La dramaturgie de l’ignoble dans Le Destin glorieux du Maréchal Nnikon Nniku Prince qu’on sort de Tchicaya U Tam’si

Article au format PDF: 
Numéro associé: 

 

Dans son intention louable de faire du Noir un « homme à part entière », la négritude a voulu l’Afrique antécoloniale idyllique et vertueuse. Seule l’arrivée du Blanc aurait instauré le désordre, le chaos et la perdition. Cette vision idéalisante et idéalisée du monde africain se trouva contrariée par le roman Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem. L’Afrique protocoloniale s’y apparente à une jungle où « la loi du plus fort est toujours la meilleure ». La description du sort réservé aux captifs des nombreuses guerres est édifiante :

Et l’époux castré, paralysé par la douleur, cuisses gluantes de sang, regardait impuissant, ses femmes devenir — debout, puis roulées à la seconde même dans la poussière — filles de joie du village vainqueur, dévêtues puis tour à tour possédées […] par chaque villageois, chaque villageoise… (Ouologuem, 1968, p. 21.)

Au-delà de la polémique créée par ce roman, c’est l’aspect odieux, cruel, de la scène qui répugne. La langue est d’une grossièreté inouïe. Ce faisant, Ouologuem venait de rompre non seulement avec la thématique « négritudienne », mais aussi avec la bienséance langagière qui avait plus ou moins prévalu jusqu’alors dans la littérature africaine.

Cette écriture érotique et crue fera date et suscitera de nombreux émules, dont le dramaturge Tchicaya U Tam’si. Sa pièce Le Destin glorieux du Maréchal Nnikon Nniku Prince qu’on sort se révèle à bien des égards héritière de l’expérience de Ouologuem. Le dramaturge dit les faits tels qu’ils se présentent sans se préoccuper de la sensibilité ou de l’éducation morale du lecteur-spectateur. Dès lors, sa pièce nous fait pénétrer dans un univers où l’infect et l’odieux règnent en maîtres absolus puisqu’elle n’embellit pas ou n’expose pas uniquement les merveilles de la réalité quotidienne. Elle dévoile tout ce qui se pense, se voit, se fait ou se dit même si c’est détestable, désagréable et choquant. L’artiste entend ainsi libérer le langage, ce qui influera indubitablement sur sa dramaturgie; d’où le titre de cette analyse, La dramaturgie de l’ignoble dans Le Destin glorieux de Nnikon Nniku. Dès lors,  comment l’ignoble se manifeste-t-il dans la pièce de U Tam’si? Quelles sont ses fonctions et ses implications dramaturgiques?

Une poétique de la réalité crue : un langage scatologique et foncièrement obscène

Chez Tchicaya U Tam’si, le langage familier constitue l’essentiel du registre des personnages. Il semble que ce registre est plus apte à dire les choses telles quelles, dans toute leur laideur et dans toute leur nudité exécrable, choquante. Le langage chez U Tam’si est le signe ostentatoire de l’atteinte volontaire et voulue aux bonnes mœurs.

Dans Le Destin glorieux de Nnikon Nniku, il existe une énonciation référent au sexe, car le langage traduit ici la frénésie sexuelle, l’obsession sexuelle des personnages. Le sexe n’est plus un tabou : il est désacralisé. Pour des sociétés puritaines telles les sociétés africaines, il n’y a pas plus ignoble personnage que celui qui n’a aucune vergogne. Cette obscénité ambiante fait le lit de l’ignoble.

Le texte de U Tam’si est truffé de truculences sexuelles exprimées de la façon la plus vulgaire possible afin de les rendre accessibles à un plus large public. Avec lui, on est bien loin du langage imagé et presque initiatique dont Zadi Zaourou entoure l’acte sexuel :

Quand tu seras seule avec l’homme avec qui tu passeras ta première nuit, observe bien sa nudité. À la lisière de sa prairie qui est à tous points semblable à la nôtre, tu découvriras un arbre sans feuillage. Il porte un fruit qui renferme deux fèves. Ne t’acharne pas sur le fruit […]. Caresse plutôt l’arbre. Il grandira et grossira subitement […]. Couche toi sur le dos. Amène ton double à s’allonger sur toi, de tout son long. Les tisons que tu portes là sur ta poitrine, le brûleront d’un feu si doux qu’il roucoulera comme une colombe. Il s’abandonnera à toi. Engage alors son arbre dans ton sentier; fais en sorte que lui-même lui imprime un rythme :

Haut-bas!

