Palais désenchanté, odieuse littérature. Nelly Arcan et son palais des miroirs

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La laideur est une forme de violence

Francine Noël, Myriam première.

La beauté finit en laideur, le destin de
la jeunesse est d’être flétrie, la vie n’est
qu’un lent pourrissement,
nous mourrons chaque jour.

Frédéric Beigbeder, L’amour dure trois ans.

 

La génération à laquelle j’appartiens est tumultueuse. Voilà comment Georges Bataille amorce La littérature et le mal (1957, p. 9), paru il y a maintenant cinquante ans. Mais quel auteur actuel ne pourrait proclamer la même chose? Que dit Nelly Arcan, par exemple? Dans sa nouvelle intitulée « La Ride », tirée du numéro 99 de la revue Moebius, elle traite plutôt des conséquences d’un tel tumulte, d’un tel mouvement dérapant… et décapant. De sa plume singulière mais beaucoup moins rude que dans ses œuvres précédentes, elle lie, par la littérature, l’odieux et la jeunesse, le Mal et la vie.

Nelly Arcan, ancienne uqamienne — qui ne le sait pas encore? —, est une « jeune femme de son temps à la forte personnalité » (Arcan, consulté le 20 décembre 2006). Elle participe à divers journaux (ICI, La Presse, etc.), revues et magazines littéraires (Moebius, Liberté, etc.) où elle livre nouvelles, chroniques et billets d’opinion. Elle nous a également offert deux romans, Putain (2001) et Folle (2004), dont l’écriture est du genre de l’autofiction, soit ce mélange savoureux et/ou déroutant de l’autobiographie et de la fiction romancée, cette « combinaison des signes de l’engagement autobiographique et de stratégies propres au roman, genre qui se situe entre roman et journal intime » (Wikipédia, consulté le 25 novembre 2006).

« La ride » peut se résumer ainsi : Mina, une jeune femme préoccupée de son image, se réveille un dimanche matin accablée d’une « étrange et unique ride qui partait du coin gauche pour obliquer vers sa joue rosée de blonde » (Arcan, 2003, p. 9). Elle accuse le pli d’oreillers, puis vaque au train-train matinal. Mais voilà que l’engourdissement annonciateur de la ride revient, « cette ride [qui] n’[est] pas une ride ordinaire [car] la ligne [est] trop droite et trop propre pour que ne s’y cache pas quelque lame de rasoir… » (Ibid., p. 9-10). En panique, elle multiplie les scénarios, appelle sa mère et sa dermatologue, qui ne répondent pas. Elle se souvient alors du Larousse médical de son enfance, qui l’avait terrorisée avec ses planches couleurs de maladies épidermiques, et de son père, qui la disait trop belle pour s’en faire avec ces plaies affreuses. Elle repense ensuite sérieusement à sa dermatologue, Mme Anderson, et l’accuse d’un machiavélique complot contre toutes les jeunes beautés de la terre : elle veut les infecter de la ride. Sa mère n’arrivera chez elle que le lendemain, la trouvant en crise, emmurée dans la noirceur de sa chambre. Puis, Mina écrit une lettre accusatrice à Mme Anderson, directement de l’Hôpital Notre-Dame, où elle atterrit après avoir littéralement perdu la carte et fracassé tous les miroirs de son appartement. Elle continue ce massacre de glaces et tombe en état de stupeur après s’être tailladé la figure à l’aide d’un scalpel.  

Bien que ce résumé condensé n’offre que les grandes lignes de la nouvelle, nous avons en mains assez d’éléments pour présenter notre piste d’analyse : il s’agira de voir comment ce morceau littéraire dégoûte le lecteur, l’éloignant du monde désirable de Muray1. Nous nous proposons donc d’explorer le côté odieux du littéraire. En même temps qu’elle brise le consensus joyeux et niais qui introduit un accord discordant, l’écriture de l’odieux infiltre ici un être étranger dans un organisme (qui se voulait) sain, que cet être soit scalpel, idées tordues ou déconsidération de soi-même. Le Mal est toujours présent en littérature, car, en fait, « la littérature est l’essentiel, ou n’est rien. Le Mal — une forme aiguë du Mal — dont elle est l’expression, a pour nous […] la valeur souveraine », expose Bataille (1957, p. 9).

