Dans le dernier tome de l’Histoire du corps, Jean-Jacques Courtine souligne l’importance du bouleversement qu’a connu le corps humain au cours du XXe siècle, la psychanalyse, la phénoménologie, l’existentialisme et l’anthropologie l’ayant « inventé théoriquement » en plus de l’ « insér[er] dans les formes sociales de la culture » (2006). Aujourd’hui, il va de soi que le corps s’inscrit dans la société ; c’est lui qui nous fait « être-au-monde » (Merleau-Ponty, 1945), qui nous procure une présence à soi et aux autres, notamment par notre façon de le mettre en scène au quotidien (Goffman, 1973) et de le « performer » (Butler, 1990). Marcel Mauss parle notamment de techniques du corps (1936), c’est-à-dire « les façons dont les hommes [et les femmes], société par société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps » ; mais c’est aussi le cas en ce qui a trait à la sexualité, comme nous le montre John Gagnon avec sa théorie des scripts de la sexualité (2008). À l’inverse, la société s’inscrit elle aussi dans (et sur) le corps, alors que les conditions sociales, historiques et matérielles environnantes écrivent/marquent le corps. Dès sa naissance, l’être humain est « un corps interprété, un corps de langage, lié au programme d’une société et, donc, d’emblée une surface d’inscription, un texte » (Oberhuber, 2012). Les usages sociaux du corps, aussi naturels et innés puissent-ils paraître, ne seraient au fond que constructions, un « fait social total » (Mauss) relevant à la fois de la conscience individuelle et de la collectivité.
La relation contemporaine au corps fait pourtant de plus en plus obstacle à ce « corps social » alors que nous observons une tentation grandissante de diverses formes de disparition de soi, c’est-à-dire une volonté d’effacement face à l’obligation de s’individualiser au sein du lien social.
Varsos et Wagner (2007) suggèrent d’ailleurs que ce phénomène constituerait un paradigme de notre époque en raison de l’intensité et de la rapidité des changements qui y surviennent. Ainsi, selon Rabaté (2015), la disparition peut constituer une tentative positive d’échapper à l’emprise des dispositifs normalisateurs du capitalisme. Dans cette perspective, elle apparaît comme le dernier recours d’un être déterminé par les dispositifs de contrôle du monde contemporain (Agamben, 2007), qui chercherait ainsi à fuir son « omnivisibilité » (Zaoui, 2013) ou ses injonctions de performance (Le Breton, 2015). Pour d’autres, tel Méchoulan, le « disparêtre » se présente comme une occasion de « bifurcation », de « faire la différence » (2004).
Dans un autre ordre d’idées, Gavard-Perret (1997) ou encore Lipovetsky (2013, 2015) proposent que ce désir de disparition qui est mis en scène dans les fictions contemporaines tiendrait plutôt de la démonstration d’une tendance contradictoire à valoriser de façon extrême le corps, d’un côté, et à tenter de l’effacer, de l’autre. Certains rêvent de s’arracher à la pesanteur de leur corps pour ne plus être entravés par ses « limites » (Baudry, 1991). Pour ce monde gnostique de la haine du corps – que préfigure une part de la culture virtuelle –, l’idéal serait un monde sans corps où nous pourrions nous défaire du fardeau qu’occasionnent sa matérialité et sa finitude. L’anthropologue David Le Breton appelle « blancheur » cet état d’absence à soi plus ou moins prononcé, le fait de prendre congé de soi sous une forme ou une autre (à travers les conduites à risque et l’autodestruction, par exemple) pour contrer la difficulté ou la souffrance d’être soi.
En ouverture de ce dossier, David Azoulay part du rapprochement entre la posture de l’anonymat littéraire et le point de vue psychanalytique sur le sujet obsessionnel pour analyser Thomas l’obscur. Le motif de la dépersonnalisation qui hante le texte, de même que la poétique de l'effacement de soi que Maurice Blanchot met en scène dans ses fictions, permettent à Azoulay d’exposer un « autre » Blanchot – un Blanchot « obsessionnel ».
Brouillant le rapport entre le réel et la fiction, Perdre des théories d'Enrique Vila-Matas est un texte à mi-chemin entre le roman et l'essai. Face à une (im)posture et une œuvre paradoxale, Joëlle Turcotte traque dans son article l'auteur catalan afin de réfléchir avec lui la recherche et la création littéraire. S'effaçant derrière ses réflexions, Turcotte explique la manière dont Vila-Matas réconcilie récit de soi et disparition, présence et absence de l'auteur, en empruntant et multipliant la voix et les propos des autres.