Haut-bas!

Haut-bas!

(Zaourou, 2001, p. 35.)

Chez U Tam’si, le grossier et le burlesque l’emportent sur les allégories et autres métaphores. Le langage érotique et puéril s’invite dans la création dramatique par le biais de la récurrence d’un verbe comme « baiser », employé neuf fois dans le texte. La langue est indéniablement ordurière, salace, avec des termes et des expressions aussi vulgaires les uns que les autres à l’instar de « bander » et de son synonyme « raide » (avec un emploi cumulé de 7 fois), ainsi que leurs pendants féminins « chaude » et « humide » (avec une récurrence totale de 7 fois). À ces termes s’ajoutent : « Mon Dieu, que ça va être bon! » (U Tam’si, 1979, p. 33), « Salope, ouvre-lui la braguette » ainsi que « Ta putain de sœur » (Ibid., p. 33), « foutre » et « couilles » (3 fois). On retrouve également, dans une autre catégorie, les mots « sperme » (9 fois), « mamelles » (3 fois), « jouir » (5 fois) ; ici, c’est la crudité quasi triviale de ces termes qui interpelle. Par ailleurs, la surprise émane de la présence d’expressions à connotation libidineuse dans l’incantation sacrée du Sorcier dont le refrain est : « Pipi de sang de vierge » (4 fois à la page 74).

En fait, ce qui guide U Tam’si, c’est son refus de censurer son langage comme l’attestent ces propos du personnage féminin Nniyra, nullement intimidée ni effarouchée par le langage peu moral de Nkha Nkha Dou :

Nkha Nkha Dou : […] Forcés d’aller au bordel sous prétexte de renseignements, ils y perdent leurs couilles, pardon Mesdames.

Nniyra : Capitaine, il faut le langage qu’il faut. (Ibid., p. 51.)

Tous les personnages, hommes ou femmes, paraissent s’accommoder de la lubricité. Il ne pouvait en être autrement dans ce texte puisque la sexualité y est un programme de gouvernement. Ainsi, peut-on lire sur une pancarte :

MALHEUR À QUI RÉSISTE AU SEXE

IL PERD LE POUVOIR D’ÊTRE

NOUS VAINCRONS

(Extrait du Livre Gris du Maréchal Nnikon Nniku) (Ibid., p. 48.)

Nous sommes édifiés sur l’état d’esprit des tenants du pouvoir dramatisé. On s’aperçoit que le langage précédemment décrit est commun aux dirigeants et au peuple. Et c’est cela qui exaspère et qui a sans nul doute poussé le dramaturge à en parler de façon crue et ouverte. La pièce se rapproche alors des sotties du XVIe siècle, car comme elles, l’obscénité du langage en fait, selon les mots de Madeleine Lazard, « [l]’expression d’une agressivité bouffonne, violemment insolente, qui tend à une libération des interdits et des contraintes » (Lazard, 1980, p. 59). Sans doute, le langage vulgaire manifeste une volonté du dramaturge de briser les tabous et les interdits établis par certaines sociétés faussement moralistes et de désacraliser un pouvoir dictatorial, véritable anti-modèle. Mais encore l’expression vulgaire des personnages peut s’appréhender comme une parabole. L’éloge de la vulgarité servirait alors de prétexte au dramaturge pour dénoncer la décadence morale de toute société en perdition en lui offrant le miroir schématisé et caricaturé d’elle-même. Par le biais de la langue, Tchicaya U Tam’si donne à voir l’image peu reluisante des collectivités immorales et amorales où débauche et sexualité se sont érigées en valeurs, en vertus. Il y a risque de chaos vu la disparition des valeurs socio-morales devant l’invasion submergeante de la lubricité et de son corollaire l’immoralisme :

Lekhi : Ben quoi, on résiste comme on peut.

