De nos jours, diraient sans doute nombre de moralistes, il semble que le Mal soit à la mode et que le Bien ait été délaissé par nos auteurs — même les meilleurs, mais surtout les plus populaires. Il ne s’agit sans doute que du revers (de l’envers rhétorique, si l’on veut) d’une écriture plus traditionnelle où le personnage (parfois le narrateur) signalait son attraction pour le maléfique : schéma typique qui donnait lieu à une critique du Mal sous le couvert — choquant — d’une apologie de la violence. En somme, l’auteur s’approchait le plus possible de son odieux objet pour mieux en montrer les infects travers. Reste que, dans ce schéma traditionnel comme dans l’approche contemporaine (qui cherche à s’épargner toute réflexion moralisante), l’écriture de l’infâme est celle qui remue les choses, qui sème la discorde et récolte le scandale; prise sous cet angle rassembleur, cette écriture remonte à loin, très loin, et a adopté plusieurs formes au fil du temps.
Parmi ses diverses manifestations, l’un des motifs les plus récurrents de l’odieux en littérature est celui du buveur de sang. Cette figure terrifiante est si connue que la seule mention du mot vampire renvoie à toute une littérature où le Bien (souvent lumineux ou « solaire ») affronte un Mal (ténébreux ou « lunaire1 ») toujours puissamment contagieux, voire épidémique. Véritable icône du genre, le vampire en tant que figure littéraire joue sur plusieurs niveaux de signification et renvoie à divers enjeux dont la pérennité (n’osons pas dire la permanence) peut surprendre.
Des personnages assoiffés du sang des bêtes ou — pire — de sang humain apparaissent dans nombre de contes de tradition orale; on retrace les premiers signes du vampire en Europe dans les épisodes les plus épidémiques des pestes du Moyen Âge. Fait intéressant, le virage que prend la littérature au XIXe siècle, orientant désormais la majorité de sa production vers le roman, va conduire les auteurs à reprendre l’archétype sous une nouvelle forme. En effet, si jusqu’alors la figure du vampire était mâle, elle se féminise dans son incarnation romanesque2, apparaissant sous des traits androgynes; à l’occasion, et ce dès le romantisme, cette tendance atteint son paroxysme en faisant du vampire une femme (voir fig. 1). Deux exemples célèbres viennent en tête : Théophile Gautier, avec La Morte amoureuse (1836), et Rachilde, avec La Marquise de Sade (1887), conjuguent tous deux leurs vampires au féminin. Comment expliquer cette tendance? Bram Dijkstra, commentant les conceptions dominantes3 de la seconde moitié du XIXe siècle, offre une piste de solution :
Étant donné les propriétés roboratives que l’on attribue au sang […], les hommes sont enclins à soupçonner les femmes d’avoir un besoin vital de ce tonique : ne sont-elles pas d’une constitution anémique, leur sang moins riche, plus fluide que celui des hommes, comme Havelock Ellis [célèbre homme de science de l’époque] l’a observé dans Man and Woman — sans parler de leurs pertes périodiques? (Dijkstra, 1992, p. 360.)
Pour Dijkstra, le contexte « socioscientifique » — disons épistémologique — dans lequel ces productions littéraires ont été réalisées a partie liée avec le phénomène.
Ainsi, plutôt que de nous intéresser directement aux différences de style qu’il peut y avoir entre une œuvre issue de l’époque romantique et une autre se réclamant du mouvement décadentiste de la fin du XIXe siècle, nous chercherons à confronter les deux figures vampiriques telles qu’elles y apparaissent. D’un côté la Clarimonde de Gautier, dont le texte n’offre que les tout derniers jours, la jeune femme trépassant dès le début du récit; de l’autre la Mary de Rachilde, dont le lecteur suit la destinée depuis l’enfance innocente jusqu’à la maturité perverse. Plus d’un demi-siècle sépare la publication de La Morte amoureuse de celle de La Marquise de Sade; aussi verrons-nous comment ces deux personnages dissemblables s’inscrivent tant dans deux contextes socioculturels distincts que dans deux démarches d’écriture dont les visées diffèrent. Car, au-delà de toute considération contextuelle, le projet d’écriture ne demeure-t-il pas le plus opérant des facteurs qui influent sur la construction du personnage, même lorsqu’il s’agit d’une assoiffée de sang?
