Elle rendit hommage à la sagesse du tout-puissant
qui avait permis que les fées fussent chassées de la Terre.
Il n’existait plus de place pour elles en cette géhenne.
La magie noire des laboratoires avait remplacé leur magie bleue.René Barjavel, « La fée et le soldat ».
Jean-Jacques Rousseau disait des hommes qu’ils avaient jadis été satisfaits à l’état de nature, ne désirant que ce qui les entourait, mais que « des années stériles, des hivers longs et rudes, des étés brûlants qui consument tout, exigèrent d’eux une nouvelle industrie » (Rousseau, consulté le 23 janvier 2007), soit l’état de civilisation. Bien que le progrès soit le moteur des sociétés modernes d’Occident, certains penseurs anti-progressistes méditent un retour à cet « état de nature ». René Barjavel, auteur français au carrefour du merveilleux et de la science-fiction, pense qu’en quittant la Nature pour développer la technologie et constituer la civilisation, l’humain a payé son billet pour l’enfer plutôt qu’amélioré son sort. Deux de ses nouvelles aux échos merveilleux, « La fée et le soldat » et « Péniche1 », parues dans un même recueil en 1946, opposent des personnages principaux simples et naturels à des sociétés devenues odieuses à la suite de leur rupture avec la Nature. Ces deux histoires suivent un schéma assez semblable, où un être extérieur à « l’engeance » (« FS », p. 47) dans laquelle les humains ont sombré se retrouve en contact avec la civilisation. Elles montrent à quel point Barjavel voulait partager, dans l’espoir avoué d’une amélioration du monde réel, l’indignation que lui faisait ressentir l’agir de l’Homme. Ce texte rendra compte de la descente vers l’odieux de ces sociétés, au cœur desquelles se trouvent néanmoins quelques êtres au cœur pur, et ce, par le biais de trois grands thèmes : la guerre, le progrès et la cruauté.
Avant d’entamer l’analyse de ces textes, il importe de décrire certaines particularités propres aux êtres dont les valeurs s’opposent à celles des personnages constituant ces sociétés odieuses. Barjavel en propose deux types, les fées et les cœurs purs humains, observateurs candides d’un monde dont ils ne font pas partie.
Dans « La fée et le soldat », Pivette, le personnage central, est une jeune fée pucelle habitant le cinquième ciel, celui des vierges, où ne poussent que des lys. Elle s’ennuie de la Terre, où elle cultivait autre chose que ces fleurs blanches; elle se met alors à transformer les angelots en potirons et en arbustes, ce que Dieu, en lisant dans le fond de son cœur, n’interprète non pas comme un acte de méchanceté, mais plutôt comme une « turpitude de sa libido » (« FS », p. 49). En guise de punition, Pivette est envoyée sur la Terre, alors en pleine guerre universelle, pour être « changée de fille en femme » (« FS », p. 49). Elle réalisera rapidement que la majorité des hommes ne sont pas comme elle, dont le plus grand plaisir est de voir s’épanouir une fleur. Un monde où tous se battent pour des produits matériels lui semble incompréhensible. Être de Nature avant tout, cette exilée est fortement liée à la forêt et à la non-violence — « souvent, elle avait sauvé les cerfs de la poursuite des chiens » (« FS », p. 49). Elle a donc un cœur pur comme toutes les fées que Barjavel se plaît à insérer dans ses histoires.
Péniche, le personnage autour duquel gravite la nouvelle éponyme, n’est pas une fée, mais un être humain comme tous les autres, du moins biologiquement. Cependant, il habite seul « au fond de la campagne » (« P », p. 36), ce qui revient à dire qu’il ne fait partie d’aucune société humaine et, par conséquent, d’aucune culture qui en découlerait. Il est, selon la terminologie de Barjavel, un cœur pur au même titre que Pivette :
Il vivait de pas grand chose, rendait de menus services aux charbonniers et aux paysans les plus proches. Il connaissait les champignons et les petits fruits dédaignés des hommes qui cultivent. Il partageait sa hutte avec des oiseaux, des mulots, des fourmis. Les araignées remplaçaient les vitres. Ses voisins minuscules entraient chez lui comme ils voulaient et se laissaient approcher dans leurs demeures. Le vieux sanglier boiteux venait grogner à sa porte. La biche lui montrait ses enfants. Il réservait le même accueil à la couleuvre et au pigeon. Des fleurs bleues et des fleurs d’or poussaient sur son toit de chaume. (« P », p. 36.)
