Les recueils Manuel de poétique à l’intention des jeunes filles (2010) et L’année de ma disparition (2015) de Carole David donnent à voir des corps et des lieux qui témoignent d’un après la catastrophe. Des espaces encombrés de débris, de « masques à gaz » (David, 2010, 41), de « dépouilles de jeunes vierges » (49), de « résidus de poumons, [de] cigarettes tronçonnées » (David, 2015, 22), de « viandes noircies, [de] carcasses d’animaux » (46) y sont dépeints. Les êtres qui peuplent la poésie de cette auteure déambulent dans un monde qui ne semble plus régi par le temps, un monde fait de pierres tombales où ce qui persiste, ce qui ne disparait pas, fait figure de vestige. Les mots étant hors d’atteinte, le « je » de ces deux recueils n’arrive pas à se dire. On questionne le langage, on tente de le saisir, mais les mots apparaissent vidés de leur signification. Ils ne sont plus qu’objets, que coquilles vides dont on aurait extrait l’essence. S’offre donc à nous une enquête sur la langue qui se fait au plus près de sa structure. Afin de pallier cette voix problématique, cette voix défaillante, sont invoquées des figures extérieures. Hugues Corriveau, dans un article publié dans Le Devoir, soulève cet incessant retour vers les « figures phares » (Corriveau, 2010) qui habitent la poésie de Carole David. Nous postulerons que ces lieux et ces corps fragmentés dévoilent un monde post-eschatologique qui présente un imaginaire de la fin où les voix invoquées sont archivées. Se forme ainsi une filiation féminine qui permet à la narratrice de résister à sa disparition. Carole David remédie à cette langue défaillante en alliant ses mots à ceux de figures phares qui la suivent dans sa pratique d’écriture.
Il se déploie, dans les recueils de cette poète, la représentation d’un monde dont on sent poindre la fin. La catastrophe a eu lieu. Il ne reste plus que des vestiges. Les êtres qui traversent ces espaces contaminés, et donc inhabitables, se situent dans un hors-temps, dans un état de transition. Les corps et la parole n’endossent plus leurs fonctions usuelles : ils sont dans l’attente, dans un mouvement insaisissable. Les corps forment des amas de décombres. Devant cette perte de repères, le langage est questionné; on n’arrive pas à l’atteindre, puisque seuls des résidus demeurent :
À la troisième rencontre, un poète pleure.
Il n’entend pas sa voix résonner dans la nôtre;
chacun parle les yeux rivés au sol.Je me remets à la traduction, vingt cents le mot
pour la poésie. Alda me sourit et me protège,
l’esprit de la langue m’a abandonnée. (David, 2010, 43)
Ces allusions à une langue qui a abandonné la narratrice forment le battement de cœur de Manuel de poétique1 et de L’année de ma disparition. La narratrice remet sans cesse en question son droit à la parole : « Ai-je écrit trop haut ou trop bas? / Ai-je imité la voix de mes maitres? / Je n’entends pas ce que j’écris / la chose vocale me déserte » (9); « [E]lles se demandent / s’il faut être hantées par la vaisselle et les draps / pour écrire des poèmes » (29); « Il arrive qu’une voix blanche me parle, / révélation, chapitre vide. / Je répète, j’apprends à désapprendre » (David, 2015, 13). Ainsi, ces lieux contaminés, peuplés de débris, abritent également ce qu’il reste d’une langue sur le point de disparaitre. De plus, la langue étant le matériel à partir duquel nous écrivons, c’est la question de l’écriture qui est posée. Comment « écrire des poèmes dans lesquels les objets volent / entre vers et prose, atterrissent sur les murs? » (David, 2010, 29), demande la narratrice de Manuel de poétique. Plus loin, il est dit que « nous cherchons dans nos poèmes des pruniers sans fruits » (41). Ces pruniers sans fruits ne représentent-ils pas le mot qui serait évacué de son sens? Le signe qui serait désormais désémiotisé? Il y a un lien de causalité, chez Carole David, entre les lieux contaminés et cette voix hors d’atteinte, cette voix en transition. De même, dans l’essai L’imaginaire de la fin, Bertrand Gervais affirme que
ce que le Temps de la fin signale, par son existence même, est la nature transitive de cette situation. La fin est toujours la fin de quelque chose, que ce soit le sujet, son monde ou le Monde. L’ouverture d’un espace de transition découle de cette transitivité et elle implique la présence de trois temps : le temps premier, qui voit son monde et son ordre menacés; le temps deuxième, qui correspond à la période de transition; et le temps troisième, où le monde apparait avec son propre ordre. L’imaginaire de la fin s’inscrit dans cette structure, essentiellement narrative, et se déploie à la frontière de deux mondes, celui qui est délaissé et cet autre qui commence à s’imposer. (2009, 30-31)
La poésie de Carole David se situe dans cette transitivité. Dans ses textes, le lecteur et la lectrice font face aux débris d’un monde qui n’est plus, un monde où la parole achoppe. De fait, le chaos règne dans ces lieux où la mort pourrait advenir, laissant les êtres qui les peuplent dans l’attente, dans un entre-deux.