Notre méthodologie sera des plus simples : nous identifierons d’abord les différences existant entre les vampires de Gautier et de Rachilde sur le plan de la diégèse, puis nous explorerons les divergences entre les champs lexicaux des deux narrations. La seconde partie de notre analyse se penchera plutôt sur les rapprochements à faire entre les deux œuvres, en suivant la même stratégie : d’abord le détail du récit, ensuite les métaphores récurrentes. Il sera alors possible de cerner les divers enjeux qui participent de la construction de ces deux œuvres, deux histoires qui partagent tant d’éléments communs tout en demeurant éminemment distinctes. En dernière analyse et à la suite des travaux de Dijkstra, nous mettrons en lumière à quel point la perception que nous avons aujourd’hui de la figure littéraire du vampire est conditionnée par des éléments d’idéologie qui se mettent en place dès le XIXe siècle et dont les deux œuvres étudiées se font les témoins les plus éloquents.
D’abord et avant tout, qu’est-ce qu’un vampire? La question se pose en effet. Dans son article « Mythe et réalité : les origines du vampire », Catherine Mathière lui propose trois composantes fondamentales : « […] il s’agit d’un être humain (et non surnaturel), ce dernier a échappé à la mort et prolonge son existence en se nourrissant de sang humain. » (1992, p. 10.) Si chacune des vampires à l’étude se campe résolument dans au moins l’un des trois critères, ni l’une ni l’autre ne souscrit entièrement à cette définition. Cela ne semble pas poser de problème outre mesure, puisque, selon Mathière, « du romantisme à la science fiction, l’imagination des poètes réinvente le vampire et l’enrichit d’images toujours nouvelles et en accord avec “l’esprit du temps” » (ibid., p. 22). (Comparer fig. 2 et 3.) Voyons en quoi diffèrent nos deux candidates : Clarimonde est blonde, elle a les yeux verts, le nez fin, les dents « du plus bel orient » (Gautier, 1992, p. 12-13); Mary est dotée d’yeux bleus, de « cheveux d’un noir intense », de dents « pointues férocement blanches » (Rachilde, 1996, p. 16 et 165).
Plus important encore : ces personnages ne connaîtront pas la même fin. Clarimonde meurt terrassée par deux prêtres — Romuald (amant de celle-ci) et l’abbé Sérapion — qui, pour ce faire, violeront sa tombe; tandis que Mary vivra et hantera les rues de la ville, véritable personnification d’un fléau terrifiant. En outre, elles ne sont pas vampires de la même façon. Revenons aux trois composantes du vampire isolées par Mathière, Mary n’est vampire que dans la mesure où elle est humaine (et non surnaturelle) : elle n’aura pas à échapper à la mort (il n’est jamais question de mortalité ou d’immortalité dans son cas); et, si elle a soif de sang, elle n’en a pas besoin — au sens strict — pour survivre. Au contraire, Clarimonde a besoin de sang pour prolonger sa vie : « Quelques gouttes de ton riche et noble sang […] m’ont rendu l’existence » (Gautier, 1992, p. 42), s’écrie-t-elle, convalescente, après avoir sucé la plaie de son amant. A-t-elle échappé à la mort? Remettons-nous-en à l’abbé Sérapion : « La pierre de Clarimonde devrait être scellée d’un triple sceau; car ce n’est pas, à ce qu’on dit, la première fois qu’elle est morte. » (Ibid., p. 32.) Elle correspond bien à la figure du vampire sous ces deux aspects, mais ne respecte pas le premier critère — elle n’est pas humaine : d’une « beauté surnaturelle », elle provient « du ciel ou de l’enfer » (ibid., p. 20 et 12). Aussi son nom contient-il, à le prononcer, le terme immonde — elle n’est certes pas de ce monde!