Nniyra : Avec le sexe, c’est plus sûr. (U Tam’si, 1979, p. 48.)

Le dramaturge stigmatise le pouvoir grandissant du sexe dans quelques sphères de nombreuses sociétés : c’est la marchandise la plus vendue et aussi la plus demandée dans plusieurs sociétés africaines modernes à cause de la paupérisation continue des masses. Toujours est-il que, si le sexe a perdu de sa sacralité, il va de soi que c’est l’homme lui-même qui a perdu de son humanité puisque son côté bestial et lubrique supplante sa raison. Certains noms de personnages le laissent penser.

Une onomastique 1 grotesque et dérisoire

À travers Le Destin glorieux du Maréchal Nnikon Nniku, Tchicaya U Tam’si tente d’échapper à la trivialité et aux archétypes du monde réel par la construction de personnages qui, apparemment, refusent toute possibilité de transposition. Cette réalité transparaît à travers l’onomastique. Pour traduire cet état de fait, nous nous appuierons sur trois personnages représentatifs de cet imaginaire.

D’abord, il y a le personnage de Nnikon Nniku dont la trivialité, la bassesse et l’obscénité résultent du sens de son nom.

Nnikon Nniku : Pas Nnikiou mais ku comme c.u.l. (Ibid., p. 77.)

En fait ce nom découle d’une expression grossière du langage familier français : le mot « con » désigne le sexe de la femme. En somme, Nnikon Nniku est un être « qui n’a ni con ni cul ». Il est une créature bizarre, peut-être un dieu. De cette éventualité, il détiendrait le pouvoir absolu qu’il exerce, les autres n’étant que des faire-valoir.

Effectivement, en langue congolaise lari, « nkha nkha » signifie « grand-père ». Le personnage de Nkha Nkha Dou serait donc l’émanation de l’apposition de cette expression locale et du mot français « doux ». Ce nom pourrait ainsi désigner un « grand-père gâteau ». Dans le contexte de l’œuvre, nous décelons non seulement la sénilité du personnage, mais également son impuissance, son caractère amorphe, son flegmatisme et son manque d’initiative. Son nom explicite son éternelle dépendance, sa subordination et aussi son inefficacité. Il serait bourreau (il est ministre au gouvernement) et victime du pouvoir (il n’a aucun pouvoir de décision).

En outre, Mphi Ssan Po pourrait signifier « tête en l’air, crâne brûlé ou encore brute ». On perçoit en filigrane le manque de pitié, la cruauté et la brutalité du personnage. Il se définit par le mal. Conçus dans une logique essentialiste, ces personnages semblent éloignés de toute humanité ou de toute socialité, conformément à ce point de vue de Michel Corvin : « La vision immédiate est suffisamment parlante par elle-même pour qu’on n’ait pas recours à un alibi rationnel. » (Corvin, 1963, p. 24.) Ainsi, U Tam’si produit des actants allégoriques, prétextes servant à porter un regard critique, sévère et acerbe sur les nouveaux régimes politiques africains. Ces noms phonétiquement barbares et laids participent d’une volonté de théâtralisation de l’existence de la part du dramaturge. Fataliste, il semble indiquer que nul ne peut échapper à sa destinée. Vu leurs noms, les tenants du pouvoir dans cette pièce sont prédestinés à l’ignominie. Ils n’ont fait qu’exécuter le programme de gouvernement inscrit dans leurs noms le jour de leur baptême. Le nom influence le faire et l’être de l’individu qui le porte.

Il reste que, si l’auteur singularise ces personnages, c’est pour pouvoir mieux les ridiculiser, les démystifier, dans la mesure où leur aspect grotesque leur enlève toute possibilité de mythification puisqu’ils ne sont pas réels. Par ricochet, le pouvoir par eux exercé se retrouve sans consistance, sans contenu car véritable farce. Les nouveaux pouvoirs africains, avec leurs nombreux pères de la nation, ne sont donc que des parodies de pouvoir; d’où l’usage de tout le folklore mystificateur dont certains dirigeants s’entourent pour se maintenir au pouvoir. À l’image de Nnikon Nniku, ils font courir la rumeur de détenir des pouvoirs mystiques exceptionnels, preuves qu’ils ne sont pas des humains, mais plutôt la réincarnation de Dieu sur terre. Telle est l’origine des dictatures en Afrique avec son corollaire de tragédie. En somme, les pouvoirs africains ne sont que de tristes farces à l’instar de l’œuvre elle-même.