En d’autres mots, il est en complète harmonie avec la Nature et celle-ci le lui rend bien. La civilisation des hommes ne l’a pas encore altéré, il vit dans le monde en toute simplicité et c’est pourquoi il aura tant de mal à comprendre les humains quand ils viendront le chercher pour l’effort de guerre.
Comme nous l’avons laissé entendre, Péniche et Pivette vivront une histoire assez semblable où ils entreront en contact avec une civilisation corrompue et seront aidés chacun par un adjuvant. Celui de Pivette est un humain aux yeux déjà clairs, qui atteindra le statut de cœur pur grâce à l’amour de celle-ci. Quant à Péniche, il aura pour allié une fée qui, sans se faire voir, lui donnera trois souhaits (dans ce texte de Barjavel, les souhaits sont des objets qu’il ne définit pas). Sommairement, ces deux personnages principaux servent d’éléments de comparaison pour montrer les travers que Barjavel attribue aux sociétés qu’il trace de sa plume incisive. Les hommes qui en font partie se targuent d’être « devenus raisonnables » (« FS », p. 47), mais, s’oubliant au travers de leurs actes vils — qui composent les trois thèmes que nous analyserons —, ils n’accéderont jamais à un bonheur authentique comme celui auquel peuvent prétendre Pivette et Péniche.
Si beaucoup d’auteurs ont écrit contre la guerre, peu d’entre eux l’ont fait par le biais d’un monde merveilleux, où les manifestations féeriques apparaissent comme naturelles pour le lecteur, « averti d’emblée; l’illusion [est] permanente et donnée comme telle » (Monard, 1974, p. 8). Ainsi, puisque le lecteur barjavelien n’est pas déstabilisé et surpris par la présence de fées, d’angelots — et même de Dieu —, qui sont présentés comme faisant implicitement partie de ce monde, il peut se concentrer sur l’interprétation que fait le texte des maux attribués à l’humanité, dont celui sur lequel se tisse la trame de fond des deux récits : la guerre.
Barjavel pose des sociétés qui sont toujours et encore en conflit, pour des broutilles qu’il ne se donne même pas la peine de nommer; selon lui, les causes des guerres reviennent toujours au même. Dans le monde terrestre où est tombée Pivette, « une fois de plus, les nations s’affront[ent,] les champs de bataille couvr[ent] les continents » (« FS », p. 47). C’est en se posant au hasard que Pivette constate l’omniprésence de la guerre. Tout y est récupéré pour servir aux combats; le piédestal où elle se pose est vide, car le ministère de l’armement a utilisé la statue qui y trônait.
Du côté de Péniche, la guerre est tout aussi ancrée dans les mentalités : on s’y prépare sans cesse et « tout le monde d[oit] servir » (« P », p. 39), des ouvriers aux poètes. Dans un premier temps, le pauvre garçon est amené de force à se joindre à un camp militaire. Puis, une fois réformé parce qu’il ne comprend rien aux desseins guerriers, on lui invente une raison pour qu’il participe tout de même à l’effort collectif : une future « voie stratégique [doit] traverser le bois qui abrit[e] sa demeure. » (« P », p. 40), voie qu’il est tenu de construire en transportant, jour après jour, des cailloux dans sa brouette. Plus ou moins conscient de la durée d’une guerre et ne voulant pas y vouer sa vie comme les autres, Péniche se demande, après une semaine de dur labeur, pourquoi la victoire n’est-elle pas déjà assurée. Le reste du monde n’a pas la même opinion de la guerre que lui. Lorsque Péniche fait son souhait, les sociétés sont d’abord très étonnées de voir devenir légères comme une plume toutes les pierres du monde, mais elles sont tellement acharnées à se battre que les gens se « cadenass[ent] derrière de nouvelles frontières et [reconstruisent], avant de recommencer à démolir » (« P », p. 44). Ainsi, sur les deux Terres décrites, la guerre est un état inhérent aux sociétés qui les occupent : elle est là depuis tellement longtemps qu’on ne pense plus à la paix connue dans le passé ni à un possible espoir pour demain.
