Quel est donc ce curieux mal qui projette les héroïnes de Baise-moi vers l’avant en les poussant de plus en plus près du gouffre? Que pourchassent-elles sans cesse en tentant de se fuir elles-mêmes? De quoi ces femmes sont-elles dégoûtées au point d’en vouloir à l’humanité tout entière? Il s’agit de l’« abject », qui, omniprésent, ébranle continuellement nos plus profondes convictions. Ce n’est pas sans raison qu’au moment de sa publication en 1994 et, plus récemment, lors de la sortie du film, Baise-moi de Virginie Despentes a provoqué la controverse. En effet, le film a reçu un accueil mitigé, certains le qualifiant comme étant « Un Justicier dans la ville avec Charles Bronson, version vagin » (Rolandeau, consulté le 13 octobre 2005), et d’autres le considérant comme une sorte de « manifeste de la génération zéro » (Azoury, 2000, p. 35). L’histoire de Baise-moi met en scène deux jeunes femmes issues d’un milieu français malfamé, qui entreprennent une croisade de sexe et de sang à travers la Bretagne, décidant de ne pas subir la vie et de forcer le destin à accomplir leur volonté. Ainsi, le lecteur se trouve plongé dans un monde abject dans lequel s’enchaînent une série de crimes sordides motivés par une soif de vengeance et de destruction. L’abjection occupe donc une place centrale dans le roman en servant à la fois de prétexte et de moteur au récit.
Cette chose qui vient nous projeter à l’extérieur de nous-mêmes, nous, dégoûtés et apeurés, voilà ce qu’est l’abjection. Pour Julia Kristeva, l’abjection est une réaction humaine provoquée par une perte de sens et causée par un brouillage entre sujet et objet, lorsqu’on n’arrive plus à faire la distinction entre soi et l’Autre. Comme cette peau qui se forme à la surface du lait réchauffé et qui, pour une raison obscure, vient provoquer chez celui qui la regarde un sentiment de dégoût si profond qu’il se fait ressentir jusque dans ses entrailles (Kristeva, 1980, p. 10). Ce qui est abject n’a pas de nom, ce n’est ni sujet ni objet, cela se situe avant le passage dans l’ordre symbolique : « […] de l’objet, l’abject n’a qu’une seule qualité — celle de s’opposer à je. » (Ibid., p. 9.) Ainsi, l’abject vient mettre en péril le sujet, remettant en cause les limites mêmes de sa subjectivité. Devant l’abject, le sujet est projeté hors de soi pendant quelques instants, comme s’il se trouvait réellement hors de son corps. L’abjection est telle la chute d’un sujet attiré vers un abîme sans fond : « […] l’abject, objet chu, est radicalement un exclu et me tire là où le sens s’effondre. » (Ibid., p. 9.) L’abject est tout ce qui rappelle la fragilité de l’ordre dans lequel nous vivons, tout ce qui met en doute notre système et, par extension, notre identité. Tout crime est donc abject : « […] l’abjection […] est immorale, ténébreuse, louvoyante et louche. » (Ibid., p. 12.)
Par ailleurs, il est encore plus horrible pour le sujet de découvrir que ce qu’il y a de plus abject, de plus écœurant, ne prend pas sa source à l’extérieur de lui, que c’est son être lui-même : « […] l’abjection de soi serait la forme culminante de cette expérience du sujet auquel est dévoilé que tous ses objets ne reposent que sur la perte inaugurale fondant son être propre. » (Ibid., p. 12.) Ainsi, l’abjection de soi viendrait confirmer le fait que toute forme d’abjection reconnaît le manque fondateur de l’être. Le sujet effondré peut donc en arriver à offrir son corps comme le non-objet par excellence, « son propre corps, son propre moi, perdus désormais comme propres, déchus, abjects » (ibid., p. 13), plutôt que de s’enfuir vers d’autres échappatoires perverses. Kristeva appelle « jeté » celui par lequel l’abject existe, celui qui est condamné à errer au lieu de se reconnaître et de s’assumer en tant que sujet. Son identité prenant appui sur le non-objet, sur l’abject, le jeté est sans cesse forcé à redéfinir son univers, « dont les confins fluides […] remettent constamment en cause sa solidité et le poussent à recommencer » (ibid., p. 16). Bref, le jeté est un égaré qui erre sans lieu donné.
