Introduction - En territoire féministe : regards et relectures

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Dans son brûlant et désormais fondamental Rire de la Méduse, Hélène Cixous invite les femmes à écrire, à s’écrire. Qu’elles se mettent au texte, qu’elles s’inscrivent dans la langue écrite et orale. Qu’elles écrivent avec leur corps, qu’elles soulèvent les institutions patriarcales, qu’elles découvrent le continent noir et obscur qu’elles habitent1. Cet appel à de nouvelles pratiques d’écriture (et de lecture), s’il a suffisamment évolué pour devenir un champ de recherche reconnu par l’Université, apparaît toujours d’une grande actualité. Les études littéraires féministes, florissantes, permettent d’explorer toujours davantage le « continent noir », de l’éclairer toujours un peu plus. Rendre compte de la sexuation de l’écriture, donner la parole aux écrivaines du passé et du présent, voir comment les femmes (et les hommes) traitent du féminin dans leurs œuvres : l’objectif, sans conteste, est aussi riche que vaste. Ce continent, nous l’avons ici nommé territoire.

En demandant aux jeunes chercheuses et aux jeunes chercheurs de se pencher sur la question du sexe et du genre en littérature, sans autre contrainte, nous nous attendions évidemment à un ensemble hétérogène. De fait, les textes rassemblés, bien que liés par leur approche résolument féministe, s’intéressent à différents corpus nationaux, touchent à différentes thématiques, proposent des retours en arrière comme ils jettent des coups d’oeil sur le présent. Qu’ils traitent de sexualité, de maternité, qu’ils s’intéressent aux multiples manières de construire le féminin, qu’ils montrent comment la littérature permet de déjouer des rapports de hiérarchie et de division, ils regardent  et relisent  diverses œuvres à l’aune d’une autre grille, toujours nécessaire nous semble-t-il. Ce quinzième numéro de Postures, numéro anniversaire, se place donc sous le signe du foisonnement et de la variété.

Prendre la parole

Il s’ouvre avec l’article de François-Ronan Dubois, qui revisite à notre plus grand profit un classique de la littérature française, La Princesse de Clèves, un roman dont l’interprétation féministe se base depuis toujours sur une correspondance entre l’oeuvre et la vie de l’auteure. Or, cette approche biographique, difficile à supporter lorsque l’auteure n’est plus de ce monde, est depuis le XXe  siècle fortement contestée dans le monde littéraire. S’appuyant sur une hypothèse boudée par les critiques selon laquelle l’adéquation entre la vie de Madame de Lafayette et celle de son héroïne n’aurait que peu de fondement historique, Dubois s’interroge sur la pertinence de conserver un regard féministe sur cette œuvre. Un postulat émerge, qui laisse place à la réflexion et à la discussion : il n’y aurait « d’écrivains féministes que ceux dont les œuvres sont l’objet d’un commentaire féministe ».

Delphine Dufour aborde de son côté le cas de Marie d’Agoult, alias Daniel Stern, une journaliste du XIXe  siècle. Cette intellectuelle qui a longtemps entretenu le flou autour de son genre et de son sexe a écrit avec aplomb et intelligence sur des sujet dits masculins : politique, philosophie et histoire, tout en s’intéressant à des productions littéraires féminines, décrivant par exemple avec virilité la poétesse Louise Ackermann. Même si, d’après Dufour, Stern échoue à incarner le processus féministe qui amène « de la prise de conscience individuelle à la défense d’une identité collective, de soi  aux autres », elle n’en reste pas moins une des premières véritables intellectuelles  — au sens staëllien du terme — , qui réfléchit avec liberté sur les sujets qui l’intéresse, et ce, même si cette liberté s’exerce au prix d’une fracturation de l’être.