En effet, à cause des personnages, Le Destin glorieux du Maréchal Nnikon Nniku s’apparente aux farces du Moyen Âge qui, par le biais de personnages allégoriques, s’attaquaient à certains aspects de leur société. Mais ici, il s’agit d’une farce triste, car il y a avènement d’un type tragique : le mystificateur. Et même si les personnages principaux de l’œuvre sont empruntés à l’imaginaire, leur possible actualisation fait de la pièce le miroir de la hideur sociale. Le dramaturge congolais s’approprie alors la distanciation brechtienne, car le lecteur-spectateur se retrouve en face d’une situation d’étrangéisation, processus d’éloignement par rapport au fait dramatisé. C’est cet éloignement du quotidien du fait de l’étrangéité des actants qui donne à la pièce ses relents épiques. Ne se sentant pas directement concerné, le lecteur-spectateur est donc à même de mieux la pénétrer afin de la soumettre au moule de son esprit critique, tout processus d’identification étant impossible avec des personnages qui n’existent pas dans les faits. Comme dans la farce, U Tam’si ne recherche pas l’adhésion du lecteur-spectateur à l’attitude d’un quelconque personnage, aucun de ceux-ci, vu l’onomastique, n’étant réellement sympathique. Son but s’avère la peinture d’un tableau noir, peu optimiste, des hommes et surtout des dirigeants qui ressemblent à différents niveaux à des monstres, des vampires et qui, comme des sangsues, s’emploient à pénétrer insidieusement le corps de leur victime, le peuple, pour pouvoir la vider de son sang. Dès lors naît la tragédie puisque l’horreur constitue désormais le quotidien des peuples.

Un théâtre de l’humainement horrible : la néantisation de l’homme

Dans une société dirigée par des êtres tels Nnikon Nniku, Nkha Nkha Dou et Mphi Ssan Po, il ne peut régner que la terreur, à l’origine de la tragédie. L’homme n’y est rien, et l’espace est étouffant.

Dans Le Destin glorieux de Nnikon Nniku, l’homme n’a aucune valeur, aucune importance, car dépouillé de son épaisseur d’humanité. À l’image des personnages du théâtre de l’absurde, les concitoyens de Nnikon Nniku, Nkha Nkha Dou et Mphi Ssan Po subissent les aléas de leur mépris de la vie d’autrui. Aussi, « [r]éduits à l’état larvaire, [leurs compatriotes] sont physiquement soumis à toutes les humiliations, à toutes les dégradations » (Pruner, 2003, p. 116). La souffrance et l’oppression élucident ce non-respect de la personne humaine. Ces didascalies l’expriment de façon éloquente :

La scène représente une cellule de prison. Il y a deux lits défoncés. Les lits sont maculés de taches douteuses. Restes de tortures. Instruments de torture dans un angle. Une devise au mur :

« DÉLIE TA LANGUE OU LIE TON

CORPS À LA SOUFFRANCE »

(U Tam’si, 1979, p. 15.)

Avec ces indications, aucun mystère n’est fait sur le règne du macabre, de l’odieux. La violation de la dignité humaine est érigée en doctrine, en dogme.

De ce fait, le mot « sang » est récurrent dans l’œuvre avec une occurrence d’emploi de vingt-neuf fois. Devenu un leitmotiv, « sang » dévoile le triomphe de la terreur et de la violence conformément à ce constat d’un des personnages de la pièce :

La femme : Pour ton mari aussi. Le jeu des hommes, c’est rarement sans le sang. (Ibid., p. 81.)

