Dans un entretien intitulé « La Critique du ciel », Philippe Muray, répondant à une question sur l’utilité de la littérature, énonce qu’elle ne sert qu’« à nous dégoûter d’un monde que l’on n’arrête pas de nous présenter comme désirable ». Il y aurait ainsi une importance capitale, pour les écrivains, de s’élever constamment contre l’oblitération généralisée, dans la société contemporaine, du Mal par le Bien. En reprenant ce constat, ce neuvième numéro de Postures explore deux versants du Mal : l’infect et l’odieux. Les auteurs des articles que nous présentons cette année se questionnent donc, à travers leur analyse, sur la manière dont la littérature ou le cinéma prennent à leur charge les relations entre le Bien et le Mal, sur la place donnée à l’un et à l’autre.
L'article qui ouvre la revue porte sur un roman de Louis-Ferdinand Céline. Même si Féerie pour une autre fois, qui a été publié peu après la Seconde Guerre mondiale, n'est plus très contemporain, le travail de Céline a profondément marqué les générations d’écrivains qui l’ont suivi. L’écriture célinienne inaugure, baptise cette ère de destruction qui est la nôtre, tout en se situant continuellement à l’extérieur d’un discours qui se voudrait rassembleur, unificateur. Julie Boulanger montre comment Céline prend le contre-pied de l’idéologie de l’irreprésentable qui a eu cours après la Seconde Guerre mondiale, en racontant sans les masquer la douleur et la violence, mais également « la jouissance et la fascination de la guerre ».
Au-delà de la guerre, l'abjection, présentée du point de vue de l'intime, est toujours au plus près de la jouissance. Mercédès Baillargeon soulève l'aspect organisateur de l'abject sexué dans Baise-Moi de Virginie Despentes. L'abjection, devenue moteur du récit, tient lieu d'un « féminisme brutal » dans ce roman qui ne fait pas la part belle à la société patriarcale.
Tchicaya U Tam’si, dans sa pièce de théâtre Le Destin glorieux du Maréchal Nnikon Nniku Prince qu’on sort, travaille au sein de sa dramaturgie un érotisme rude afin de porter jusqu'au bout sa critique de l'ordre établi. La grossièreté inévitable de la langue chez U Tam'si libère le langage des pouvoirs d'autrefois. Bassidiki Kamagaté expose la « frénésie sexuelle » inhérente au portrait de l'époque contemporaine, à la fois cru et burlesque, que construit la pièce. Cette langue qui se présente de manière brutale ne masque rien. Elle offre de façon cruelle au lecteur / spectateur, comme chez Céline et Despentes, la réalité représentée.
La sobriété de l'odieux dans le film Blue Velvet de David Lynch se démarque par rapport aux oeuvres étudiées dans cette première partie de notre dossier. L'infect présent chez Lynch, même s'il ne s'inscrit pas avec la même vulgarité que chez Despentes ou U Tam'si, se révèle au demeurant incompatible avec les canons hollywoodiens, comme nous le montre Aude Weber-Houde. Au lieu de placer son spectateur directement dans l'horreur, le film procède par un renversement de la petite banlieue américaine tranquille vers un désordre intérieur des relations humaines. Pour Weber-Houde, cette dualité décrit la « conscience inquiète » qui caractérise la position de Lynch aux prises avec la prépondérance de codes dans le cinéma étasunien.
Pour une deuxième année, l'équipe de Postures complète cette publication par des comptes rendus d'oeuvres littéraires pertinentes avec le thème du dossier. Dans cette perspective, Shawn Dupriez présente le recueil de Bernard Lamarche-Vadel, L’Art, le suicide, la princesse et son agonie, où le beau et la mort se lient dans une indissociable synthèse. Sous fond de guerre, le roman Sniper de Pavel Hak met en scène des personnages victimes qui doivent compter sur une forte détermination afin de vaincre la violence ambiante. À travers les atrocités vécues par les victimes, Amélie Langlois-Béliveau décrit la voix inédite du tireur d’élite qui émerge pour réfléchir aux événements et saisir le lecteur. Un sang noir se déverse de « l'écriture de la résistance » dans le roman La vie et demie de Sony Labou-Tansi. Émilie Théorêt observe la correspondance du rire et du sang, en tant que trace, dans l'horreur de plus en plus envahissante au sein de l'univers de Labou-Tansi. Devant la médiocrité de sa terre natale, Vega, le personnage principal du Dégoût de Horacio Castellanos Moya, profère des insultes envers ses semblables. Amélie Paquet positionne la misanthropie de Vega dans son rapport à la proximité.