Si le Bien renvoie à la blondeur et à la perfection de cette jeunesse féminine, jeunesse offerte au regard des Hommes, le Mal, lui, sera tout ce qui entrave l’exposition de cette belle et jeune blonde, ou alors, ce qui réduit sa beauté. Du moins, c’est ce que considère la narratrice, qui, comme dans les deux autres romans d’Arcan, refuse « la flétrissure de l’âge » (Tremblay, consulté le 4 janvier 2007). Si Arcan elle-même « est plutôt timide et cérébrale,  [elle] se déclare en quête d'une sorte de perfection inaccessible : être la plus belle, la plus désirable. Un idéal très féminin, en somme, qu'elle a poussé à bout, dans sa chair et dans sa vie » (Ibid.). Son monstre, exorcisé par l’écriture, est cet idéal féminin. Oserions-nous dire l’odieux d’une beauté plastique trop parfaite?

Ce besoin d’être la princesse entre toutes les princesses témoigne d’une blessure de l’image qui impose ses bases dès l’enfance. Arcan comme Mina se rappellent l'époque où leurs parents leur demandaient d'être une poupée parfaite, leur reprochant une chevelure fatiguée ou un grain de peau imparfait. « À l'âge adulte, je suis allée voir les chirurgiens plasticiens, leur demandant : “Faites-moi belle.” Mais ça n'a rien changé à mon image de moi-même. Le regard critique, je le porte en moi. » (Ibid.) Si la littérature, c’est l’enfance retrouvée, selon Bataille (1957, p.10), les textes d’Arcan, et « La Ride » tout autant, mettent en scène une enfance de poupée de cire humaine :

Oublie toutes ces histoires, lui conseillait son père avant de la mettre au lit, car les maladies de peau ne conviennent pas à ta blondeur de princesse ni au vert de tes yeux, et n’attaquent de toute façon que les cœurs durs comme la belle-mère de Cendrillon ou l’autre encore, la sorcière du miroir qui voulait être la plus belle. (Arcan, 2003, p.14.)

Or, ce que les enfants retiennent des contes, ce n’est pas tant que la vanité a un cœur de pierre, mais que seule la plus belle ira au bal… D’où le Mal qui s’insinue dans cette supposée laideur, aujourd’hui traitée à coup de pots de crème, de collagène et de chirurgies plastiques.  Si la blessure est métaphorisée par la ride qui déforme l’image, le miroir est alors à considérer non plus comme un allié, comme un élément qui rassure sur la beauté et la jeunesse éternelles, mais bel et bien comme un ennemi, car il est le témoin de l’âge qui s’empare du corps : « Elle s’en approcha [du miroir] comme on approche d’un ennemi, en ouvrant le regard sur ce qu’il cache. » (Ibid., p. 9.)

Ces schémas enfantins s’impriment dans l’esprit et créent des compulsions d’adultes, des réflexes de beauté, de définition de la beauté et de sa consommation. Cette beauté est ce qui tend à nous rendre uniques, désirables. Arcan explique : « En fait, j'écris sur l'impossibilité de faire le deuil de ma condition d'unique et d'irremplaçable. La folie n'est pas loin, car la non-folie serait d'accepter sa place dans le monde. Entre immense orgueil et immense modestie, l'écriture demeure pour moi une forme très sophistiquée d'autoflagellation. » (Tremblay, consulté le 4 janvier 2007.) Le monde artificiel de la beauté actuelle (chirurgies, transformations extrêmes, image de soi tordue, standards exigeants et idylliques) encourage Mina dans son dérapage. Puisque le regard est ce par quoi la beauté est confirmée ou déformée, elle fera un Œdipe d’elle-même et censurera ce regard plus fort que les miroirs :

Lorsque, ce lundi-là, la mère de Mina entra dans l’appartement de sa fille après avoir tenté vingt fois de la joindre par téléphone, elle fut accueillie par des cris qui l’imploraient de quitter l’endroit. Mina était assise par terre, les yeux recouverts d’une large bande de coton blanc, dans une obscurité que le jour naissant avait percée d’un unique rayon, et indiquait du doigt un coin de l’appartement où s’entassaient les débris des dix miroirs qui avaient servi à décorer son trois pièces. (Arcan, 2003, p. 13.)