Fanny Réguer, quant à elle, s’intéresse à l’existence des hétéronymes du poète et polémiste portugais Fernando Pessosa – soit des diverses identités qu’il a su mettre de l’avant pour donner vie à son écriture. Ces écrivains sans corps puisent leur existence à même les textes, textes au sein desquels la chair est l’objet d’une interrogation constante. Réguer expose la tension émanant de cette modalité créatrice singulière qui met en lumière le hiatus existant entre le fait d’avoir un corps et celui d’être un corps.
Virginie Lessard Brière questionne, au fil de son article, la monstration du corps érotique à travers l’étude de cet objet fascinant qu’est L’usage de la photo d’Annie Ernaux et de Marc Marie. Objet hybride entre archive et journal intime, l’ouvrage fait cohabiter des photographiques érotiques d’où le corps est absent et des textes descriptifs exhaustifs. Le projet se penche donc sur les traces et les marques laissées par des corps amoureux qu’on ne verra jamais et repose, nous démontre-t-elle, sur une esthétique de l’épuisement, de l’inachèvement.
Le texte de Laurence Perron s’attarde à l’effet d’effacement des corps par leur mise en réseau dans l’œuvre de Don DeLillo. À partir des observations de Lacan sur le stade du miroir, elle propose une lecture dans laquelle l’inscription du sens dans le corps, ou du corps dans le sens, déclenche un effacement du sujet. L’étude de trois cas de figure tirés de Body Art et de Cœur-saignant-d’amour lui permet d’avancer qu’une disparition du corps va souvent de pair avec une dissolution du sens dans les récits delilléens.
Les œuvres de science-fiction contemporaines mettent souvent en scène un imaginaire de la dissolution du corps. Si cet imaginaire est généralement considéré à partir d’une perspective métaphysique du pur esprit, Christophe Duret propose plutôt d’aborder Cartographie des nuages de David Mitchell selon une perspective ontologique, qui joint le corps physique à son milieu (corps médial). Il démontre que ce déplacement permet d’envisager dans ce roman une position intermédiaire entre les conceptions individualiste et holiste de l’être humain.
Le paradoxe que constitue les désirs simultanés de disparaître et de constituer sa propre archive se trouvent au centre de l’article de Sarah Turner, qui analyse L’exposition de Nathalie Léger. La forme auto/biofictionnelle du roman pousse d’ailleurs Turner à étendre sa réflexion du côté de la prolifération d’altérités et de la spectralisation en tant que caractéristiques de l’écriture féminine.
Frédérique Collette s’intéresse quant à elle à la représentation littéraire de la honte dans La bâtarde de Violette Leduc. Elle postule que cet affect imprègne l’écriture leducienne sur le mode de l’entrelacement, c’est-à-dire que la honte émerge à la fois des origines sociales et du corps féminin stigmatisé par la société patriarcale, ce qui pousse la narratrice à vouloir se fondre dans la masse normative, à disparaître. Il y est aussi question de l’écriture de soi comme tentative de dévoilement, de « performance » permettant une réappropriation libératrice de son être honteux.
À partir du constat qu'un imaginaire de la fin teinte les œuvres Manuel de poétique à l’intention des jeunes filles et L’année de ma disparition, Catherine Dupuis analyse la voix problématique portée par le « je » dans la poésie de Carole David. Dupuis montre que l'invocation d'une pluralité de voix de femmes, par l'entremise de procédés intertextuels et péritextuels, fait de l'espace des poèmes de véritables lieux de mémoire desquels s’érigent une communauté d'auteures. En ce sens, David forme une filiation politique féminine avec celles qui l'ont précédé afin de s'emparer de la langue, de parvenir à se dire et d'éviter sa disparition.
Finalement, en fermeture du dossier, Marie-Pier Lafontaine analyse la pièce expérientielle 4.48 Psychose de Sarah Kane à travers le prisme de la notion traumatique. Elle suggère que Kane, en faisant se côtoyer l’inimaginable horreur et le récit de soi, nous confronte à « l’exigence de la vérité », cette réassociation intime du monde et du féminin qui permet la transformation de la réalité traumatique. Par le travail de la coupure (au propre comme au figuré), Kane donne à voir et à comprendre la survie que dissimule implicitement le retour du trauma, acte de résistance qui chercherait avant tout à sauver le sujet féminin de son propre anéantissement.