Les distinctions entre ces deux buveuses de sang ne s’arrêtent pas là : celle de Gautier est démoniaque, celle de Rachilde est monstrueuse. En effet, Romuald désigne Clarimonde par les locutions « le tentateur » et « un démon » (ibid., p. 34); et Sérapion de déclarer : « On a dit que [Clarimonde] était une goule, un vampire femelle; mais je crois que c’était Belzébuth en personne. » (Ibid., p. 32.) Ne serait-ce que toucher sa main froide « comme la peau d’un serpent » brûle Romuald (ibid., p. 16; voir aussi p. 29). Ici, la vampire est plutôt le démon incarné dans le corps d’une jolie défunte; c’est le diable déguisé pour mieux charmer Romuald — « jamais Satan n’a mieux caché ses griffes et ses cornes » (ibid., p. 34-35; voir aussi p. 20). Fait intéressant, Mathière souligne, à l’égard de l’imaginaire des vampires : « […] l’Église admet que, très souvent, le diable n’agit pas en personne, mais se glisse dans la dépouille d’un trépassé pour mener à bien […] ses entreprises de séduction. » (1992, p. 15.) Deux raisons expliquent la récurrence de l’idée du déguisement (le démon caché sous les traits de la belle) dans La Morte amoureuse : d’une part la figure du buveur de sang s’accompagne presque toujours d’une connotation diabolique; d’autre part Gautier veut insister, il s’agit bien du diable, ce vampire appartient au domaine du sacré.
En revanche, Mary tient beaucoup plus du monstre que du démon. Ses desseins vengeurs, énoncés dès sa tendre jeunesse — après qu’elle a vu un bœuf être tué pour son sang (Rachilde, 1996, p. 13-14) —, s’exercent, selon Christine Planté, « dans une série d’actes de vengeance où sa volonté meurtrière et sanguinaire est de plus en plus nettement affirmée » (1999, p. 120). La Marquise de Sade fonctionne donc sur la base d’un premier traumatisme, d’une Violence initiale et fondatrice, d’une souffrance de jeunesse qui agira comme moteur de l’action et dont les tristes conséquences, mûrissant tout au cours du récit, donneront lieu aux plus vils excès. La fillette deviendra un monstre :
Elle va livrer aux hommes (oncle, mari, amant) une guerre à mort par des moyens aussi cruels que raffinés ([chapitres] VII à XI), avant de hanter les rues de Paris, tel un vampire en quête de meurtre et de nouvelles victimes (XII). (Planté, 1999, p. 120.)
Elle est bien vampire, pour des raisons que nous avons mentionnées déjà (et pour d’autres que nous aborderons plus loin), mais avant tout son parcours est celui d’un monstre issu d’une souche naturelle, d’un être bien humain. Selon Planté, « Mary s’affirme comme femme séductrice, capricieuse, puis incontestablement sadique » (ibid., p. 129). Contrairement à Clarimonde, ce n’est pas d’origine qu’elle est immonde, c’est d’intention, et elle n’éprouve aucun remords : « Mary était gaie parce qu’elle se sentait un but. Quand ses terribles désirs de meurtre la reprendraient, sa conscience ne lui reprocherait rien. » (Rachilde, 1996, p. 294.) Mary appartient au domaine de la monstruosité, de la démesure, de l’excès frénétique. Imbue d’une volonté de vengeance exacerbée, elle méconnaît les limites conventionnelles. À l’instar de Phèdre, Mary est une femme fatale, une femme qui entraîne la mort de son amant; tandis que Clarimonde n’est aucunement fatale4, elle est même la seule à mourir — et par deux fois!
S’ils ne se ressemblent pas dans les faits propres au récit, les deux personnages diffèrent aussi dans la façon dont la narration amène leur vampirisme. Sur le plan métaphorique, par exemple, Clarimonde est constamment rapprochée de la statue (voir Gautier, 1992, p. 16, 27, 28, 29, 33, 41 et 46). Cela se fait soit par la mention du marbre, soit par l’usage d’un lexique de l’immobilité, et parfois par les deux en même temps5. En contrepartie, le personnage de Mary ne cesse d’être investi d’une importante animalité et, au moment de chercher de nouvelles victimes à chasser, « elle ouvr[e] large les narines derrière le velours du masque [de loup] » (Rachilde, 1996, p. 295). Bien sûr, certains diront que la construction métaphorique de Gautier relève des préférences typiquement nécrophiles des romantiques6 — « la mort chez elle semblait une coquetterie de plus », précise d’ailleurs Romuald (Gautier, 1992, p. 28); d’autres prétendront que l’animalité de Mary est attribuable à l’esthétique décadentiste, voire naturaliste. Mais les divergences entre l’une et l’autre des vampires dépassent les seuls traits proprement stylistiques que l’on pourrait attribuer simplement aux influences des deux auteurs. Avant d’explorer en quoi, penchons-nous sur les traits qu’elles partagent. Car, au-delà de toutes leurs différences, elles demeurent vampires.