Par conséquent, de la guerre jaillit l’odieux, dans le sens où « en dehors du langage, c’est l’agir qui fait l’homme » (Pharo, 1996, p. 151), selon Hannah Arendt, philosophe importante de la pensée contemporaine qui s’est particulièrement penchée sur la problématique de la violence humaine. Dans les nouvelles à l’étude, l’acte humain qui sous-tend tous les autres est la guerre, cet état de violence suprême qui « rend bêtes les hommes » (Rasson, 1997, p. 17), ce que la littérature pacifiste tente de montrer depuis longtemps. Barjavel dresse le portrait de sociétés où les agissements de l’Homme, complètements farfelus, entrent en totale contradiction avec la valeur qu’elles défendent le plus hardiment — à savoir la raison, au nom de laquelle les fées ont été chassées du monde. Le non-sens caractérise ces deux sociétés, qui ont balayé, à cause de leurs conflits, ce qui restait de naturel en elles : les combattants « se nourriss[ent] de pilules » (« FS », p. 53), ils doivent « marcher au pas » (Barjavel, « P », 1998, p. 37), ils savent à peine ce qu’est une femme et deivennent « vétérans [à] seize ans » (« FS », p. 53). Quant aux femmes, elles ne tirent pas plus profit de ce type de société, puisque « sans hommes, [elles] aigriss[ent] » (« FS », p. 50).
Cependant, il importe d’ajouter que, dans l’œuvre de Barjavel, beaucoup d’humains — peut-être même tous — ont la possibilité de purger leur esprit des valeurs que la société leur a enseignées afin de devenir des cœurs purs et d’accéder au bonheur, ascension qu’exprime métaphoriquement Barjavel dans le Journal d’un homme simple : « [Dieu] avait fait l’homme à son image, mais il l’avait pétri dans la boue qui contient en puissance toutes les pourritures. […] L’homme s’il veut rester au Paradis, ou y entrer, doit se nettoyer de la boue dont il est fait. » (Loup, consulté le 23 janvier 2007.) Comme l’idée de guerre se tisse socialement, alors que les instances de la société -le gouvernement, l’armée, l’école- « répan[dent] de façon insistante » (Rasson, 1997, p. 16) les motivations pour se battre, il est très difficile pour les particuliers de « nettoyer la boue » de leur esprit. Pourtant, il semble qu’une telle purification soit possible, car l’adolescent qu’aime Pivette réussira à trouver un bonheur simple grâce à la fée et aux souvenirs d’une vie meilleure qu’elle lui remémore. Il devient un « guerrier distrait » (« FS », p. 57), dont le but premier n’est plus de tuer l’ennemi. Ne cadrant plus avec la société, lui qui avait toujours été un de ses meilleurs guerriers, il quitte le monde par la mort lorsque le camp adverse le fait exploser, dans son char d’assaut. Ainsi, que ce soit par la mort ou par un rejet systématique des autres, Pivette et Péniche seront mis au ban d’une société qui se montre intolérante vis-à-vis de ceux qui se désintéressent de la guerre.
Ici, le progrès, inscrit dans le sens d’une « augmentation, d’un développement », selon Le Petit Robert, n’implique pas nécessairement une amélioration par rapport à l’état précédent. En effet, les sociétés présentes dans « La fée et le soldat » et « Péniche » évoluent énormément en s’éloignant de plus en plus de la Nature, mais il ne s’agit assurément pas d’un changement positif pour les observateurs extérieurs.
Une bonne partie des transformations technologiques décrites est liée à la guerre constante, dont nous avons déjà traité. Comme les communautés se sont habituées à l’état de conflit, elles ont utilisé le progrès pour mieux se battre et continuer l’affrontement le plus longtemps possible. À la place de la forêt où est née Pivette s’étend désormais un terrain de ciment sous lequel « [vit] un conglomérat d’usines abritées des bombes qui fabriqu[ent] mille tanks, deux mille avions et trois cents sous-marins à la minute » (« FS », p. 49). Lorsqu’on songe au fait que la philosophie de Robert Redeker, penseur qui s’est interrogé sur la figure de l’homme moderne, affirme que la déshumanisation de l’espace humain se fait par « le triomphe de la vitesse » (2004, p. 76), il est aisé de voir que le monde illustré par Barjavel ne contient plus ce que l’on trouve dans une humanité respectable. Tout s’y fait à une vitesse fulgurante, laissant peu de temps à l’humain pour vivre et tenter de devenir un cœur pur en transcendant son état social.
