Le véritable rire, ambivalent et universel, ne récuse pas le sérieux, il le purifie et le complète. Il le purifie du dogmatisme, du caractère unilatéral, de la sclérose, du fanatisme et de l’esprit catégorique, des éléments de peur ou d’intimidation, du dictatisme, de la naïveté et des illusions, d’une néfaste fixation sur le plan unique, de l’épuisement stupide. Le rire empêche le sérieux de se figer et de s’arracher à l’intégrité inachevée de l’existence quotidienne.
Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais.
La Katamalasie est sous le régime de la terreur infligé par le Guide Providentiel. Au-delà de la liberté, c’est la vie qui est devenue impossible. Martial, chef de la rébellion, est conduit avec sa famille dans la salle des repas du dictateur sanguinaire :
[…] s’approchant des neuf loques humaines […], le Guide Providentiel eut un sourire très simple avant de venir enfoncer son couteau de table qui lui servait à déchirer un gros morceau de la viande vendue aux Quatre Saisons, le plus grand magasin de la capitale […]. La loque-père sourcillait tandis que le fer disparaissait dans sa gorge. Le Guide Providentiel retira le couteau et s’en retourna à sa viande des Quatre Saisons qu’il coupa et mangea avec le même couteau ensanglanté. Le sang coulait à flots silencieux de la gorge de la loque-père. (p. 11-12.) 1
Ce sang qui commence à couler dès le début du récit se déverse tout au long du roman, le constitue. Il coule tel un plaidoyer contre cette mort inhumaine, absurde. Ce sang noir de Martial, pareil à de l’encre, laisse des traces ineffaçables :
Le soir du septième jour de viande [où Chaïdana et Tristansia, filles de Martial, durent manger la viande de leur parents décapités], elles remplirent la salle d’un tapis de vomi noir d’encre de Chine où le Guide Providentiel glissa et tomba, il salit le côté gauche de son visage d’une tache indélébile, […] tache qu’il allait porter jusqu’au jour des obsèques nationales prévues par la Constitution, tache que les gens eurent bien raison d’appeler « noir de Martial ». (p. 19.)
Or, la mort n’arrête pas ce noir de couler. Au contraire, elle l’exacerbe. Le sang du mutilé fait foi de l’abominable et, par le fait même, devient le lieu de la résistance. C’est avec ce noir d’encre que Martial et Chaïdana mènent une « campagne d’écriture » (p. 44) contre le pouvoir dictatorial.
À l’image du noir de Martial, l’écriture de Sony Labou Tansi constitue une écriture de la résistance : résistance dans son flot excessif; résistance dans le rire qu’elle suscite. Le roman fait d’abord naître l’effroi. Il apparaît comme un immense charnier où s’accumulent les chairs humaines : découpées, violées, décapitées, perforées, dévorées, mutilées, etc. Le récit est saturé de ce surplus de violence, de cette guerre absurde à la vie, menée par le Guide Providentiel et par ses successeurs. C’est en précipitant sans cesse des corps humains dans le néant que Sony Labou Tansi montre la profondeur du trou que creuse la dictature.
Paradoxalement, sous ces amoncellements de viandes se cache un rire. Comment faire autrement devant cette « marée des corps fuyants » :
[…] tout le monde fuyait, les vivants, les morts, les près-de-mourir, les va-pas-s’en-tirer, les entiers, les moitiés, les membres, les morceaux, que la rafale continuait à poursuivre. Des régions humaines fuyantes criaient « Vive Martial » et leur marée était inhumaine. Ces régions tombaient, se relevaient, couraient, tournaient, laissant des lambeaux de viande exsangue. (p. 40.)
« Cette vase de viande fuyante » (p. 40) s’acoquine au réalisme grotesque. Dans son excès, l’horreur fait émerger un rire. Voilà une des forces de l’écriture de Sony Labou Tansi : elle « invente un poste de peur en ce vaste monde qui fout le camp » (p. 9) et, en même temps, échappe à cette même peur. Elle refuse de se laisser figer par l’angoisse qu’elle provoque. Et c’est grâce au rire que l’écriture se dérobe à la terreur, se détache de ses liens et s’inscrit sur le papier. Dans La Vie et demie, l’encre, comme le sang, déborde de partout. Elle témoigne de l’horreur, mais provoque un rire libérateur. L’écriture au sang d’encre appelle ainsi le lecteur au mouvement et à la résistance face à la crainte aliénante. Voilà d’ailleurs ce qu’exprime l’auteur dans le paratexte : « À ceux qui cherchent un auteur engagé je propose un auteur engageant. » (p. 9.)
Théorêt, Émilie. 2007. «Sang d’encre et rire dans La Vie et demie de Sony Labou Tansi», Postures, Dossier «L’infect et l’odieux», n°9, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/theoret-9> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Théorêt, Émilie. 2007. «Sang d’encre et rire dans La Vie et demie de Sony Labou Tansi», Postures, Dossier «L’infect et l’odieux», n°9, p. 67-68.