Désormais, l’homme ne représente rien pour son semblable qui se réjouit de sa misère inhérente à la déchéance du corps :

Entre le geôlier, tel un zombi; il a une corde au cou qui traîne et entrave sa marche. […] Cette scène mimée se termine par une scansion :

« À MORT! À MORT! À MORT! »

La foule de jeunes filles et de jeunes gens se retire, comme aspirée. On retrouve le geôlier ficelé comme une momie. Les deux soldats en faction ont un crâne au bout de leur fusil. (Ibid., p. 25.)

L’homo sapiens semble avoir laissé la place au primate qui manifeste ses ascendances animales, bestiales. Telle est la tragédie sous-jacente à l’odieux dramatisé par Tchicaya U Tam’si. Rien ne paraît être réel malgré les certitudes. Cette tragédie naît de l’incertitude des certitudes, c’est-à-dire de l’absence de référent ontologique. Tout est à la fois vrai et faux, à en croire le geôlier :

Le geôlier : Cette mort-ci est un fait divers. Cette mort-là est un drame national. Laquelle des deux n’est pas fausse? Le chagrin de ce peuple est une colère. Cinq doigts pour un poing levé, quelle arme est-ce? (Ibid., p. 43.)

Les interrogations stigmatisent le trouble dans lequel baignent les hommes. En réalité, le geôlier indique implicitement la question fondamentale à l’origine du tragique conçu par le dramaturge congolais : l’homme existe-t-il dans une société de violence et de barbarie?

Il n’en reste pas moins que, lorsque l’on en arrive à s’interroger sur des certitudes telle la mort, c’est sa propre existence qui se trouve remise en cause. Le théâtre de Tchicaya U Tam’si mène à se demander si l’homme lui-même existe. La subsistance de doutes sur une réalité quasi futile exprime la tragédie de la personnalité de l’homme : est-il ange ou démon? La superposition du réel et de l’irréel, du vraisemblable et de l’invraisemblable, amplifie cette angoisse relative à la double nature de l’homme. L’homme est-il un mythe ou une réalité? La tragédie, c’est l’idée même de toute possibilité liée à la matérialité et à l’immatérialité des êtres et des choses chez Tchicaya U Tam’si. En effet, l’indétermination est pesante et tragique. Et nulle part ne point un quelconque refuge.

L’espace : une réalité affligeante

Dans Le Destin glorieux de Nnikon Nniku, l’espace témoigne d’un certain réalisme. Il est vraisemblable car composé de lieux « matérialisables », référencés tels « une cellule de prison », « un bar », « une salle de conférence », « le cabinet de travail du Maréchal », « la salle d’apparat du Palais », « une tribune ». Ces lieux se découpent en trois catégories avec des fonctions diverses.

D’abord, l’espace est fermé comme le sous-entend « une cellule de prison ». Évidemment, cet espace explicite l’enfermement, la privation de liberté, puisque signe de l’oppression et de la barbarie :

Entre Shese, mitraillette au poing. Il examine la cellule, s’assure de la solidité des barreaux d’une fenêtre haute. Va au pied de chaque lit, s’assure également des chaînes qui sont fixées aux murs. Considère les instruments de torture avec effroi. (Ibid., p. 15.)

Tel qu’il est présenté, ce lieu incarne le ravalement de l’homme à la bête, sa réification. Partant, c’est un espace tragique. L’homme n’y est plus homme. Quel qu’en soit le motif, une privation de liberté est une tragédie, surtout lorsqu’elle s’accompagne de tortures, symboles de l’arbitraire et du manque de liberté d’expression. Cet espace fermé déshumanisant a son pendant de liberté qui est « [l]e cabinet de travail du Maréchal ». Ce lieu se charge de l’intimité, de l’arrogance et du narcissisme de Nnikon Nniku :

Accessoire : Le cabinet de travail du Maréchal. Un grand portrait en pied du Maréchal dont tout le buste est couvert de médailles. Dans un coin-repos du cabinet on voit le Maréchal vautré dans un canapé. Il est flanqué de deux jeunes filles qui lui font des mamours. Le Maréchal ronronne de plaisir. Les filles gloussent de plaisir. (Ibid., p. 63.)