Si ces recueils proposent de questionner l’état de la langue dans l’espace du poème, ce sont des voix de femmes qui sont hors d’atteinte. En effet, Manuel de poétique et L’année de ma disparition mettent en scène des corps de femmes meurtries. Des « vierges suicidées » (David, 2015, 14), des « religieuses […] cri[ant] au viol » (15), des « fées noires » (15), des « fillettes guérillas » (17), des « jeunes filles fantômes » (47), une « mère, corps lacéré » (David, 2010, 30), des « femmes bâillonnées » (49), etc., forment une pluralité de voix qui, comme celle de la narratrice, ne peuvent s’emparer du langage. Leur corps est morcelé. Elles sont, elles aussi, dans l’attente de leur disparition complète. Afin de renverser cet état transitoire dans lequel le langage est inaccessible, la narratrice invoque des voix extérieures pour combler ce creux langagier. D’ailleurs, dans son essai, Bertrand Gervais dit que la confusion langagière fait partie des signes inhérents à la fin du – ou d’un – monde. Il s’agirait d’une désémiotisation en actes de la langue (Gervais, 2009, 55). Ce dernier rapporte les propos de Giorgio Agamben qui affirme, dans Le langage et la mort, que l’humain est un animal qui a la connaissance du langage et de sa mort, et que donc le langage,
dénudé de tout ce qui a pu le constituer comme signe linguistique, de ce qui a pu en faire plus qu’une simple chose, rabattu par conséquent sur une matérialité redevenue prépondérante, est un des traits de l’imaginaire de la fin, au même titre que le désordre, le chaos politique et social, les catastrophes et les jugements. (Agamben, 1982, 14)
Il n’est alors pas étonnant que chez Carole David, parole défaillante et corps meurtris s’allient afin de dévoiler cet imaginaire de la fin. Mais de quelle fin s’agit-il? Il semble y avoir un double mouvement chez cette poète : celui de vouloir signifier la fin d’un langage, mais également celui de revendiquer des voix extérieures afin de pallier la fin de cette langue. Problématisant sa propre prise de parole, le sujet, chez David, invoque la voix de figures extérieures afin de parvenir à se dire.