Ainsi, c’est par le regard que le Mal s’immisce dans la vie de Mina, dans son corps, sur son corps, dans sa tête. Car tout est une question d’image et de regard : Mina accuse sa dermatologue de vouloir se venger, en défigurant chaque jeune femme d’une ride, du regard des hommes qu’elle ne suscite plus à cause de son âge, et elle croit que ce complot vise la jeunesse féminine entière.   .. Cette déformation s’exprime d’abord par le biais du miroir, puis par la comparaison de chaque femme avec toutes les autres. Le miroir devient donc le symbole absolu du Mal, de son origine et de ses conséquences, d’où le besoin de tous les détruire. Le palais des miroirs de Mina est dévasté à cause de l’image déformée qu’elle reçoit d’elle-même. Cette image relègue l’entité féminine aux simples attributs physiques : « Que je sois si yeux bleus… » (Ibid., p. 14.) Mina n’est pas une jeune femme alerte de vingt-trois ans, dynamique, brillante ou curieuse. Elle est une blonde aux yeux bleu-vert, elle est une peau satinée et rosée. Elle n’est qu’une enveloppe charnelle, pour répondre au regard des hommes et pour répondre aux contes de son enfance de poupée de cire. Aux yeux d’Arcan, « notre monde en est un où l'image prévaut sur l'être. ‘‘La femme possède une valeur intrinsèque par sa beauté et sa jeunesse. Toute la société nous ancre ce message-là. Je conteste cette dictature, tout en acceptant de jouer son jeu. Partir en guerre n'est pas mon rôle. Le mien consiste à devenir miroir’’ » (Tremblay, consulté le 4 janvier 2007.). Les miroirs, Mina les explose, cependant dégoûtée, tout à coup, du corps parfait éclatant de beauté dans ce monde désirable, car ce corps porte la marque du Mal, de l’irrégularité, de la vieillesse : une ride.

 

Bibliographie / Médiagraphie

ARCAN, Nelly. 2003. « La ride ». Moebius. Écritures / Littérature, « Les Monstres », n° 99, p. 9-16.

BATAILLE, Georges.  1957. La littérature et le mal. Coll. « Folio, Essais », Paris : Gallimard, 201 p.

BEIGBEDER, Frédéric. 2001. L’amour dure trois ans. Coll. « Folio », Paris : Gallimard, 194 p.

NOËL, Francine. 1987. Myriam première. Montréal : VLB Éditeur, 532 p.

BLOGUE CANOË, Blogue Canoë Divertissement. Consulté le 20 décembre 2006. Page « Nelly Arcan, Accent grave », http://divertissement.blogue.canoe.ca/?disp=bio&author=150

TREMBLAY, Odile. Consulté le 4 janvier 2007. « Nelly Arcan : la belle et le dragon », Le Devoir, édition du samedi et du dimanche 28 & 29 août 2004, www.ledevoir.com/2004/08/28/62384.html

WIKIPÉDIA. Consulté le 25 novembre 2006. L’encyclopédie libre, page « Autofiction », http://fr.wikipedia.org/wiki/Autofiction

 

Pour citer cet article: 

Demers, Gabrielle. 2007. «Palais désenchanté, odieuse littérature. Nelly Arcan et son palais des miroirs», Postures, Dossier «L’infect et l’odieux», n°9, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/demers-9> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Demers, Gabrielle. 2007. «Palais désenchanté, odieuse littérature. Nelly Arcan et son palais des miroirs», Postures, Dossier «L’infect et l’odieux», n°9, p. 107-111.