce de métal et sa silhouette dessinée au mur, un jeu d’ombres mouvantes; une résistance ambivalente, où se nouent et se dénouent une non-coïncidence avec soi et l’affirmation différée d’un engloutissement.        

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Un Récif – sorti doucement de la mer

Dévore la ligne fragile – 13

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2.         IGNITION

« La scène restitue la limite du corps et le renvoie à sa propre limite – à découvert –, qui est souffrance », écrit l’homme de théâtre Romeo Castellucci. Pour lui, la scène constitue le lieu, unique, « où celui qui parle enlève, creuse et aveugle le mot qu’il vient de prononcer; ce lieu où celui qui parle […] vient pour se retirer au travers de la voix14 ». Par sa démarche soustractive, le metteur en scène poursuit la principale utopie théâtrale depuis la modernité, soit débarrasser le plateau de l’acteur ou, plutôt, de son surplus de présence. Or, alors que Craig rêvait de le remplacer par une « sur-marionnette », et que Maeterlinck imaginait une scène spectrale habitée de petites effigies, des êtres « ayant l’apparence de la vie sans avoir la vie15 », Castellucci opère une bifurcation : à l’éradication de l’acteur il préfère la brûlure d’une nouvelle iconoclastie. Les corps en scène, dans le présent de leur apparition, délestés de toute tentative de figuration et, ce faisant, de tout désir iconoclaste de « figures à hacher », s’affichent en « continu[ant] à brûler ce qui a déjà été à l’état de cendres ». Cette « figure enveloppée par le feu […] nie l’iconographie et nie l’iconoclastie qui l’a doublement engendrée16 ». Oreste sans Oreste. Électre sans Électre. Corps stigmates, corps arbres d’hiver d’où s’élève une voix blanche. Corps où s’efface et se révèle en même temps, par strates calcinées, l’interprète.

Pour Castellucci, la « structure de l’acteur », le neutre de sa présence débarrassée d’une part d’elle-même, se rapproche de l’homme debout de Giacometti, un être suspensif décliné à l’infini. « Quand on les regarde, écrit-il, les statues de Giacometti sont en train de brûler17 », tendues entre disparition à bas bruit – mais les marcheurs sont légion – et résistance à la consumation. « C’est quand une maison brûle qu’on en voit la structure, le motif qui la soutient18.. »

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Je regarde mon visage en reflet dans une fenêtre.

a)    Les flammes traversent mon visage.

b)    Mais c’est une illusion.

c)     Je ne brûle pas vraiment.

d)    C’est la maison qui se consume à travers moi19.

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3.         DISSOLUTION

« Je ne comprends pas de qui je parle lorsque je prononce je20. » Ces mots projetés sur un grand écran au tout début de la représentation de Petit guide pour disparaître doucement, objet scénique hybride où se mêlent partition textuelle, performance et installation21, sont l’amorce d’une trajectoire poétique où le « je » cherche à se défaire de lui-même en se dissolvant peu à peu dans un « nous » lui-même impermanent et mouvant. Seul en scène, dans le décalage constant d’une parole qui alterne ou superpose mots prononcés, projetés, et diffusés à travers des haut-parleurs, Félix-Antoine Boutin élabore cette traversée où le paysage intérieur doit être nommé une dernière fois avant de disparaître pour de bon : « Je nomme ce qui a brûlé en moi et qui n’existe plus. 22 » Disposant de petites pierres autour d’une maison en origami – faite des pages de Lettre à un jeune poète de Rilke – le jeune homme trace au sol un premier rituel de deuil. D’autres suivront. Lorsque cette première maison – Moi – a brûlé, c’est vers l’autre, invité à partager cette expérience de désaisissement de soi, que le trajet se poursuit :

E. Mon visage est un autre.

a)    Tu brûles à l’inverse de moi.

b)    Tu brûles d’être semblable à moi.

c)     Je brûle de me reconnaître en toi.

d)    Je te vois.

e)    Je te vois me regarder.

f)     Je te vois me regarder ne pas disparaître.

[…]

(Je veux que tu puisses ne pas exister avec moi.)

            (Comme quelque chose de poreux.)

            (Comme quelque chose qui englobe tout23.)

Plus tard, d’autres maisonnettes en origami apparaissent. Une à une, elles tombent du plafond, emportant dans leur chute des éclats d’enfance(s) appelés à se dissoudre : la sensation sur la main des plumes noires d’un cygne, ténèbres caressées doucement, un père « envolé dans le lac24 », une fille effacée, engloutie dans sa propre fissure. Bientôt, sans que l’on ne s’en aperçoive, l’interprète s’évanouit de la scène, laissant la place à des cailloux, à de petits spectres noircis, à des voix qui ne lui appartiennent pas. Puis, d’autres corps habitent l’espace. Un « nous », furtif, apparaît. Et disparaît. Non éradiqué mais transformé en une entité mouvante, animale, élémentaire – oiseaux, poissons, neige, bruine –, s’observant se fondre aux choses, se regardant « courir ensemble de ne plus se définir25 ».