Mais le sujet, dégoûté par la vision de l’abject, ne peut s’empêcher de le fixer, de s’en approcher, de tenter le diable, cet « ailleurs » où l’abject le projette étant aussi attirant que condamné. De cet égarement en un lieu interdit, le sujet tire une jouissance : « […] on ne connaît pas [l’abject], on ne le désire pas, on en jouit. Violemment et avec douleur. Une passion. » (Ibid., p. 17.) Selon Kristeva, l’abject aurait été, à un moment lointain de notre vie, un objet de convoitise. Les deux temps (présent et passé immémorial) coïncidant à nouveau, l’abject provoque la crise puisqu’il renvoie à un moment où le sujet n’était pas encore sujet, mettant en doute la construction et la délimitation mêmes de son identité. Mais, plus encore qu’une simple frontière, l’abjection est surtout ambiguïté, ambivalence, incertitude « parce que, tout en démarquant, elle ne détache pas radicalement le sujet de ce qui le menace — au contraire, elle l’avoue en perpétuel danger » (ibid., p. 17). Lorsque « je » jouit, c’est en tant que sujet hétérogène, morcelé, non entier : « […] gêne, malaise, vertige de cette ambiguïté qui, par la violence d’une révolte contre, délimite un espace à partir de quoi surgissent des signes, des objets. » (Ibid., p. 17.)
L’abject se situe donc dans « l’entre-deux, l’ambigu, le mixte » (ibid., p. 12) : il met en évidence la fragilité de la distinction entre moi et l’Autre, projetant le sujet dans un stade prélangagier. Il nous rappelle, d’une part, la vulnérabilité de l’humanité alors qu’elle se trouvait à l’état animal, puisqu’il lui a permis de se détacher de ce monde de meurtre et de sexe. D’autre part, l’abject nous renvoie au moment crucial où le sujet doit, afin justement de se constituer comme sujet, se séparer de la mère, séparation violente mais nécessaire pour le développement de sa subjectivité : « […] the abject marks the moment when we separated ourselves from the mother, when we began to recognize a boundary between “me” and “other”, between “me” and “(m)other”. » (Felluga, consulté le 21 octobre 2005.) La peur de retomber dans cette dépendance à la mère hante toujours le sujet, le pouvoir de la mère étant aussi sécurisant qu’étouffant. Il est nécessaire que l’enfant, afin de passer dans l’univers du langage et d’exister en tant que sujet, rejette le corps de la mère auquel il est rattaché, ce corps devenant, de ce fait, abject.
La théorie féministe anglo-américaine s’est ensuite approprié le concept d’« abjection », afin d’exposer la situation d’oppression dans laquelle la séparation d’avec la mère enferme la femme. En effet, en étant réduite à sa fonction reproductrice par nos sociétés occidentales, la femme devient abjecte — la femme, la féminité et la maternité. Pour devenir sujet, elle doit donc rejeter le corps d’une autre femme, de la mère, à qui elle s’identifie aussi, et du même coup repousser son propre corps. Dans ce contexte, devenir sujet tient du non-sens puisque rejeter la mère, c’est aussi se rejeter soi-même. Kristeva propose alors une nouvelle forme de subjectivité, une subjectivité féminine, qui, révisant les relations mère-fille, prendrait l’amour lesbien pour base (Oliver, consulté le 21 octobre 2005). Par ailleurs, dans Histoires d’amour, Kristeva explique qu’une abjection déplacée du corps féminin peut permettre de justifier les pires atrocités envers les femmes puisque, toutes mères, elles sont toutes abjectes. La société patriarcale peut ainsi déprécier les femmes de façon tout à fait légitime, la femme et la mère étant devenues l’ennemi numéro un du sujet. Dans ce sens, Despentes souligne la portée féministe de son roman, en déclarant qu’« il est temps pour les femmes de devenir les bourreaux, y compris par la plus extrême violence » (Lancelin, 2000, p. 50).
