Supposons ce lieu commun : la littérature et l’art en général entretiennent des rapports étroits avec le Mal; c’est ce qu’enseignait calmement Marcel Proust à Maman dans le Contre Sainte-Beuve. Comme si l’acte même de créer plaçait immanquablement le sujet dans la perspective oblique, profanatrice et cruelle de crever l’amour maternel au lieu même de l’engendrement. De là, ce n’est pas la morale des peuples (ni celle des médias) qui, posant son verdict sur l’œuvre, qu’elle soit texte ou tableau, peut changer quoi que ce soit à cette exigence qui est en fait une condition. Car cette trahison est bien une condition d’existence, pour ne pas dire une loi, qui arrache le travail de création au registre de la morale.
La leçon proustienne, en posant qu’on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments, n’affirmait pas pour autant qu’on en ferait une excellente avec les plus vils. Révéler le secret de l’art en exhumant les profondeurs du vice, c’était en fait révéler que ces profondeurs ne sont ni immorales ni vicieuses, mais constituent le matériau d’un dire et d’un voir au même titre que l’amour et les vertus. Au même titre, c’est-à-dire au delà du principe de moralité; celle-ci venant toujours de surcroît, et changeant d’une époque à l’autre. Le Mal, la profanation qu’effectue l’acte même de créer, entendez de mettre au jour un corps inédit qui n’est pas moi, et qui détourne ainsi la représentation de sa fonction sociale, mais aussi sexuelle et filiale, vient habiter, occuper le nom, sans égards pour l’ordre familial, le code des générations. Créer, c’est toujours usurper un droit, une place, un nom. Cette violence ne se mesure pas à la qualité morale ou immorale de l’objet créé; elle ressemble au dévoilement d’une vérité, d’une jouissance qui échappe au relativisme des jugements. On comprend ainsi que ces termes : l’infect et l’odieux, ne sont pas des valeurs ajoutées à une œuvre, mais bien des matériaux parmi d’autres avec lesquels elle fabrique son regard et son Savoir.
Il est vrai que notre époque aimerait parfois que ce soient les œuvres elles-mêmes qui se voient frappées, saisies, glorifiées par ces noms. On peut jouir beaucoup de la perversion ou de l’inversion des valeurs. Peut-être est-ce d’ailleurs cette jouissance-là plutôt qu’une autre qui caractérise notre temps; ce qui nous rend la lecture de Genet, de Bataille, par exemple, d’autant plus difficile aujourd’hui que nous croyons les rejoindre et communier avec le Mal à travers eux. Nombreux sont les écrivains contemporains qui se réclament de l’injure, de l’abject et du Mal. Ces écrivains ne sont plus seuls contre tous, ni ne sont mis au ban de la société médiatique, ils ne sont ni craints ni détestés, mais plutôt immédiatement dévorés, comestibles, dirait-on, par une sorte de transmutation étonnante qui a fait du Mal, de l’inceste, de la prostitution, de l’inversion, de la trahison, de la misère sexuelle, une plus-value sur la scène commerciale, qui domine désormais toutes les autres. On dira que c’est une façon comme une autre de ne pas recevoir ni reconnaître. Peut-être. La censure, en effet, si elle a changé de visage, n’en est pas moins agissante.
Infect, odieux. On devrait pourtant garder ces termes en réserve pour désigner ce qui n’accède pas à la dignité ou à l’indignité littéraire, et reste dans la vase mesquine des actes sans vergogne. Car il y en a. Ainsi, à confronter les pamphlets de Céline aux brûlots antisémites qui furent vendus à pleins kiosques dans le Paris de son époque, on est forcé de reconnaître que ces mots, « infects et odieux », résistent au déplacement, et que ce n’est justement pas aux écrits de Céline qu’il convient de les appliquer. Si Céline fraye avec l’infect et l’odieux, c’est en les transposant en délire verbal, ce qui est une sorte de traitement propre à révéler l’essence particulière de cet odieux par excellence qu’est l’antisémitisme : odieux par platitude, manque d’imagination, jalousie et inaptitude au verbe, par haine du sens, idolâtrie envers la morale.
Qu’un écrivain puise dans cette vase, tel un sculpteur, la matière même de son œuvre, il la fera changer de sens et de substance, la transmutant en écriture, en littérature, qui est par définition éclatement du sens, exigence de l’interprétation, folie du voir et du dire, inceste avec le nom, viol du verbe, ou délire. Encore faut-il soumettre le matériau à la puissance de la lettre. Impure est la langue littéraire qui s’étrange à elle-même, sort de ses gonds en rassemblant ce qui, en elle, était fait pour rester séparé, en déliant ce qu’elle ne concevait que lié, en perforant sa texture de voile. C’est cette contamination en langue qui est sans doute le vrai scandale, et que Proust, encore lui, voulait inscrire au chapitre des Mères profanées.
L’infect et l’odieux. En plaçant ces termes en exergue du numéro 9 de la revue Postures, on a apparemment voulu provoquer la mise en examen d’une rencontre entre la matière littéraire et la morale de notre temps. C’est une confrontation toujours difficile à déchiffrer, et la méthode consistait peut-être, pour connaître l’époque, à saisir sur le vif ce qu’elle trouve inavalable et outrageant. Le problème est que notre époque se targue de pouvoir tout entendre, et que ce qu’à l’occasion elle dit ne pas vouloir entendre n’est pas du tout ce qu’elle n’entend carrément pas.
Quoi qu’il en soit, le moraliste entrera toujours en contorsions chaque fois qu’il essaiera de départager le bien du mal et le mal du bien dans le tissu conjonctif de l’art.
Cliche, Anne Élaine. 2007. «Le matériau», Postures, Dossier «L’infect et l’odieux», n°9, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/cliche-9> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Cliche, Anne Élaine. 2007. «Le matériau», Postures, Dossier «L’infect et l’odieux», n°9, p. 13-15.