Dans l’essai Imaginaire de la filiation. La mélancolisation du lien dans la littérature contemporaine des femmes, Evelyne Ledoux-Beaugrand rappelle qu’au Québec comme en France, le tournant des années 1990 a ouvert la porte à ce que plusieurs ont désigné comme une « nouvelle génération » d’écrivaines féministes. Si les écrivaines et les penseures des années 1970 et 1980 ont marqué une rupture avec leur héritage, il semble que la génération d’auteures des années 1990 a, au contraire, proposé une réactualisation de l’Histoire et de l’héritage que leurs prédécesseures avaient écartés, menant vers une troisième vague de féminismes contemporains. En effet, Ledoux-Beaugrand voit chez les auteures des années 1970 et 1980 un modèle d’écriture qui s’est construit autour d’un imaginaire de la sororité, rompant tous liens familiaux et ceux avec l’héritage des générations antérieures. Les auteures ayant été publiées dans les années 1990 ont, pour leur part, bénéficié du riche héritage littéraire laissé par la génération précédente, et ne se situent donc plus dans cette rupture. Elles réinvestissent les traces mémorielles du passé et inscrivent la filiation au sein de leurs œuvres. Si Ledoux-Beaugrand fonde, en grande partie, sa réflexion autour de textes qui sous-tendent le portrait d’une généalogie familiale, elle se propose aussi de réfléchir à la construction d’une filiation symbolique. En ouverture de la première partie intitulée « De la sororité aux liens f(am)iliaux. Imaginaires de la filiation et représentations du corps » (Ledoux-Beaugrand, 2013, 36), l’auteure cite un extrait d’Autrement dit de Marie Cardinal, où celle-ci demande « comment [les femmes] oseraient-elles parler de ce qu’elles savent ? ». Ledoux-Beaugrand ouvre sa réflexion en répondant à cette question. La génération d’écrivaines dépeinte dans cet essai porte la nécessité d’écrire le couteau afin de donner les armes aux femmes qui écriront à leur tour. La poésie de Carole David s’inscrit dans cette reconstruction d’une généalogie qui est symbolique, mais également dans cette pratique de l’écriture du couteau. En effet, il n’est pas question, dans les textes de cette poète, de figures maternelles, paternelles ou sororales, mais bien d’une filiation qui englobe des figures historiques féminines. La poésie de Carole David remet les figures relayées au banc des oubliées par l’Histoire à l’avant-plan en leur offrant une sorte de « plaque commémorative » dans le corps de ses textes. Ces plaques permettent aux femmes de posséder les armes nécessaires à l’écriture. Sont ainsi érigées des voix qui viennent authentifier la parole du sujet dans Manuel de poétique et dans L’année de ma disparition. Ces voix offrent un regard nouveau sur un pan de l’écriture féminine qui a été écarté de l’Histoire.
Par conséquent, le tournant des années 1990 a vu naitre de nouvelles voix, de nouvelles postures féministes, qui se sont immiscées dans le champ littéraire, tant québécois que français. Ledoux-Beaugrand perçoit dans ces nouvelles pratiques d’écritures un « retour du sujet » (2013, 5) qui se présente sous deux formes dominantes : par l’utilisation du « je » et par une revisitation de « l’Histoire » – plus précisément, de l’Histoire du point de vue de ses silences et de ses absentes. En ce sens, Manuel de poétique et L’année de ma disparition s’inscrivent dans un imaginaire de la filiation. Narrés au « je », ces recueils imposent une généalogie de voix féminines qui viennent remédier à cette voix problématique en s’inscrivant dans le corps du texte autant que dans le hors-texte. Ainsi, c’est par l’usage de procédés intertextuels que la poésie de Carole David impose la voix des femmes qui ont été écartées – ou oubliées – des grands pans de l’Histoire. Le sujet qui se déploie dans ces deux recueils pallie cette voix défaillante par l’archivage d’une filiation politique féminine composée d’écrivaines, d’artistes et d’icônes connues – ou pas du tout – de tous et toutes. Les titres des deux recueils et des chapitres, les citations et les notes infrapaginales forment les éléments intertextuels et péritextuels au sein desquels s’inscrit cette filiation. Débordant de « l’espace du poème », ces voix investissent le hors-texte, se le réapproprient, établissant de nouvelles frontières.