Ce symbole du pouvoir est désacralisé par son locataire. Ce n’est plus un espace de décision, mais celui de la dépravation des mœurs, de la débauche et du manque de sens du devoir. Nnikon Nniku n’a aucune idée des responsabilités qui lui incombent en sa qualité de président. Subséquemment, cet espace aussi devient tragique. Le peuple a à sa tête un président libertin et peu enclin au travail. Seul l’occupe le plaisir charnel. C’est un pouvoir fantoche qui ne peut que conduire le peuple à la ruine.

Ensuite viennent deux espaces semi-ouverts. Le premier espace de ce type est « la salle de conférence », qui matérialise la prise de pouvoir de Nnikon Nniku. La description de ce lieu donne des sueurs froides et présage déjà ce qui attend le peuple. L’aspect macabre des accessoires qui s’y trouvent annonce la tragédie à venir. Le nouveau pouvoir s’affirmera au mépris de la vie d’autrui :

Une salle de conférence de presse. Au premier plan, des chaises ou des bancs. Au fond, sur une estrade, le siège est un squelette géant, dans la posture d’un homme assis. (Ibid., p. 34.)

On assiste ici à l’officialisation de l’illégal : Nnikon Nniku a pris le pouvoir par la force. On pressent aussi la tragédie que représente l’avènement des militaires au pouvoir. Nnikon Nniku est maréchal. Pour sa part, le second espace semi-ouvert qu’est « la salle d’apparat du Palais » abrite les cérémonies de l’intronisation rituelle de Nnikon Nniku. En tant que tel, c’est un lieu de mystification et de confiscation du pouvoir. L’exigence de vénération qu’implique ce rituel sous-tend la tragédie future. Les hommes ne sont plus dirigés par un humain mais par un dieu. Comme tel, ce dieu aura droit de vie et de mort sur eux; il fera et défera les destins. Nous sommes de plain-pied sous l’ère des grands timoniers.

Enfin, deux espaces ouverts s’offrent à l’analyse. Nous avons « le bar », lieu de retrouvailles du peuple. Mais cet espace revêt une connotation négative, car il dévoile l’insouciance du peuple à travers la perdition. C’est un espace tragique puisqu’il donne à voir les hommes dénués de toute faculté intellectuelle; la boisson ayant annihilé tout bon sens.

Le Barman : Là, petit, tu vas un peu fort.

Nniyra : Non. Vas-y, Bruce Lee. Te laisse pas faire. On lui amène les clients qui se marrent. Ils se marrent et ont une soif de gouffre du tonnerre, après. Vas-y, sinon on le taxe : 15 %.

Un Buveur : Ha, ha! 15 % Hi, hi! 15 %.

Le Barman : C’est fini, oui!

Voix : Ha, ha, ha! 15 %, 30 %. Non, 100 %.

Nniyra : Et alors? La liberté, c’est pas pour s’emmerder, non?

Le Barman : Alors, fichez le camp. (Ibid., p. 28.)

Toute situation constitue matière à rire, à se distraire de sorte qu’on n’a plus une saine et juste appréciation des choses. Or, le pouvoir s’organise de manière à endormir la conscience des hommes. Cela se perçoit avec l’espace « une tribune ». La propagande se cache derrière ce terme. L’on y décèle l’endoctrinement, la démagogie. Néanmoins, cet espace se caractérise par l’insécurité qui y règne :

Ovations frénétiques, tonnerre d’applaudissements et on voit la tribune trembler, ses occupants donner des signes de détresse. Des cris d’effroi, puis soudain, l’obscurité se fait sur le plateau. (Ibid., p. 91.)

Partout règne l’insécurité, car les activistes sèment la terreur et ne font pas de tri entre tenants du pouvoir et victimes du pouvoir. Voilà l’absurdité des attentats aveugles. Quel que soit l’espace, le quotidien du peuple rime avec tragédie. Les uns s’emploient à le dominer, et les autres, qui veulent le libérer, en font des hécatombes. Tchicaya U Tam’si élabore ainsi une dramaturgie de la douleur aux relents politiques indéniables.

La pertinence idéologique et politique de l’ignoble chez Tchicaya U Tam’si

La présence de l’ignoble dans la pièce de Tchicaya U Tam’si influe sur la finalité qu’il assigne à sa création. Avec lui prend forme le théâtre politique.