La présence du Mal dans la société et sa possibilité — ou non — d’annihilation sont une source importante d’inspiration et de questionnement pour certains auteurs. Sylvie Germain, par exemple, écrit depuis longtemps sur les raisons de la douleur et de la souffrance humaines. La possibilité même de l’existence du Bien semble mince dans un monde de guerre et de misère, où il n’existe aucun signe de la présence de Dieu. Dans son texte, Céline Huyghebaert explore la figure de Job telle qu’elle est décrite par Germain et qui s’avère récurrente dans son œuvre.
L’élaboration d’une société idéale dans laquelle seraient éradiquées l’injustice et la souffrance est l’œuvre d’écrivains et philosophes tels Thomas More ou Louis-Sébastien Mercier. L’article d’Hélène Taillefer rend compte de l’évolution de l’utopie comme genre littéraire, de ses débuts, ses questionnements, et finalement, ses écueils : pour faire éclore une société meilleure pour tous, la liberté et l’aspiration au bonheur individuel sont souvent les premières sacrifiées. Le déplacement progressif vers la dystopie, aux XIXe et XXe siècles s’opère donc comme un miroir sombre de l’utopie, et il est directement en lien avec l’arrivée au pouvoir des différents fascismes.
L’utopie et la dystopie partagent toutefois la prémisse que la meilleure place pour vivre est toujours la communauté, la « civilisation ». Cette prémisse est remise en question par ceux qui croient que la civilisation a eu un effet malsain sur l’humanité, qu’elle a corrompu la nature originelle des humains. Geneviève Fournier-Goulet analyse deux nouvelles de René Barjavel, dans lesquelles l’amélioration du sort des êtres humains ne se trouve pas dans le progrès et la technique, mais dans un retour à la nature, à un état antérieur à la civilisation.
Dans sa critique de la nouvelle « La Ride » de Nelly Arcan, Gabrielle Demers nous raconte de quelle manière une simple ride qui s'installe dans la vie de la narratrice provoque un grand bouleversement dans son univers auparavant tranquille. Sans constituer une utopie, la nouvelle reprend de façon intime le renversement qui s'opère dans le passage à la dystopie.
L’attrait des écrivains pour le Mal, pour une écriture de l’infect et du dégoût, remonte à beaucoup plus loin que la période contemporaine. Nous n’aurions donc pu clore ce numéro sans présenter des textes qui donnent un aperçu de quelques prédécesseurs des auteurs dont le travail est analysé dans ce numéro. Sébastien Roldan montre les enjeux de la féminisation, au XIXe siècle, de cet archétype littéraire qu’est le vampire féminin, à travers des œuvres de Théophile Gautier et de Rachilde. La transformation de cette figure maléfique permet de remettre en question les valeurs véhiculées par la société de l’époque, que ce soit le pouvoir, l’influence du clergé chez Gautier ou encore les tentatives d’émancipation des femmes chez Rachilde.
Finalement, Caroline Charrette analyse la figure du double dans L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde de Robert Louis Stevenson. La métamorphose du docteur Jekyll permet d’explorer la figure du double en la liant à l’abjection et à l’inquiétante étrangeté.
Langlois Béliveau, Amélie et Amélie Paquet. 2007. «L’infect et l’odieux», Postures, Dossier «L’infect et l’odieux», n°9, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/langlois-paquet-9> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Langlois Béliveau, Amélie et Amélie Paquet. 2007. «L’infect et l’odieux», Postures, Dossier «L’infect et l’odieux», n°9, p. 9-12.