Même en faisant abstraction de la guerre, les textes de Barjavel comprennent beaucoup d’autres exemples où le progrès humain ne contribue pas à l’amélioration de l’humanité, la rendant au contraire abjecte aux yeux des observateurs. La technologie y occupe une grande place et est très remarquée par Pivette et Péniche, qui n’y sont pas habitués, êtres de Nature qu’ils sont. Un exemple flagrant revient dans les deux nouvelles, celui de la radio, où un seul chanteur parle au cœur de toutes les femmes. Rien n’est plus artificiel que cette voix qui tente de recréer des relations humaines n’existant plus, dans un monde où les hommes et les femmes n’ont pas la possibilité de s’aimer et de se le dire dans la réalité. Pivette, en suivant la voix sur les ondes radiophoniques, découvre que la supercherie est encore pire qu’elle ne le pensait, puisque celui qui fait rêver tant d’auditrices est en fait « un homme qui n’[aime] pas les femmes » (« FS », p. 53)! Si, pour Jacques Ricot, auteur intéressé par la frontière délimitant l’humanité de l’inhumanité, la technologie poursuit « des fins bonnes en elles-mêmes parce que destinées à l’amélioration du confort de la vie humaine » (1997, p. 75), elle n’entraîne, dans le cas de ces auditrices, qu’une aliénation, puisqu’elles s’accrochent inconsciemment à un bonheur illusoire.
Mis en contraste avec la philosophie de vie des personnages au cœur pur, le progrès se révèle encore plus dommageable pour ceux qui le prônent. Ainsi, Péniche en représente l’antithèse : il habite seul et se contente, pour vivre, de la nature qui l’entoure. Il n’a besoin que d’« un couteau, un bout de ficelle, un joli bouton de cuivre et l’oignon de son dîner » (« P », p. 40). La fille qu’il rencontre et qui reflète le reste de la société ne peut, quant à elle, vivre dans cet air libre où, paradoxalement, elle étouffe; elle a « besoin de murs autour d’elle » (« P », p. 45). Le progrès a donc véritablement sorti ces humains de la Nature, au point où ils ne peuvent même plus la supporter. La ville est devenue le seul endroit où ils peuvent vivre. Ce n’est pas un problème en soi, mais lorsqu’il s’agit d’une ville où les humains deviennent des « fourmis » (« FS », p. 50) habitant à plus de trois étages en dessous de la terre, comme dans le monde où vit Pivette, le « paysage », pour reprendre un terme de Redeker, devient complètement éclaté. Et l’humain ne peut plus être « stabilisé là où il n’y a plus de paysage » (Redeker, 2004, p. 7); instable, il ne s’améliore pas et reste aveugle à ses problèmes. Si nous revenons sur la comparaison avec la fourmi, donnée péjorativement ici comme une image d’activité industrielle, nous pouvons conclure que les humains, dans leur ensemble, s’éloignent sans cesse de la Nature par le progrès, en pensant arriver au bonheur de cette façon, alors qu’ils ne trouvent finalement que des feux de paille.
L’humain est-il naturellement bon ou cruel? Barjavel, par le biais de ses nouvelles, répond à cette question d’une manière ambivalente : les humains aux cœurs purs tendent vers la bonté tandis que les autres, confinés dans les sociétés, sont fondamentalement cruels. Même si cette constatation est plutôt simpliste, elle résume bien la troisième thématique de ce texte, puisque la cruauté, dans le sens « d’une tendance à faire souffrir » (Le petit Robert) dont font preuve beaucoup d’humains observés par Pivette et Péniche est palpable dans les deux récits.