Dans Le Destin glorieux du Maréchal Nnikon Nniku, les didascalies foisonnent. Derrière leur fonction d’indicateurs scéniques, elles dévoilent bien souvent la vision du monde de l’auteur puisque « [l]es didascalies sont dans le texte dramatique la seule partie où l’auteur s’exprime directement » (Duchâtel, 1998, p. 12). Dans cette optique, la gestuelle joue un rôle important chez Tchicaya U Tam’si comme le montre cette pantomime :

Entre le geôlier, tel un zombi; il a une chaîne au cou qui traîne et entrave sa marche. Il jette derrière lui des regards furtifs. Il va à chaque cloison de la cellule, les mains et le corps dans la posture de celui qui demande grâce. Chaque mur lui offre un refus menaçant. Il se protège le corps, la tête les pieds de ses mains. Il en est de même de la porte par laquelle il ne peut plus sortir. (U Tam’si, 1979, p. 25.)

La claustrophobie sous-jacente aux gestes dénonce tous ces pouvoirs liberticides, déshumanisants et machiavéliques qui finissent par faire de l’homme l’ombre de lui-même, véritable mort en sursis. Partout le danger guette. Même les prisons n’échappent pas à cette atmosphère de suspicion généralisée : «Entre le geôlier, tel un zombi ; il a une corde au cou qui traîne et entrave sa marche. Il jette derrière lui des regards furtifs. » (Ibid., p.25.) Le décor cauchemardesque explicite la terreur qu’inspire la dictature instaurée par Nnikon Nniku et ses semblables qui règnent sous les tropiques.

De nombreuses didascalies précisent cette soumission de l’homme à un ordre mystificateur, grotesque et absurde. Même les objets contribuent à montrer un homme paranoïaque, névrosé : « Le Barman est hagard et regarde de tous côtés et aussi furtivement du côté de l’œil. L’œil placé là pour tout voir, tout entendre, tout noter. » (Ibid., p. 28.) En fait cette divinisation de l’œil sert de prétexte à Tchicaya U Tam’si pour critiquer véhémentement la couardise d’un peuple martyrisé qui se sert de motifs fallacieux pour justifier son inaction et se complaire dans une insouciance aliénante. Chaque peuple a le pouvoir qu’il mérite. Tant qu’il y aura des peuples lunatiques, des régimes comme celui de Nnikon Nniku prospéreront. Partant, le dramaturge exprime sa soif de liberté et aussi son désir de voir toutes les victimes des dictatures, résignées, sortir de leur torpeur pour engager le combat de la liberté.

En effet, quand la lutte est hardie, ces dirigeants se retrouvent très vite débordés et isolés, leurs sbires ne leur étant d’aucun secours.

Shese (ahuri) : Qu’est-ce que tu fais là, Mheme? (Il se retourne et voit derrière lui le portrait en pied de Nnikon Nniku qui pend de travers. Il essaie en vain de le remettre droit.) (Ibid., p. 107.)

La chute devient inévitable. Rien ne peut s’opposer à la volonté et à la détermination d’un peuple : « De sinistres craquements précèdent la chute fracassante du portrait en pied de Nnikon Nniku. Il y a un silence puis les drums, tambours, tam-tams éclatent. » (Ibid., p. 108.) Les objets traduisent la victoire du peuple sur Nnikon Nniku. Comme lui, tous les dictateurs chuteront lorsque leurs peuples prendront conscience de leurs forces.