Manuel de poétique et L’année de ma disparition dévoilent une poésie violentée où la narratrice offre les résidus de son corps et de sa mémoire. Ce n’est pas un corps entier qui est présenté, mais bien un corps de l’après-coup; un corps qui peine à se relever, ayant été affaibli par ce qui semble se présenter comme ennemi, comme autre. La narratrice martèle l’impossibilité d’être complète et donc d’advenir en tant que sujet. Le temps, l’espace, les corps et les voix se situent dans un entre-deux d’où émergent des folles, des suicidées, bref, des femmes à qui on a refusé le droit à la parole. De même, les voix qui traversent la poésie de cette auteure (par les citations, les notes infrapaginales, etc.) rappellent que « tout texte se construit comme une mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation » (Kristeva, 1960, 85). Ledoux-Beaugrand avance que cette interrogation filiale apparait dans des récits – dans le cas présent, il s’agit de poèmes – qui se présentent sous « une forme ruinée, fragmentaire » (2013, 8), révélant « un trouble de l’origine ou de la transmission2, et qui requièrent de la part des auteures un certain travail de reprise » (8). C’est à partir de matériaux déjà existants – les voix de leurs prédécesseures – que ces femmes écrivent. Ces dernières, affirme Ledoux-Beaugrand, travaillent à partir de fragments qu’elles raboutent, récupèrent, sans en effacer les marques. Dans le cas de Carole David, ces « marques » laissées en évidence sont formées par les traces d’intertextualité qui abondent au sein de sa poésie. Celles-ci forment les cicatrices du texte qui laissent apparaitre l’origine de ces voix extérieures. Ledoux-Beaugrand rappelle par ailleurs qu’à une certaine époque, le corps des femmes a fréquemment été utilisé comme métaphore d’un territoire colonisé par les hommes, et que désormais
les auteures et penseures sont nombreuses à s’inspirer des mouvements de décolonisation […] et à imaginer leur lutte en tant que processus de décolonisation d’un territoire appartenant à l’ordre du personnel et de l’intime, mais dont les enjeux s’avèrent néanmoins politiques. Qu’il ait partie liée à la jouissance, à des sensations oscillant entre plaisir et douleur durant les menstruations, la gestation et la mise au monde qu’il pointe, sur le mode d’une hémorragie hystérique, vers un malaise qui ne trouve pas les mots pour se dire, le corps féminin est le support d’un savoir qui se constitue autant qu’il se partage par l’écriture féminine. (74)
Si le corps des femmes a été dépeint à maintes reprises comme un territoire colonisé par des hommes, Manuel de poétique et L’année de ma disparition se réapproprient le corps de celles qu’elles représentent, mais également le corps du texte afin de le coloniser, cette fois-ci, de voix féminines.
Tel que mentionné précédemment, les corps des folles et des suicidées, chez Carole David, sont marqués par la souffrance. Ce sont des corps où les plaies sont fraichement ouvertes. Des corps qui embrassent la douleur afin de se la réapproprier. Carole David, en faisant surgir ces voix qui font corps avec le texte, colonise ses propres écrits. Elle se fait
cartographe d’un monde nouveau qu’elle(s) s’attache(nt) à nommer dans son entier, ses parties les plus belles comme les plus abjectes, afin de présenter un corps qui ne soit plus mis en pièces, dépecé tel qu’il se donne à voir dans la tradition littéraire. (72)
Toutefois, la présence d’une multitude de voix à l’extérieur des balises traditionnelles du poème (c’est-à-dire que ces voix sont présentes dans les titres, les citations, les exergues, les illustrations, les notes infrapaginales, bref, dans le travail péritextuel et intertextuel qu’entreprend l’auteure) fait en sorte que ces corps représentés comme dépecés ne sont pas faibles mais, au contraire, unifiés par cette filiation politique féminine qui suit pas à pas la narratrice au fil des pages. Plus qu’une responsabilité mémorielle, la poésie de Carole David procède à un règlement de compte avec le savoir tel qu’il nous est, encore aujourd’hui, transmis. La voix problématique du « je » des deux recueils invoque la nécessaire présence de voix extérieures afin d’être complète. Cette invocation revient fréquemment dans la poésie de David. Dans un poème intitulé « J’étudie la langue », la narratrice évoque ce langage qui ne lui appartient plus, mais qui appartiendrait à une autre :
Mes lèvres tombent, roulent sous un arbre. Si on découvre un trésor, on le garde pour soi. L’examen de la bouche et des dents permet de constater l’ampleur du dégât : l’organe est en fonction sauf que les points sucré, salé, amer, le V lingual, les papilles appartiennent à une autre. Peut-être à celle qui ne parle pas la langue, qui coud des papillons sur les revers des habits sans comprendre. (David, 2010, 67)
Cette voix qui n’appartient pas à la narratrice est évoquée dans l’espace du poème, mais se retrouve aussi à l’extérieur de cet espace, c’est-à-dire au sein de ses titres, de sa quatrième de couverture et dans ses notes infrapaginales. Dans La Seconde main ou le travail de la citation, Antoine Compagnon indique que « le nom de l’auteur et le titre, sur la couverture du livre, cherchent […] à situer celui-ci dans l’espace social de la lecture, à le bien placer dans une typographie des lecteurs » (1979, 411). De cette façon, Manuel de poétique, de par son titre, annonce déjà le ton que prendra le recueil. Il s’agit d’un « manuel » et non pas d’un « recueil ». Déjouant la fonction première du – trop – prescrit « Manuel de la parfaite ménagère », l’auteure, plutôt que d’indiquer comment atteindre la parfaite cuisson d’une dinde de Noël ou comment astiquer son four en moins de cinq minutes, rappelle les noms qui manquent à l’éducation des jeunes filles : ceux des femmes.