Deux textes hors-dossier agrémentent le vingt-sixième numéro de la revue Postures. Dans son article, Marguerite Bordry s’intéresse au fossé qui existe entre la perception de Venise au dix-neuvième siècle par les écrivains de l’extérieur et celle des écrivains vénitiens – spécifiquement autour des mythes littéraires de la mort de et à Venise. L’étude des œuvres de Giacinto Gallina (1851-1897), Camillo Boito (1834-1914) et Enrico Castelnuovo (1838-1915) l’amène à postuler que lorsque Venise se trouve écrite « de l’intérieur », elle perd sa singularité et, avec elle, ses attributs mythiques.
Marion Gingras-Gagné, à travers une analyse ethnocritique, se penche sur les contes Cendrillon de Perreault et de Grimm en exposant le rite de passage matrimonial qui permet à Cendrillon de passer d’une communauté de filles à une communauté de femmes mariées. Procédant à une « reculturation » des éléments clés de la trame narrative, Gingras-Gagné, a contrario des études qui en font une héroïne passive, propose une reconfiguration du personnage de Cendrillon dans un contexte culturel significatif ainsi que dans un rôle actif, symbolique et social.
L'équipe de Postures remercie chaleureusement les membres des comités de rédaction et de correction, qui ont travaillé bénévolement à l’élaboration de ce numéro. Nous remercions les partenaires financiers qui permettent à Postures d'exister et d’offrir un espace de partage et de diffusion riche et stimulant aux jeunes chercheuses et jeunes chercheurs. Un grand merci à Figura, Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire, à l'Association Facultaire des Étudiants en Arts (AFEA), à l'Association Étudiante du Module d'Études Littéraires (AEMEL), à l'Association Étudiante des Cycles Supérieurs en Études Littéraires (AECSEL) ainsi qu’aux Services à la vie étudiante (SVE).
Enfin, Postures exprime toute sa reconnaissance aux auteur.e.s pour leur travail.
AGAMBEN, Giorgio. 2007. Qu’est-ce qu’un dispositif ?, trad. M. Rueff. Paris : Payot et Rivages.
BAUDRY, Patrick. 1991. Le Corps extrême. Approche sociologique des conduites à risque. Paris : L’Harmattan, coll. « Nouvelles études anthropologiques ».
BUTLER, Judith. 2006 [1990]. Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité. Paris : La Découverte.
COURTINE, Jean-Jacques (dir.). 2006. Histoire du corps, tome 3. Les mutations du regard. Le XXe siècle. Paris : Seuil.
DETREZ, Christine. 2002. La construction sociale du corps. Paris : Seuil.
GAGON, John. 2008. Les scripts de la sexualité. Essais sur les origines culturelles du désir. Paris : Payot.
GAVARD-PERRET, Jean-Paul. 1997. « L’idée du corps, l’image du moins », Communication et langages, no 113, 3e trimestre, Dossier : Le multimédia : progrès ou régression, p. 57-66. En ligne. <http://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_1997_num_113_1_2782>.
GOFFMAN, Erving. 1973. La mise en scène de la vie quotidienne. Paris : Éditions de Minuit.
LE BRETON, David. 2015. Disparaître de soi. Une tentation contemporaine. Paris : Métailié, coll. « Traversées ».
___________. 1999. L’adieu au corps. Paris : Métailié, coll. « Suites essais ».
LIPOVETSKY, Gilles. 2013. L’esthétisation du monde : vivre à l’âge du capitalisme artiste. Paris : Gallimard.
___________. 2015. De la légèreté : vers une civilisation du léger. Paris : Grasset.
MAUSS, Marcel. 1950. « Les techniques du corps » (1936), dans Sociologie et anthropologie. Paris : PUF.
MÉCHOULAN, Éric. 2004. Pour une histoire esthétique de la littérature. Paris : PUF.
MERLEAU-PONTY, Maurice. 1945. Phénoménologie de la perception. Paris : Gallimard.
OBERHUBER, Andrea. 2012. Corps de papier. Résonances. Montréal : Éditions Nota Bene, coll. « Nouveaux Essais Spirale ».
VARSOS George et Valeria WAGNER. 2007. « Disparaître à présent. Introduction », Intermédialités : histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques, no 10, p. 9-16.
ZAOUI, Pierre. 2013. La discrétion, ou l’art de disparaître. Paris : Autrement.
Bergeron, Étienne, Bordeleau-Pitre, Émile, Lafleur, Maude, Lebel, Jean-François et Savard, Valérie. 2017. «La disparition de soi : corps, individu et société», Postures, La disparition de soi : corps, individu et société, n°26, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/avantpropos-26> (Consulté le xx / xx / xxxx).