Par ses propos « trash », Baise-moi de Virginie Despentes semble répondre à la théorie de Kristeva. On parle, chez Despentes, d’« une nouvelle forme de féminisme dur » (de Bruyn, 2000, p. 125) ou encore d’un « féminisme brutal et désespéré » (Kaganski, 2000, p. 40-41). On reconnaît donc son apport à la cause des femmes, elle-même avouant qu’en écrivant son roman « [elle avait] le sentiment d’avoir une mission à remplir » (Armanet, 2000, p. 28-30) : « […] j’allais dire une mission de vengeance mais ce n’est pas ça. Il faut faire éclater les choses. » (Jordan, 2002, p. 128.) Despentes entreprend d’inverser la relation de domination homme / femme, mettant l’arme de la violence entre les mains des femmes. On dit souvent de Baise-moi qu’il s’agit d’une œuvre fortement politisée, les personnages féminins évoluant dans un milieu où la violence, qui sert à maintenir leur subordination, est telle qu’elles en arrivent à se la réapproprier à leurs propres fins. Que l’on pense à la gifle correctrice que Manu reçoit de Lakim, son petit ami, ou encore à la façon dont les personnages masculins parlent des femmes — « De toutes façons, ces radasses-là, ça baise comme des lapins… » (Despentes, 1999, p. 53), « Une suceuse de première » (ibid., p. 53) — voilà toutes des situations qui mettent en évidence la domination des hommes sur les femmes. De plus, comme l’explique Gill Allwood dans French Feminisms: Gender and Violence in Contemporary Theory, « la violence masculine est perpétrée par l’homme contre la femme en tant que femme constituant ainsi un acte politique, non pas un incident entre individus1 » (1998, p. 129), ce qui donne une nouvelle portée universelle et dénonciatrice à l’œuvre de Despentes. Aussi l’histoire de Baise-moi prend-elle racine dans la sauvagerie du viol de Manu et de son amie Karla, événement sur lequel s’ouvre pratiquement le roman (Despentes, 1999, p. 51-57), « toute rencontre sexuelle [étant] désormais marquée par le sceau de la violence déclenchée dans ce viol » (Jordan, 2002, p. 132).
Outre son aspect politique, le roman de Despentes a pour effet de mettre en lumière l’abjection déplacée des hommes envers les femmes, cette théorie de Kristeva expliquant la cause de l’oppression féminine. Autrement dit, le climat de violence et le mépris des personnages masculins envers les héroïnes et, par extension, envers le genre féminin en général trouvent leur origine dans l’abjection du corps maternel. Baise-moi vient, effectivement, problématiser la question de la femme comme sujet fertile et reproducteur en la présentant comme objet sexuel. Par exemple, on retrouve une scène où Manu, totalement nue et ne portant que des souliers à talons hauts, décrit avec force détails ses menstruations (Despentes, 1999, p. 152) — symbole de la maternité et abject par excellence. Cette image subversive juxtapose l’image de la femme comme objet sexuel à celle de la mère tout en jouant sur le tabou entourant le sang menstruel, considéré comme polluant dans la tradition occidentale (Kristeva, 1980, p. 86). Tentant de rendre à la femme le pouvoir dont l’homme la prive, Nadine et Manu « tuent par revanche généralisée de démunies et nous sommes témoins d’un apprentissage progressif de l’exercice du pouvoir violent par des femmes qui finissent par y prendre goût » (Jordan, 2002, p. 133). Par contre, en cherchant à inverser les rôles de domination, Despentes ne fait que déplacer le problème puisque c’est le corps des hommes qui devient abject : le récit met en scène des personnages masculins pathétiques qui sont décrits de façon tout aussi négative que le sont les femmes, tel le client de Nadine, ressemblant à « un gros poulet triste, à cause des petites cuisses et du gros bidon » (Despentes, 1999, p. 58). En définitive, on peut dire que le renversement extrême des positions de domination homme / femme mis en scène dans Baise-moi, en plus d’être politique, souligne, voire même dénonce, la situation d’oppression dans laquelle l’abjection emprisonne les femmes.