Tout comme le ferait un manuel scolaire, ce recueil de Carole David martèle les noms de ses prédécesseures tels des prescriptions de lecture qu’un.e enseignant.e donnerait à ses élèves. De plus, David allie les voix de ces femmes à la sienne afin d’authentifier son droit à la parole :
Debout à voix haute, n’est pas une pratique de la poésie,
c’est une mise à mort; timbre, volume, inflexion,
voici mon œuvre passée à tabac entre chant et suicide :
ma bouche crache, râle, mes poèmes sont rares et laids […]Quand je suis assise, je pense, j’écris, je rature;
quand je me lève, je tremble, toussote, m’emballe
parce qu’entre ma voix écrite et ma voix réelle,
il y a le dragon de soi.Ai-je écrit trop haut ou trop bas?
Ai-je imité la voix de mes maîtres?Je n’entends pas ce que j’écris,
la chose vocale me déserte.Je suis sur une ligne partagée avec les icônes
qui crient derrière ma gorge : Ann, Amelia,
Emily, Jeanne d’Arc et la Thérèse extatique […]
mes dents écartées qui flottent dans la salive
(eaux écrites); ma bouche n’entend rien.Je suis muette devant une montagne de souliers,
les lacets crevés de sang (mes cordes vocales);
comme j’ai la haine de mon corps
(cicatrices, abandons, blancheur), j’ai hâte d’en finir;
qu’on me donne la peau d’une comédienne,
que je puisse décliner les classiques […]
déposer ma langue sur un crochet
crier enfin : « Je suis rentrée à la maison! » (David, 2010, 9-10)
Ce poème ouvre Manuel de poétique et forme la prémisse de ce qui sera soutenu dans l’entièreté du recueil. Corps et voix sont mis en tension afin d’illustrer leur incomplétude. Derrière la gorge de la narratrice, derrière ces « lacets crevés de sang » (10), sont dissimulées les voix des femmes qui sont évoquées : Ann, Amelia, Emily, Jeanne d’Arc et la Thérèse extatique habitent ces poèmes et établissent un dialogue avec la narratrice. La poésie de Carole David fait état d’une parole qui est hors d’atteinte et qui cherche à s’allier à celle des autres afin de pouvoir se donner le droit d’écrire – voire le droit de vivre, puisqu’écriture et vie sont intrinsèquement liées dans la poésie de cette auteure. Le premier chapitre, « Les pieuses domestiques », offre comme titre de chacun de ses poèmes le nom d’une femme : Mary Shelley, Jean Seberg, Emily Dickinson, etc., forment les « en-têtes » des poèmes de ce chapitre. Ces noms sont également accompagnés d’une courte description servant à rappeler qui étaient ces femmes. Empreintes d’humour, ces notices réhabilitent – sous un regard nouveau – des figures féminines trop souvent écartées de l’Histoire et des syllabus scolaires. Par conséquent, Carole David revisite l’Histoire en donnant de nouveaux « titres » à ces femmes : « Mary Shelley : mère et gothique » (15), « Joyce Mansour : surréaliste et reine d’Égypte » (18), « Emily Dickinson : poète et ornithologue » (20), etc. Ces « noms-titres » sont suivis d’une citation qui est encadrée par des guillemets et soulignée par l’italique. Les poèmes sont ainsi chapeautés par la citation qui les précède, dévoilant un dialogue entre la figure citée et le poème qui suit.