A.    Nous neigeons sur toi qui lac.

B.    Nous neigeons sur moi qui fleur.

C.     Nous neigeons longtemps sur nos corps inconnus26.

Exilé de lui-même, le « nous » devient espace à réinventer. Dans cet espace, quelques saillies : la lente marche des figurants qui, avant de disparaître, déposent au sol de petits fantômes de papier; les ventilateurs – leur souffle sur la peau – qui les balaient; la lumière qui étire leur ombre avant de faiblir et de s’éteindre.

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La disparition de soi au sein du collectif, dans une expérience partagée d’abrasion du « je », puis de dissolution du « nous », n’est pas prise en compte par David Le Breton dont la réflexion se concentre sur des expériences intimes de retrait et de « dénaissance » liées à la mouvance des constructions identitaires. Le commun se devine, pourtant, en filigrane, dans l’énonciation d’un désir de résistance endossé par plusieurs. Reprenant la figure barthésienne du neutre, le chercheur met au jour les variantes d’une agentivité paradoxale fondée sur le « ne pas choisir », une posture qui s’oppose aux injonctions contemporaines de productivité et à « l’idéologie morale de la volonté27 ». Entre les pages de Disparaître de soi se fait ainsi entendre la rumeur d’une choralité tout actuelle, faisant écho à celle observée dans Petit guide pour disparaître doucement : un assemblage d’individualités en éclats, disparates mais unies dans leur opposition aux « impératifs d’engagement de nos sociétés » et dans leur quête de blancheur. Celle-ci, rappelle l’auteur, est « une virtualité infinie ». Elle « n’est pas le rien, le vide, mais une autre modalité de l’existence tramée dans la discrétion, la lenteur, l’effacement28 ».

Tiré hors de ce hâvre, qui, en principe, est un espace transitoire, l’individu qui en ressent le manque peut trouver sur le territoire de la fiction ou de l’imaginaire des « refuges aux contours moins acérés29 » que ceux liées à des conduites plus radicales, une forme apaisée – apaisante – de retrait de soi. Pour qui le traverse ou en arpente les bords, l’imaginaire ne se substitue pas, bien sûr, à la blancheur, mais, tenant le réel à distance, le recouvrant d’une fine couche de sens, le rend provisoirement habitable.  

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–      Pouvoir se réinventer […]

–      Neiger, aussi.

a)    Neiger sur tout ce qui existe.

b)    Rafraîchir les humeurs de toutes les faunes.

c)     Geler la beauté de toutes les flores.

–      Imploser en silence 30.

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Mers, cendres, graphite – ombres portées sur toute chose dissoute.

S’inscrire (peut-être) dans une durée. 

44th-wire-piece-1972.jpg

Richard Tuttle, 44th Wire Piece, 1972.
Crédits : Richard Tuttle.

 

Bibliographie

ANGEL-PEREZ, Élizabeth. 2006. Voyages au bout du possible. Les théâtres du traumatisme de Samuel Beckett à Sarah Kane. Paris : Klincksieck, 230 p.

BOUTIN, Félix-Antoine. 2017. Koalas/Un animal (mort)/Petit guide pour disparaître doucement. Montréal : Triptyque, 250 p.

CASTELLUCCI, Romeo et Claudia Castellucci. 2001. Les Pèlerins de la matière. Théorie est praxis du théâtre, trad. K. Espinosa. Besançon : Les Solitaires Intempestifs, 208 p.

DICKINSON, Emily. 2012. Menus abîmes. Poèmes traduits et commentés par Antoine de Vial. Paris : Orizons, 245 p.

__________. 2015. Nous ne jouons pas sur les tombes, trad. François Heusbourg. Nice : Unes, 131 p.

LE BRETON, David. 2015. Disparaître de soi, une tentation contemporaine. Paris : Métailié, 260 p.

KANE, Sarah. 1999. 4.48 Psychose. Paris : L’Arche, 56 p.

MAETERLINCK, Maurice. 1962 [1890]. Menus propos. Le Théâtre. Brest : Dynamo, 15 p. 

NAUGRETTE, Catherine. 2004. Paysages dévastés. Le théâtre et le sens de l’humain. Belval : Circé, 176 p.

Pour citer cet article: 

Cyr, Catherine. 2017. «Blancheur : périphéries», Postures, La disparition de soi : corps, individu et société, n°26, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/cyr-26> (Consulté le xx / xx / xxxx).