Par ailleurs, cette abjection inversée non seulement sert de point de départ au récit, mais alimente aussi l’évolution de l’histoire : à travers le crime, ces deux tueuses vivent leur quête identitaire par l’abjection, d’une certaine façon. D’abord, il est possible de constater, plus particulièrement dans le film, que les personnages de Manu et Nadine vivent une sorte de relation amoureuse, cette passion mutuelle leur permettant de construire une forme de subjectivité féminine, selon Kristeva. De cette façon, le corps féminin n’est plus un lieu d’abjection associé à la maternité; il retrouve sa dignité dans l’amour lesbien. Cette réalité est particulièrement évidente lors de la scène de la danse dans la chambre d’hôtel, la caméra mettant l’accent sur la sensualité, voire la sexualité, qui se dégage de cette performance. Quoique cela soit plus subtil dans le roman, les sentiments que partagent les deux personnages restent ambigus, et on peut y retrouver un certain amour — notamment lorsque, à la vue d’un barrage policier sur la route, Nadine prend la main de Manu dans la sienne et qu’« elle a honte de son geste en même temps qu’elle le fait » (Despentes, 1999, p. 165). De manière quelque peu contradictoire, c’est précisément cet amour qui leur donne la force de continuer dans la voie de la perversion et de la destruction, leur identité se créant en opposition aux autres et au monde. Ainsi, nos deux « jetées » sont condamnées à errer dans un monde flou empli de violence et de drame, monde dans lequel elles doivent régulièrement remettre en cause la solidité des limites de leur subjectivité.
Poussant l’expérience de la subjectivité féminine à son extrême, les crimes sanglants des deux femmes leur permettent aussi de se poser comme sujets dans un monde qui est normalement dominé par les hommes. Comme si c’était à travers ce jeu de sang et de sexe qu’elles parvenaient à s’inscrire comme sujets ultimes, revenant « à leur sexualité agressive de façon quasi obsessionnelle, comme si celle-ci représentait la pierre de touche d’une nouvelle espèce d’héroïne post-féministe » (Jordan, 2002, p. 125). On le remarque particulièrement dans l’épisode où Nadine et Manu entraînent un homme dans une chambre d’hôtel et finissent par le tuer à coups de pied. Cet extrait démontre bien le renversement de la domination homme / femme tel qu’il est représenté par Despentes tout au long du roman, l’homme devenant un objet soumis aux ordres des héroïnes. Ainsi, elles choisissent de draguer par perversité « un type bedonnant et à moitié chauve » (Despentes, 1999, p. 199), cherchant à séduire l’abject comme s’il s’agissait d’un jeu pour ensuite jouir par la mort de l’homme. On sent bien que l’homme est décontenancé par l’attitude de Manu et Nadine qui lui font du charme, Manu « se [plaignant] de la chaleur en aggravant l’échancrure de son corsage pour s’éventer comme une brute » (ibid., p. 199), au lieu d’agir de façon passive et désintéressée comme il s’y serait attendu. Elles viennent donc bouleverser les rôles habituels, l’homme se disant que « ça aurait été mieux s’il avait dû les baratiner un peu, avoir l’impression de les forcer un peu » (ibid., p. 202). Les filles définissant les règles du jeu, Nadine lui explique gentiment : « Si ça ne te dérange pas, chéri, on va baiser plutôt que discuter; on a plus de chances de s’entendre. » (Ibid., p. 201.)