Le titre L’année de ma disparition donne tout autant le ton à l’entièreté du recueil, qui est, lui aussi, peuplé par une multitude de voix. Compagnon, en parlant de la fonction des titres, rappelle que
leur fonction capitale [aux titres], comme celle des citations iconiques, est de qualifier par rapport à la bibliothèque et au déjà dit. Appareil institué, la périgraphie va de pair avec les citations, et ses composantes sont, encore, des icônes. (1979, 407)
L’année de ma disparition endosse une fonction référentielle. Le titre dévoile la réflexion qui se déploiera tout au long du recueil. En effet, la narratrice disparait derrière les voix qui sont évoquées. Cette fois-ci, Carole David insère les extraits tirés des recueils d’autres auteur.e.s à même le corps de ses textes. Encore une fois, c’est une parole hors d’atteinte qui y est dépeinte. Si les poèmes ne sont plus « chapeautés » par les figures invoquées, les citations incluses à même le texte viennent pallier cette voix rompue. Le plus souvent, ces extraits closent les poèmes et se distinguent par l’usage de l’italique. Les références des œuvres dont sont issues les citations se retrouvent en notes infrapaginales, révélant la provenance de ces mots qui permettent à l’auteure de se dire :
Je me réincarne, la confusion m’habite,
Bigoudis aux prénoms secrets,
Mon fer plat en offrande,
Larmes, milligrammes sages comme des anges.
Dans la salle de bain, je ne dors pas;
Si je m’endors, tu te matérialises.Il arrive qu’une voix blanche me parle,
Révélation, chapitre vide.
Je répète, j’apprends à désapprendre,
Je ne chante plus, je compte les étoiles de mes mots*3. (David, 2015, 13)
Ces citations, tout comme le présente Compagnon dans son ouvrage, pallient le « vertige de la page blanche ». Elles sont au premier rang des artifices d’écritures (Compagnon, 1979, 36) qui viennent combler l’angoisse de la page vide ou, dans ce cas-ci, l’angoisse d’authentifier son droit à la parole. Devant ce « vertige », Carole David archive la voix des femmes. Elle les intègre comme remède à une parole épuisée. Antoine Compagnon distingue l’usage des guillemets – qui établit une distance entre le sujet et le propos rapporté – de l’usage de l’italique qui, lui, est « une insistance ou une surenchère de l’auteur[e], une revendication de l’énonciation » (49-50). Il ajoute que la citation est « contact, frottement, corps à corps; elle est l’acte qui met la main à la pâte – à papier » (39). D’un recueil à l’autre, le traitement apporté à la citation n’est pas le même. Nous avons déjà mentionné que dans le cas de L’année de ma disparition, les citations sont intégrées à même les poèmes, et que les références sont données en notes de bas de page. Compagnon dit que l’appel de note et la note en bas de page
suffisent à établir plusieurs niveaux de langage, ou plutôt, ils prennent acte de la nécessaire hiérarchie des sujets de l’énonciation, ils la rendent manifeste, tangible, matérielle : le texte surmonte ses notes (c’est-à-dire aussi qu’il les domine); il en est un métalangage ou, étymologiquement, un épilogue. (420)
En usant abondamment de l’appel de note et de la note infrapaginale, Carole David rend d’autant plus visible cette voix défaillante qui questionne son authenticité et qui pose la présence de l’autre comme nécessaire afin de s’accomplir. Bien que d’un recueil à l’autre les citations ne soient pas intégrées de la même façon, celles-ci établissent un frottement – pour reprendre les mots de Compagnon –, créant ainsi un point de contact, un dialogue avec les mots des auteur.e.s cité.e.s. La citation, puisqu’extraite de son cadre originel, redit, répète, dédouble ses sources : elle n’appartient plus uniquement à son auteur.e. Elle s’inscrit dans une nouvelle bibliothèque, dans une « base de données » qui laisse la trace mémorielle de son passage. Dans un chapitre d’Intertextualité, interdiscursivité et intermédialité, Josiane Cossette offre une réflexion sur le statut du cimetière dans Baroque d’aube de Nicole Brossard où serait opérée une reconfiguration de l’Histoire et du savoir. La représentation du cimetière offre un nouveau régime d’historicité. C’est une transformation épistémologique qui se forme dans Baroque d’aube, dit Cossette. De même, l’invocation de figures féminines dans la poésie de Carole David fait surgir une présentification. Le rapport au temps, à l’Histoire, à la mémoire, mais également au langage est offert :