Des divers traits physiologiques que peuvent avoir en commun ces deux jeunes femmes, nous n’en retiendrons que trois : 1. les deux ont la peau très blanche, elles sont « d’une pâleur à peine rosée » (Rachilde, 1996, p. 16), surtout aux joues (Gautier, 1992, p. 12); 2. elles ont les lèvres très rouges (notamment Gautier, p. 12; et Rachilde, p. 291); 3. Mary et Clarimonde égaient toutes deux le regard d’autrui en ornant leurs cheveux de petites fleurs séchées ou fanées (Rachilde, p. 222; Gautier, p. 28 et 33). Remarquons que le lexique des fleurs marque souvent (pas toujours) la faiblesse précaire et délicate de la femme fatale (Dottin-Orsini, 1992, p. 47), sa qualité de malade ou d’infirme — disons de saignante. À noter par ailleurs que ces trois traits décrivent le faciès et non le corps des deux jeunes femmes; la physionomie vampirique passe par le visage du personnage.
Nos deux vampires sont donc faibles et pâles, leur sang afflue fortement aux lèvres et elles parent leur chevelure de fleurs. Ce sont là les traits physiques que l’on reconnaît le plus souvent — encore aujourd’hui (voir fig. 3 et 4) — aux femmes vampires, et (par extension) aux femmes fatales en général, sur lesquelles se penche Mireille Dottin-Orsini : « […] l’aspect de morte-vivante de la femme fatale se manifestera par sa pâleur, sur laquelle tranche inévitablement la bouche sanglante. » (1992, p. 46.) Or, puisqu’il est ravivé par le cocktail sanguin (Gautier, 1992, p. 41), ce sourire rougit tant du sang de la victime que de la proie. Si « les lèvres sanglantes de la femme fatale sont […] un cliché […], ce motif ne renvoie pas seulement à la succion vampirique » (Dottin-Orsini, 1992, p. 47); il renvoie aussi à l’ambivalence de la bouche et du sexe : « […] la mention de la bouche sanglante s’accompagne souvent de celle, donnée comme fortement érotique, d’une ombre brune, d’un duvet7. » (Ibid., p. 47.) Cette ambivalence typique, qui apparaît sous la plume de certains comme une adéquation directe, explique sans doute partiellement la conception scientifique alors très répandue (qui aujourd’hui semble farfelue) voulant que « femme affamée de substance séminale = femme assoiffée de sang » (Dijkstra, 1992, p. 357).
Ainsi, le rouge de la puissance vampirique va de pair avec le blême de la faiblesse féminine. Ce jeu de miroir joue pour beaucoup dans l’imaginaire de la vampire :
La vampirisation de cette figure féminine survalorisée, la femme fatale, ne peut se comprendre que si l’on prend en compte son autre face : la femme exsangue, la femme anémiée, la femme constitutionnellement chlorotique, telle que l’a forgée le discours scientifique [notamment Michelet]. Il y a une femme blessée derrière la blessante, une femme blanche derrière la femme rouge. (Dottin-Orsini, 1992, p. 46-47.)
Si « [a]imer c’est souffrir » (Rachilde, 1996, p. 84; souligné par l’auteur), leitmotiv de La Marquise de Sade, aimer, c’est aussi faire souffrir. D’ailleurs, les histoires de vampires sont presque toujours gravement marquées d’une romance polarisée :
À travers l’incommunicabilité ici bas [sic] de cet amour entre deux êtres dont l’un est enfermé dans l’innocence, l’autre dans le péché, apparaît l’attraction inexorable des contraires, ultime expression […] du caractère paradoxal de la nature humaine. (Lozes, 1992, p. 28.)
Souffrir et faire souffrir. Chez Gautier, cela s’observe par l’attraction entre la morte et le vivant, autrement dit entre un démon et un prêtre. Selon le cas, c’est une amourette très ou peu sérieuse. Mais la dynamique propre de cet amour fait que le bourreau souffre tout autant que la victime. Pourtant, chez Rachilde, la polarité de la romance est inversée : désir de la forte (Mary) pour le faible (Paul), ou encore de la non-saignante8 pour l’hémophile. Et Mary ne souffrira plus après ses premières blessures d’enfant9.