L’homme, pourtant, ne se rend pas compte de ce qui l’attend; il ne réalise pas que Nadine et Manu entreprendront « quelque chose de sérieux et d’important » (ibid., p. 204) en vengeant le sexe féminin. Tout se passe comme si elles voulaient se venger du viol originel, de celui qui leur a volé leur identité à jamais. La structure du roman renvoie à la scène d’ouverture du texte, alors que Manu, violée, se trouve dépossédée d’elle-même, comme morte (ibid., p. 55) : « [les deux femmes] opèrent une inversion systématique et méthodique du jeu de pouvoir qui se manifeste dans le viol, jeu qui d’ordinaire humilie la femme mais laisse intacte la virilité de l’homme » (Jordan, 2002, p. 135). Ici, ce sont les personnages féminins qui rejettent le corps de l’homme, devenu abject. Elles insultent et critiquent leur victime entre elles, sans lui accorder d’attention, s’exclamant : « Putain, c’que ça transpire par cette chaleur, il est tout visqueux, ce gros con » (ibid., p. 202), ou encore : « Tu bandes mou. Ça me fatigue. » (Ibid., p. 205.) L’homme garde les yeux baissés, et ce sont elles qui, portant sur lui un œil dégoûté, détiennent le pouvoir du regard, la « puissance d’agir », dans les termes de Judith Butler (2004, p. 275-276). Lorsque le pauvre homme essaie de prendre un peu le contrôle de la situation en proposant de mettre un préservatif, Manu lui ordonne, dans un mouvement presque suicidaire : « Que ta bite. Sans rien. » (Despentes, 1999, p. 204.) La scène dégénère assez rapidement par la suite, l’abjection du corps de l’homme devenant physique, Manu « lui [gerbant] entre les jambes » (ibid., p. 205) en lui faisant une fellation. Ce geste hautement symbolique permet à la femme de s’affirmer en tant que sujet possédant l’homme objet.
D’un autre côté, cette prise de position reconnaît l’homme comme une menace à l’identité propre de la femme. L’homme tente de trouver un moyen de soumettre ces deux femmes à son pouvoir : « [Il] la tient fermement. Elle cherche à se dégager, mais il a bonne prise et envie de lui cogner la glotte avec le gland. » (Ibid., p. 205.) Ce faisant, il agit comme l’Autre qui veut venir en soi. Mais les filles ne se laisseront pas faire. Dans une tentative ultime d’affirmation de soi, Nadine et Manu lui répètent l’avertissement fait à des générations de filles, subvertissant le stéréotype : « On suit pas des filles qu’on connaît pas comme ça, mec. » (Ibid., p. 205.) Puis, elles tuent l’homme de manière sauvage, le piétinant avec leurs souliers à talons hauts — symbole criant —, ne prenant conscience d’elles-mêmes et de leur corps qu’à ce cruel instant : « Plus elle tape et plus elle tape fort, elle sent parfois des trucs qui cèdent. À force, elle sent les muscles de ses cuisses travailler. » (Ibid., p. 207.) Les filles sont donc sans cesse appelées à redéfinir les contours de leur propre subjectivité devant l’homme, éliminant de manière brutale l’objet d’abjection qui les entraîne vers la perte de sens, là où la femme serait soumise à la domination masculine.
D’autre part, l’utilisation du langage permet aux deux héroïnes de s’inscrire dans le monde en tant que sujets agissants. Ainsi, les dialogues revêtent une importance particulière : « Merde, on est en plein dans le crucial, faudrait que les dialogues soient à la hauteur. » (Ibid., p. 121.) Cette remarque, tout de suite suivie par un commentaire métatextuel, met l’accent sur le côté plus oral, plus « trash », du récit, fortement marqué par la culture populaire : « Moi, tu vois, je crois pas au fond sans la forme. » (Ibid., p. 121.) Au moment de commettre un nouveau crime, Manu et Nadine prennent l’habitude de lancer une réplique tranchante, comme lorsque Nadine entre chez un armurier, prétendant que son mari est amateur de tir, et que Manu lance au vendeur, l’arme levée : « Et si sa femme est amatrice de tir au connard? » (Ibid., p. 143.) Bien que la qualité des dialogues de Despentes soit discutable — on dit notamment qu’elle « donne l’impression d’avoir écrit un brouillon » (Morin, consulté le 13 octobre 2005) —, il est évident que le langage populaire occupe une place centrale dans son œuvre, que ce soit sur le plan des dialogues ou encore sur celui de l’intertextualité. On retrouve effectivement de nombreux textes de chansons anglophones rock ou punk qui viennent ponctuer le récit, comme une prémonition de la fin tragique qui attend nos héroïnes. Plusieurs chapitres se terminent sur une note un peu glauque dans laquelle on sent la mort transparaître : « Suicidal tendencies » (Despentes, 1999, p. 141), « DEATH ROW. HOW LONG CAN YOU GO. » (Ibid., p. 131.)