La cruauté est d’abord présente d’une manière plutôt bénigne lorsque Péniche passe de sa forêt éloignée au camp militaire. Ses compagnons « se moqu[ent] de lui » (« P », p. 37) et s’esclaffent parce qu’il ignore comment marcher au pas. Comme Péniche est différent d’eux, ils ne se gênent pas pour être cruels envers lui, sans autre motif que « le plaisir du mal d’autrui » (Pharo, 1996, p. 151), plaisir dont Patrick Pharo fait la description dans son ouvrage sur l’injustice et le mal. Ici encore, si l’ « agir » fait l’homme, ces soldats peuvent être définis comme des êtres totalement cruels. Ils vont jusqu’à entraîner Péniche dans une maison close et, après l’avoir introduit dans une chambre avec une demoiselle, ils « ne veul[ent] pas partir, ils veul[ent] rigoler » (« P », p. 39), et ce, dans le seul but de s’amuser aux dépens d’autrui.
Pourtant, Ricot définit tout homme appartenant à une société humaine qui se targue d’être « raisonnable » comme un « sujet de droits, mais d’abord [comme] un être digne » (1997, p. 75). Les soldats briment la dignité de Péniche, alors que lui, en cœur pur, ne se conduit pas comme eux : il en est bien sûr un peu affecté et « il se demand[e] pourquoi ces hommes intelligents se moqu[ent] de lui » (« P », p. 37). Toutefois, il ne pense pas à rire à son tour de ses confrères qui doivent marcher pendant que lui-même se repose ; il les plaint même. Toutes ces plaisanteries ne touchent Péniche que momentanément; il n’en garde aucune rancœur. Néanmoins, quand le narrateur indique que les compagnons du jeune homme l’auraient même « lapidé, si le rengagé avait jeté la première pierre » (« P », p. 37), on comprend que le niveau de cruauté dépend des pressions de la masse. Si un seul homme avait levé la main sur Péniche, les autres l’auraient sans doute battu gratuitement.
Cette limite, que les personnages de « Péniche » ne franchissent pas, est largement outrepassée dans le monde de Pivette. Afin d’aider les gens qu’elle voit traîner dans la même misère jour après jour, la petite fée prend l’apparence d’une humaine et leur offre du beurre. Jaloux, inquiets de ne pas recevoir leur part, les gens préfèrent « l’ache[ver] à coups de parapluie » (« FS », p. 51) que de laisser les autres mendiants avoir davantage de ce produit de luxe qu’eux-mêmes. Pivette éprouve pour ces gens un des plus nobles sentiments, la compassion, qui se reconnaît à la « capacité de souffrir avec chaque homme » (Ricot, 1997, p. 123). Pourtant, elle obtient en retour le meurtre, paroxysme de la cruauté. Ricot ajoute que « l’inhumanité désigne l’absence d’un sentiment, celui de la compassion manifestée par l’homme pour l’autre homme » (Ibid., p. 13). Ainsi, en tuant celle qui leur voulait du bien, en choisissant de ne pas la comprendre, les acteurs du meurtre passent à un niveau de conscience plus bas que celui qu’ils pensaient posséder.
Dans « La fée et le soldat », la cruauté de l’humanité apparaît aussi lorsque le narrateur décrit la relation illusoire, dont nous avons précédemment traité, que des millions de femmes entretiennent avec le chanteur de la radio. Cette fois-ci, cet exemple démontre une autre facette de la cruauté : celle dont font preuve les gouvernements de ce monde envers leurs citoyennes. Non contents de semer de faux espoirs dans les cœurs féminins de leur population, ils poussent la cruauté jusqu’à soutirer à ces femmes le peu d’argent qu’elles ont. Hypocrites, ils les encouragent à écrire au troubadour, puis ils récupèrent tout bonnement les tonnes de lettres qui lui sont envoyées chaque jour, que personne ne lit : « […] une compagnie de secrétaires munis d’appareils spéciaux triaient celles qui contenaient des mandats ou des billets de banque. Les autres étaient jetées directement à l’égout récupérateur. » (« FS », p. 53.)
Le thème de la cruauté est en fait le plus important des thèmes que nous avons dégagés jusqu’à présent, puisqu’il englobe les deux autres, il en est l’aboutissement. La guerre et le progrès exacerbés dans lesquels baignent les sociétés imaginées par Barjavel font ressortir la tendance de l’humain à la méchanceté gratuite et à l’égoïsme. De « Péniche » à « La fée et le soldat », il y a une gradation de la cruauté, car les deux textes ne présentent pas des Terres arrivées au même point dans le processus de leur déclin : alors que l’univers du jeune homme se situe au moment où la guerre et le progrès n’ont pas encore rogné toute humanité, le monde où se trouve la fée, quant à lui, est près de sa fin. Le degré de détérioration de chacune des sociétés peut ainsi se calculer par la cruauté qui se donne à lire dans chacun des textes.