Chose certaine, les vampires saignent leurs amants. Mary s’amuse des écoulements de Paul : « […] tu es si drôle avec ton beau sang toujours prêt à jaillir et qui est d’un si beau rouge! » (Rachilde, 1996, p. 229.) Clarimonde jouit d’une façon presque identique quoique plus parcimonieuse : « Une goutte, rien qu’une petite goutte rouge, un rubis au bout de mon aiguille! […] Ton beau sang d’une couleur pourpre si éclatante, je vais le boire. » (Gautier, 1992, p. 42-43.) Pour elles, sang égale santé10; elles ont besoin de leurs amants… et eux d’elles! Paul, apprenant que Mary l’aime pour « cette infirmité de gamin bien portant » — pour ses saignements —, veut lui faire plaisir :
Paul, désormais, rechercha les occasions. Tantôt il se cognait le front, ayant l’air de ne pas le faire exprès. Tantôt il tenait la tête penchée, plus basse que le reste du corps, et quand il se relevait, il guettait comme une récompense son cruel sourire de femme capricieuse. (Rachilde, 1996, p. 252.)
Pour sa part, Romuald, ayant désormais la certitude du vampirisme de sa maîtresse, se dit incapable de s’empêcher de l’aimer : « […] je lui aurais volontiers donné tout le sang dont elle avait besoin pour soutenir son existence factice. » (Gautier, 1992, p. 43.) Il y a presque toujours un contrat pour régir ces noces : les vampires ont besoin de leurs victimes pour ne pas périr, mais ces victimes doivent être volontaires. D’où la nécessité de la séduction, sans quoi — généralement — les vampires ne peuvent rien. Plus souvent qu’autrement, ce n’est pas par l’attrait de leurs corps mais par celui de leurs yeux, souvent magnétiques (i. e. hypnotiques), qu’ils (elles) survivent — d’où l’importance de décrire avec précision leur visage.
Nulle surprise, alors, que ce soient les métaphores entourant le regard qui soient le plus facilement repérables dans l’écriture de la vampire — tant chez Gautier que chez Rachilde. En effet, Mary est dotée d’« yeux bleus de blonde qui surpren[nent] » (Rachilde, 1996, p. 16); de tous les atouts dont elle se sert pour attirer vers elle le regard des jeunes gens, c’est le principal. De son côté, Clarimonde a « des prunelles vert de mer d’une vivacité et d’un éclat insoutenables » (Gautier, 1992, p. 12). Son regard est d’une telle intensité qu’il parle à Romuald comme par télépathie :
Elle parut sensible au martyre que j’éprouvais, et, comme pour m’encourager, elle me lança une œillade pleine de divines promesses. Ses yeux étaient un poème dont chaque regard formait un chant. (Gautier, 1992, p. 14.)
L’œillade magnétique lui arrive de l’autre bout de la chapelle; Romuald n’en est pas moins sous le charme11 : « Il me semblait entendre ces paroles sur un rythme d’une douceur infinie, car son regard avait presque de la sonorité. » (Ibid., p. 14-15; nous soulignons.) Évidemment, si c’est par les yeux que s’installe tout l’envoûtement, c’est aussi par là que s’établit une large portion du caractère terrifiant du personnage. Les deux récits usent de ce procédé : l’œil de Mary « devenait long, ressemblant au rictus railleur d’une bouche mi-fermée » (Rachilde, 1996, p. 288); la pupille de Clarimonde, au moment de boire du sang, devient « oblongue au lieu de ronde » (Gautier, 1992, p. 41). Et Romuald s’extasie en s’exclamant : « Quels yeux! Avec un éclair ils descendaient de la destinée d’un homme. » (Ibid., p. 12.) D’emblée, se faire séduire par elles implique, dans les deux cas, une dimension de danger et de risque; de telles marques dans le regard évoquent et rappellent l’imminence du péril.
En somme, les forts contrastes agissent comme moteurs des romances polarisées que sont les histoires de vampires : l’on y saigne et souffre tout autant que l’on y fait saigner et souffrir. Et si ces noces infâmes sont volontaires de part et d’autre, c’est qu’elles résultent d’une séduction souveraine exercée par le regard.