À travers les didascalies, nous notons l’engagement politique de Tchicaya U Tam’si. Il condamne à la fois les dictatures et les peuples qui les acceptent sans broncher. Même s’il finit par chasser Nnikon Nniku, il n’en demeure pas moins que le peuple a longtemps été complice des affabulations et des errements de ce pouvoir. Malgré l’invraisemblance des tenants du pouvoir dans l’œuvre, le dramaturge indique les préoccupations quotidiennes de certains peuples. La dénonciation du totalitarisme de Nnikon Nniku affirme l’ancrage de l’auteur dans les réalités socio-politiques de son époque et de sa société. Indéniablement, son théâtre aspire à une vocation politique d’autant plus qu’il semble avoir, à l’image des partisans de ce théâtre didactique et militant, « puisé dans l’actualité les situations, les décors et les sujets propices à l’expression d’un parti pris idéologique et politique » (Lioure, 1998, p. 91). En invitant le peuple à prendre en main son destin avec sa victoire sur Nnikon Nniku, l’auteur dévoile son penchant pour la démocratie. À l’autorité de quelques politiciens qui confondent pouvoir et écrasement — pouvoir dont le peuple est le véritable détenteur — il préfère la dictature de celui-ci.

L’ignoble, une dynamique ambivalente

La présence de l’ignoble dans Le Destin glorieux du Maréchal Nnikon Nniku Prince qu’on sort a donné naissance chez Tchicaya U Tam’si à ce que Georges Versini a appelé « le théâtre de violence » avec des auteurs tels Henry Bernstein, Stève Passeur, Paul Raynal et H. R. Lenormand. Comme dans la plupart des œuvres de ces auteurs, les personnages du dramaturge congolais « sont vrais d’une vérité médiocre, sans profondeur ni poésie », car « il nous dépeint des hommes livrés aux forces obscures de l’inconscient, obéissant à l’instinct plus qu’à la raison » (Versini, 1970, p. 18). Véritable pièce grinçante, cette œuvre se veut l’expression de la déchéance de l’homme, marionnette des inepties de certaines contingences socio-politiques. La tristesse qui emplit cette création souligne le pessimisme de l’auteur quant à l’avènement de leaders politiques africains mus par les seuls intérêts des peuples. Ce cri de détresse s’accompagne chez lui d’une révolution dramaturgique. La complexité du genre de sa pièce laisse tout aussi perplexe que l’imbroglio et l’ambiguïté politiques et sociales pourfendus : comédie-farce-sinistre. Néanmoins, son pessimisme est sans désespoir. Les malheurs ne sont pas une fatalité, car il existe une solution à tout, pourvu que les uns et les autres acceptent de rechercher leur propre bien-être. En somme, il faut refuser de chuter. Quand on chute, on tombe. Et quand on tombe, c’est la tombe.

 

Bibliographie

CORVIN, Michel. 1963. Le Théâtre nouveau en France. Coll. « Que sais-je? », Paris : PUF, 126 p.

DUCHÂTEL, Éric. 1988. Analyse littéraire de l’œuvre dramatique. Paris : Armand Colin/ Masson, 95 p.

LAZARD, Madeleine. 1980. Le Théâtre en France au XVIe Siècle. Paris : PUF, 253 p.

LIOURE, Michel. 1998. Lire le théâtre moderne de Claudel à Ionesco. Paris : Dunod, 190 p.

OUOLOGUEM, Yambo. 1968. Le Devoir de violence. Paris : Seuil, 206 p.

PRUNER, Michel. 2003. Les théâtres de l’absurde. Paris : Nathan/VUEF, 154 p.

U TAM’SI, Tchicaya. 1979. Le Destin glorieux du Maréchal Nnikon Nniku Prince qu’on sort. Paris : Présence Africaine, 108 p.

VERSINI, Georges. 1970. Le Théâtre français depuis 1900. Coll. « Que sais-je », Paris : PUF, 126 p.

ZAOUROU, Zadi. 2001. La Guerre des femmes, suivi de La Termitière. Abidjan : NEI/Éditions Neter, 144 p.

 

Pour citer cet article: 

Kamagaté, Bassidiki. 2007. «La dramaturgie de l’ignoble dans Le Destin glorieux du Maréchal Nnikon Nniku Prince qu’on sort de Tchicaya U Tam’si», Postures, Dossier «L’infect et l’odieux», n°9, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/kamagate-9> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Kamagaté, Bassidiki. 2007. «La dramaturgie de l’ignoble dans Le Destin glorieux du Maréchal Nnikon Nniku Prince qu’on sort de Tchicaya U Tam’si», Postures, Dossier «L’infect et l’odieux», n°9, p. 53-65.