Globalement, dans le monde de Péniche, la cruauté est déjà bien ancrée dans les mentalités, mais les moqueries, quolibets et autres méchancetés gratuites sont formulés avant tout dans le but de se désennuyer. Malgré la guerre qui gronde, les habitants du monde de Péniche ne se sont pas encore totalement départis de toutes leurs parcelles naturellement humaines, alors que ceux de la planète de Pivette sont de simples ombres de ce qu’ils ont jadis été. Sous l’influence de leurs dirigeants, ils sont cruels envers eux-mêmes, car ils se privent de tous les plaisirs que la Nature leur a octroyés : ils ne mangent que « des aliments rachitiques » (« FS », p. 50) et n’ont même plus les capacités physiques ni mentales pour exprimer leur sexualité. Leurs désirs primaires sont toujours présents, mais on les encourage à les sublimer, ce que font les soldats par la guerre : « Il pensait que c’était grande honte de la désirer ainsi. […] Il allait au combat avec une ardeur décuplée […] » (« FS », p. 55.) Pour les individus qui vivent dans les villes, il ne reste plus qu’à s’en prendre aux autres pour évacuer leur trop-plein de pulsions primaires. Le cercle vicieux de la cruauté est ainsi bouclé.
***
La guerre, le progrès à tout prix et la cruauté… Voici à quoi se résument les sociétés odieuses que propose René Barjavel dans ses deux nouvelles. Grâce à Pivette et à Péniche, le lecteur comprend aisément à quel point cet Idéal, le cœur pur, est difficile à atteindre pour l’homme qui ne s’affranchit pas des enseignements de sa société. La guerre est le moteur de base des deux Terres présentées ; tout le monde y participe, y trouve sa place et ses motivations, sauf ces cœurs purs qui n’y comprennent rien. Le progrès est aussi important aux yeux des populations, qui pourtant n’en retirent aucun bonheur, contrairement à Pivette et Péniche, lesquels se contentent d’un rien pour être heureux. Finalement, la cruauté, le pas ultime vers la déshumanisation, est bien présente chez les masses, à cause de leur manque de compassion pour autrui. La démarche au cœur de ces deux nouvelles rappelle donc que le futur humain reste incertain. Beaucoup d’auteurs, de science-fiction évidemment, mais aussi de plusieurs autres genres, ont tenté de dresser le portrait de ce que pourrait être la civilisation dans un futur proche ou lointain. Malgré sa tendance à exploiter le merveilleux dans certains de ses textes, Barjavel fait partie de ceux qui ont marqué la vague « futurolophile » qui a déferlé sur le vingtième siècle. En plus des deux nouvelles que nous avons étudiées, il a laissé à la postérité deux romans d’anticipation qui s’interrogent aussi sur le devenir de l’homme : Ravage et La nuit des temps. Le premier aborde l’avenir de manière conventionnelle en décrivant un futur cataclysmique, tandis que l’autre innove en renvoyant à l’humanité le reflet d’une société ancestrale très avancée qui se serait détruite sur Terre des millénaires avant notre ère. À l’instar des nouvelles que nous avons analysées, ces deux récits sont marqués d’un souci humaniste que résume ainsi G. M. Loup, spécialiste de Barjavel : montrer à l’homme qu’« il ne tient qu’à lui de mettre à profit les immenses ressources dont il dispose, pour le meilleur, dans un monde où ses semblables ont planté le décor du pire. » (consulté le 23 janvier 2007.) Une étude comparative de ces romans permettrait sans doute d’étoffer notre conception de la critique barjavelienne de l’homme.
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Fournier-Goulet, Geneviève. 2007. «Seuls les coeurs purs et les fées vont au paradis. L’humanité odieuse dans deux nouvelles de René Barjavel», Postures, Dossier «L’infect et l’odieux», n°9, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/fournier-9> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Fournier-Goulet, Geneviève. 2007. «Seuls les coeurs purs et les fées vont au paradis. L’humanité odieuse dans deux nouvelles de René Barjavel», Postures, Dossier «L’infect et l’odieux», n°9, p. 131-140.