Puisque Clarimonde et Mary n’étendent pas leur règne sur les mêmes domaines ni ne sont promises à la même fin, interrogeons le mode sur lequel les autres personnages perçoivent leur puissance. D’emblée, les amants de Mary et de Clarimonde ne les voient pas du même œil que les autres gens. La narration rachildienne précise : « Folle, elle l’était pour les passants qui la voyaient une heure; mais l’épouvantable résultat des études que les intimes [ses victimes] avaient faites sur son organisation affirmait le calme de tout son corps. » (Rachilde, 1996, p. 288; nous soulignons.) Chez Gautier, Sérapion et Romuald ne s’entendent pas : le premier est d’avis qu’elle est diabolique, l’autre la trouve « angélique » (Gautier, 1992, p. 11). Cette vampire incarne l’opposition des deux au-delàs. Elle fait réfléchir à deux avenues possibles : religion ou laïcité, fratrie exclusivement masculine ou loyauté éternelle à une épouse, engagement clérical ou, « de l’autre côté de la balustrade » (ibid., p. 11), vie conjugale. Si Romuald (le narrateur) rapproche son ordination à un noviciat avec Dieu, c’est qu’être prêtre correspond à « être chaste, ne pas aimer, ne pas distinguer ni le sexe ni l’âge, se détourner de toute beauté » (ibid., p. 10). Notons la gradation dans ce système d’oppositions : au départ, la narration place la prêtrise du côté de l’emprisonnement, de la mort (ibid., p. 17); vers la fin, elle met ensemble les prêtres et le diable (ibid., p. 39), trouvant quelque chose d’infernal dans l’ardeur avec laquelle Sérapion déterre la tombe de la belle morte12. Il ne fait plus de doute que la figure vampirique de Clarimonde (Clair-monde) sert à repenser la vie : « […] l’existentiel et le métaphysique se confondent dans la force de l’image. » (Mathière, 1992, p. 21.) C’est pourquoi la narration ne cesse de remettre en doute l’interprétation que peut en faire le lecteur : Clarimonde existe-t-elle vraiment dans le récit, ou n’est-elle que le produit de l’imagination de Romuald? Aux lendemains de la Révolution française, l’emprise culturelle de l’Église commence à être décriée; la vampire de Gautier sert à critiquer — ou du moins à remettre en question — le système clérical catholique et son idéologie. Et cette critique se double d’une réflexion sur ce que sont la vie et la mort.
En revanche, le vampirisme rachildien passe par l’animalité de la femme, ici l’égale des bêtes. Contrairement à Clarimonde, Mary, « femelle de la race des lionnes » (Rachilde, 1996, p. 287), existe sans nul détour : elle n’est pas morte, elle ne mourra peut-être pas, et elle n’est certes pas le fruit d’une hallucination. Mary est une perversion humaine. Naturelle, elle incarne un possible très envisageable pour le lectorat névrosé de la fin du XIXe siècle, convaincu de la déchéance européenne (voir Pelletier, 2006). Pour cela, elle représente un grand péril non seulement pour ses victimes, mais pour l’ensemble de l’humanité. « Dans tout ce qu’elle écrit, Rachilde se soucie essentiellement de spectaculaire. » (Dijkstra, 1992, p. 363.) Sans détour, la vampire de Rachilde sert à faire peur, à ébranler son lecteur.
Du point de vue de la peur qu’elle peut évoquer — de son capital d’épouvante —, Mary dépasse Clarimonde de beaucoup. Nous en revenons donc au projet d’écriture : « […] la figure du vampire [est] profondément marquée par la peur de l’au-delà. » (Mathière, 1992, p. 22.) Or, La Morte amoureuse propose, à côté de la sobre fratrie ecclésiastique, un monde parallèle où la volupté féminine, la luxure et la jouissance se combinent dans un tout qui, quoique bien différent du monde masculin que connaît Romuald, n’effraie personne d’autre que ce vieux conservateur de Sérapion. Si l’on en croit Dijkstra, un tel schéma dichotomique est à considérer sous l’angle d’un combat intérieur chez l’homme, entre les besoins animaux de la chair et ceux, plus nobles, de l’esprit :
Car ces hommes de la seconde moitié du siècle […] sont convaincus que les plaisirs de la chair se paient de la vie. La matrice est un sol insatiable, un abîme sans fond dans lequel ils doivent verser l’essence de leur intellect lorsqu’ils répondent aux invites lascives de la femme. (Dijkstra, 1992, p. 357-358.)