Ces incursions dans la musique populaire insistent sur les envies presque suicidaires des personnages, qui sombrent facilement dans l’autodestruction. Non seulement le corps des hommes est-il abject, mais celui des femmes aussi, Nadine et Manu agissant souvent sans respect de soi. En effet, plusieurs incidents remettent en question les rapports que la femme entretient avec son propre corps. Par exemple, Manu se fait vomir pour pouvoir continuer à s’empiffrer de Mac Do (ibid., p. 141), ou encore Nadine, se prêtant à des jeux de sadomasochisme avec un de ses clients, voit son dos se couvrir de marques rouges (ibid., p. 98). Plus encore, Despentes met en scène des personnages qui sont vidés de leur intériorité, comme étrangers à eux-mêmes et à ce qui les entoure. Même si on reproche à l’auteure d’avoir créé des personnages sans psychologie (Morin, consulté le 13 octobre 2005), il semble que ce côté déshumanisé démontre comment les femmes, elles aussi, portent les marques de la société patriarcale et peuvent arriver à une sorte d’abjection de soi, s’offrant comme non-objets. Dans ce sens, Manu explique sa réaction par rapport au viol initial :
[…] j’en ai rien à foutre de leurs pauvres bites de branleurs […]. C’est comme une voiture que tu gares dans une cité, tu laisses pas des trucs de valeur à l’intérieur parce que tu peux pas empêcher qu’elle soit forcée. Ma chatte, je peux pas empêcher les connards d’y rentrer et j’y ai rien laissé de précieux. (Despentes, 1999, p. 57.)
Il apparaît clairement qu’« à travers son personnage Manu expose une négation de soi, de son corps au point où sa propre intimité a été vidée de toute substance et de toute humanité » (Rolandeau, consulté le 13 octobre 2005). Les personnages de Nadine et Manu oscillent donc constamment entre sujet et objet, entre abjection de soi et construction d’une subjectivité propre.
En définitive, quoiqu’on accuse le roman de jouer « dans la psychanalyse de bazar à son insu » (ibid.), l’abjection joue un rôle majeur dans le récit. Omniprésente tout au long de Baise-moi, elle projette les personnages dans une espèce de fuite en avant permettant la progression du récit. En effet, puisque l’abject avoue que le sujet est toujours menacé, Nadine et Manu doivent sans cesse redéfinir les frontières de leur subjectivité, ce qu’elles font par l’entremise du crime. De plus, la situation de base permettant le développement de l’histoire fait aussi appel à l’abjection : Despentes dénonce l’oppression dont les femmes sont victimes dans la société occidentale — injustice qui prendrait racine dans le rejet du corps de la mère, nécessaire à la constitution du sujet. Par ailleurs, la force dynamique qui pousse les personnages à aller toujours plus en avant s’apparente beaucoup à ce que Lacan appelle, à la suite de Freud, la « pulsion de mort ». Bien que les personnages se garantissent une fin tragique, ils continuent tout de même sur la voie de l’abjection, comme si la mort était l’ultime objet de satisfaction : les pulsions de mort sont toujours associées aux pulsions sexuelles, « consist[ant], en somme, en la sourde jouissance trouvée dans la mort » (Pelletier, 1992, p. 27).
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