les signes qui [les] entourent, leur multiplicité, leur variété, devraient rendre les absents présents […]; [ils sont] saisi[s] comme instance présentifiable, c’est-à-dire une présence qui advient sémiotiquement, par un travail sur des formes sémiotiques. (Hébert et Guillemette, 2009, 133)
La citation et les notes infrapaginales deviennent donc des partenaires symboliques, des plaques commémoratives, qui parviennent à former une filiation. Si la langue n’endosse plus, au départ, sa fonction usuelle puisqu’elle est hors d’atteinte, la présentification de ces figures féminines rend possible l’avènement d’un autre langage. Cette « langue nouvelle » advient par l’invocation de voix extérieures dans le travail intertextuel qu’entreprend Carole David. Sortes de pierres tombales, d’épitaphes, les titres et les notes infrapaginales forment les signes qui rendent présent.e.s les absents.e.s, réactualisant, par la bande, le passé. Ce cimetière se trouve donc présentifié et devient un lieu de mémoire où les signes qui sont offerts aux lecteurs et lectrices « appellent […] une mémoire affective issue de l’acte de lecture à même de les rendre présents momentanément » (134).
En conclusion, à la question « où sont les femmes? », la poésie de Carole David répond qu’elles se trouvent là, dans ses recueils, et que les actes de lecture et d’écriture provoquent des rencontres qui actualisent cet héritage laissé par des générations d’écrivaines. Lorsque Marie Cardinal demande « comment oseraient-elles parler de ce qu’elles savent? », Carole David réplique que ce sont les mots de leurs prédécesseures qui donnent aux femmes les armes leur permettant, à leur tour, d’inscrire leur voix dans une filiation politique féminine. En imposant la présence de celles qu’on a oubliées, Carole David élève une communauté de voix qu’elle veut insoumises. Les notes infrapaginales, les titres, les citations, de même que le contenu de ses poèmes, forment des lieux de mémoire où les écrits d’autres auteures sont revisités et des voix, archivées. La présence marquée de ces femmes s’impose comme un matériel nécessaire à l’écriture de ses recueils. Carole David repense l’espace du poème comme un lieu de commémoration, de communion mémorielle où l’autre – le lecteur, la lectrice – est sollicité. En érigeant une telle anthologie, Carole David dévoile une poésie empreinte d’un imaginaire de la fin. Les corps et les voix qui transitent dans ces lieux contaminés sont hors d’atteinte. La langue y est problématisée. Toutefois, si ces recueils annoncent la fin d’une langue, les voix qui s’imposent forment le lieu d’une parole autre. Un lieu où « la défaite du langage nous ramène au lieu de naissance » (David, 2010, 74), où la voix des femmes est authentifiée. Par l’entremise de procédés intertextuels et péritextuels, Carole David érige une communauté d’auteures – et de figures féminines appartenant à des milieux dits « non littéraires » – afin de revisiter l’Histoire et d’archiver une filiation politique au sein de sa poésie. Débordant de l’espace « traditionnel » du poème, ces éléments intertextuels font surgir un nouvel espace littéraire habité par le spectre de femmes qui sont restées dans l’ombre de la « grande Histoire ». Par conséquent, c’est un véritable pied de nez à l’institution littéraire que Carole David lance avec Manuel de poétique et L’année de ma disparition.
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