La femme est un péril pour l’homme; voilà bien ce que dit Sérapion. Cependant, même si Romuald finira par se plier aux exhortations de son aîné, ce qui pourrait laisser croire que le texte reconduit cette idée reçue, notre analyse montre qu’en fait La Morte amoureuse se détache de tout préjugé en composant un espace féminin qui, loin de faire peur, charme les sens et se pose en simple contre-pied charnel à la fratrie intellectuelle. À travers l’apparition de Clarimonde s’affrontent la rêverie propice à la contemplation esthétique et la piété nécessaire à l’exécution du devoir. L’odieux du vampire ici n’est que la marque d’une dissidence par rapport au clergé, dont l’influence diminue rapidement dans la première moitié du siècle; son caractère démoniaque, que nous avons relevé textuellement, le confirme — le diable étant l’Autre par excellence. Gautier construit donc, par voie de l’imaginaire, une tangente que l’on peut éventuellement emprunter pour la suite.
À l’inverse, La Marquise de Sade n’offre pas d’alternative aux bien-pensants. La déchéance est proche — le tournant du siècle aussi! — et ce monde d’hommes va à vau-l’eau. Voici qu’on a créé un monstre vengeur; une menace toute naturelle a poussé à l’aune d’une société pervertie et plane désormais au-dessus des hommes comme le prochain fléau. C’est d’ailleurs un homme qui commet la violence fondatrice : le massacre du bœuf, ce semblable de la femme13; la vengeance de la femme et des animaux s’annonce terrible14. Le surgissement de Mary ne permettra aucun affrontement, son empire s’installe. La figure vampirique ouvre à l’instauration d’un nouveau régime : celui de la peur. Si Rachilde « sollicit[e] directement les fantasmes et les angoisses de son lecteur » (ibid., p. 363), c’est pour lui montrer toute l’horreur de ce qui approche. L’imaginaire n’envisage que le pire. Et ce futur proche n’offre pas d’échappatoire, il est « naturel », voire dans l’ordre des choses. Point de salut, point de tangente, un point c’est tout.
En somme, la même figure — la vampire — sert ici deux projets différents : la réflexion critique et l’épouvante désarmante. Et nos deux personnages buveurs de sang, au-delà des considérations contextuelles classiques, sont construits de façon à servir ces visées. Dans un cas on invite le lecteur à se poser des questions et à trouver des réponses, dans l’autre on cherche à l’orienter vers des conclusions prédéterminées — la peur, on le sait, ne fait pas réfléchir, elle manipule.
Est-ce à dire que La Marquise de Sade n’offre aucune critique? Non. Délaissons un temps la figure du vampire et le vampirisme au féminin, ceux-ci faisant (semble-t-il) consensus à l’époque, et comparons plutôt la façon dont on présente, dans ces deux mêmes œuvres, le personnage féminin comme tel. Une pareille lecture débouchera sur des enjeux différents et montrera toute la force critique dont fait preuve le roman de Rachilde. Car il faut bien admettre que les deux œuvres à l’étude tendent à confirmer, chacune à sa façon, ce que Dijkstra reproche à l’idéologie du XIXe siècle :
La vierge et la putain, la sainte et le vampire, deux visages d’une même entité dualiste : ou bien la femme est propriété exclusive de l’homme, infiniment soumise, ou bien elle nie ses titres de propriété et elle se transforme en prédatrice polyandre, traquant tout homme pour sa précieuse essence séminale. (Dijkstra, 1992, p. 357.)
Cette affirmation corrobore notre analyse. Prenons donc Dijkstra encore une fois au mot : « En somme, la femme n’est-elle pas vampire, buveuse de sang, par nature? Si elle ne se laisse pas domestiquer pour devenir une épouse soumise, et une mère au plus tôt, le vernis de la civilisation ne tardera pas à s’écailler. » (Ibid., p. 360.) Or Mary ne connaît pas la soumission, refuse la maternité. Elle renverse systématiquement les rapports de force entre hommes et femmes qui prévalent à l’époque où écrit Rachilde : elle ne saigne pas et ne reçoit d’ordres de personne, elle cause plutôt l’hémorragie et domine les hommes (Pelletier, 2006, p. 40-60). Comparée à Clarimonde, dont la survie dépend de la vitalité de Romuald, Mary incarne la force et l’émancipation féminines. Mieux, c’est autour d’elle qu’évolue toute l’histoire de La Marquise de Sade; le roman narre sa vie, au long. Elle existe, elle agit au centre des choses. Elle est le cœur, le nœud du récit que propose Rachilde, tandis que « la Clarimonde de Gautier [doit] se contenter de jouer les faire-valoir pour laisser la vedette à la schizophrénie de Romuald, son amant bien vivant » (Dijkstra, 1992, p. 364).
Chez Rachilde, l’enjeu n’est pas de savoir si l’élévation intellectuelle est possible en la compagnie de femmes; il est de placer la femme en tant que personne capable de se suffire à elle-même, en tant qu’individu à part entière. La parution du roman coïncide d’ailleurs à peu près avec les premières revendications du droit à l’éducation des femmes (Pelletier, 2006, p. 33). Émancipée, la femme, buveuse de sang ou non, n’apparaît désormais plus comme soumise à la gouverne intellectuelle ou séminale des hommes. D’emblée, notre parcours analytique nous rejette dans des questionnements des plus débattus de nos jours :
Aujourd’hui encore les auteurs de romans gothiques, de films de vampires, ainsi que les nombreux amateurs du genre, hommes ou femmes, […] continuent de réagir inconsciemment mais très directement à une idéologie antiféministe dont les structures symbolistes ont été établies par l’intelligentsia sexiste du [XIXe] siècle. (Dijkstra, 1992, p. 364.)
Que l’on songe simplement à la place qui revient à l’institution vieillissante et presque caduque du clergé, ou à la mise en pratique (qui dépasse la seule acceptation de l’idée) d’une « équité » entre les sexes… ou encore que l’on pense au rôle que peut jouer une littérature du Mal dans un monde (que l’on voudrait celui) du Bien, il semblerait que le vampire féminin permette d’aller au-delà de cette opposition stérile entre Bien et Mal, pour donner à voir d’autres réalités envisageables. (Voir fig. 5.) En définitive, la figure littéraire de la femme vampire véhicule, dès le XIXe siècle, des rapports de force qui aujourd’hui continuent de conditionner nos codes de lecture, en particulier lorsqu’il s’agit d’une écriture de l’odieux.
ANGENOT, Marc. 1989. 1889 : un état du discours social. Coll. « L’Univers des discours », Longueuil : Le Préambule, 1167 p.
DIJKSTRA, Bram. 1992. Les Idoles de la perversité. Figures de la femme fatale dans la culture fin de siècle. Traduit de l’anglais par J. Kamoun. Paris : Seuil, 475 p.
DOTTIN-ORSINI, Mireille. 1992. « Fin-de-siècle : portrait de femme fatale en vampire ». Littératures, no 26 (printemps), p. 41-57.
GAUTIER, Téophile. 1992. La Morte amoureuse [1836] dans La Morte amoureuse et autres contes. Coll. « Grands Écrivains », La Flèche : Brodard et Taupin, 187 p.
LOZES, Jean. 1992. « Aspects du fantastique anglo-irlandais chez Charles Robert Maturin, Gerald Griffin, William Carleton et Sheridan Le Fanu ». Littératures, no 26 (printemps), p. 25-40.
MATHIÈRE, Catherine. 1992. « Introduction. Mythe et réalité : les origines du vampire ». Littératures, no 26 (printemps), p. 9-23.
PELLETIER, Sophie. 2006. « Rachilde : décadence et transgression dans Monsieur Vénus et La Marquise de Sade ». Mémoire de maîtrise, Montréal, Université de Montréal, 159 p.
PLANTÉ, Christine. 1999. « “Les petites filles ne mangent pas de viande” : tuer, saigner, dévorer dans La Marquise de Sade de Rachilde (1887) ». Chap. in Corps/décors : Femmes, orgie, parodie, sous la dir. de C. Nesci et al., p. 119-132. Amsterdam : Rodopi.
RACHILDE. 1996. La Marquise de Sade [1887]. Coll. « L’Imaginaire », Paris : Gallimard, 296 p.
Roldan, Sébastien. 2007. «La figure du vampire féminisée. Enjeux», Postures, Dossier «L’infect et l’odieux», n°9, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/roldan-9> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Roldan, Sébastien. 2007. «La figure du vampire féminisée. Enjeux», Postures, Dossier «L’infect et l’odieux», n°9, p. 146-157.