De l’Europe des XVIIIe  et XIXe  siècles, Mariève Maréchal nous emmène vers l’Algérie moderne avec une analyse de l’agentivité dans le roman Cette fille-là, de Maïssa Bey. Pour Malika, l’héroïne du roman, marginalisée par la société algérienne, la mise en récit de son passé permet de s’affranchir symboliquement —  mais aussi activement —  de la minorisation imposée par une société misogyne. Portrait sans conteste positif de la liberté qu’offre la prise de parole et l’organisation du discours, Cette fille-là constitue un récit d’émancipation inspirant. Comme Maréchal le souligne, « [l]a quête d’origine [de Malika] à travers la mise en récit de son passé la mène à découvrir qu’elle a elle-même le pouvoir de s’inscrire en société, d’en changer l’ordre dominant ». Avec cette analyse très juste qui témoigne de l’évolution de la pensée féministe, Maréchal conclut avec brio la première partie de ce numéro anniversaire.

Entre féminin et féminisme

Avec une étude d’une oeuvre de Rachilde, Romain Courapied poursuit la réflexion entamée par Dubois et Dufour quant aux modalités de l’engagement féministe. À l’instar de Daniel Stern, Rachilde —  son vrai nom est Margueritte Eymery —  fait appel à un pseudonyme et s’engage alors dans un processus qui à la fois la protège et la divise. Insistant sur la difficulté d’écrire dans un monde ouvertement misogyne où les femmes n’ont qu’une matrice et pas de tête, Courapied s’interroge sur la pertinence de faire appel au concept d’intention d’auteur lorsqu’il s’agit d’analyser une oeuvre subversive : la remise en question des modèles établis qu’elle suppose doit-elle apparaître sans que la question de l’auteur ne soit abordée ? Ici, Courapied remarque que la lecture de Monsieur Vénus  comme un texte subversif est troublée par un paratexte qui sans cesse minimise sa portée. Or, les lectures qui en seront faites par des critiques féministes des deuxième et troisième vagues nous rappelleront que ces procédés de légitimation « par le bas » ne peuvent faire taire une voix véritablement contestataire.

De la période décadente, nous nous tournons vers le monde contemporain avec l’étude des textes de Chloé Delaume menée par Anysia Troin-Guis. Si elle ne s’affiche pas ouvertement comme féministe, la romancière française a toutefois produit une oeuvre qui problématise nombre de questions abordées par le mouvement féministe : contrôle et possession du corps féminin, domination masculine, identité et affirmation, etc. Troin-Guis répond très clairement à la question posée par le texte de Dubois sur la pertinence de l’approche féministe pour tout texte : l’auteure « ne propose pas un discours figé sur les femmes mais, à partir d’une mise en récit de certains thèmes qui lui sont associés ou par l’application de la théorie de la performativité des genres à l’analyse de sa pratique, elle relaye différents aspects de la question féministe actuelle ». Ici encore, les « détails » historiques et biographiques se trouvent balayés par l’adéquation de l’oeuvre avec la grille d’analyse féministe.

En abordant la question de la littérature féminine, il est difficile de passer outre le récent engouement pour les récits vampiriques mettant en scène un personnage narrateur féminin aux prises avec un monde fantastique dans un cadre contemporain. Gaïane Hanser s’y intéresse d’un point de vue féministe en tentant de mettre au jour les tenants et aboutissants d’une littérature en pleine expansion, la Bit Lit. Le genre fantastique y permet d’aborder de biais des questions de marginalisation et de différence ; de même, la focalisation interne incite à l’identification au personnage, mettant en place les clés d’une réflexion sur la sexualité féminine, la maternité et le pouvoir. Si, comme le remarque Hanser, le sous-genre mine le réalisme de ces œuvres —  et dès lors la possibilité de transposer directement le produit de ces réflexions dans le réel —  , il permet, comme à l’héroïne de Maïssa Bey, de donner libre cours à une créativité libératrice.

Sexualité(s)

Un autre continent et un autre pan des études féministes sont explorés dans l’article de Davy Desmas, qui s’intéresse à l’oeuvre de l’écrivain mexicain Enrique Serna. Abordant de front deux nouvelles de l’auteur, Desmas y cherche et découvre diverses manifestations du topos de la sexualité : homosexualité, transsexualisme et narcissisme sexuel. Dans une société où le catholicisme imprime toute déviance du sceau du péché, la transgression représente pour les personnages serniens la source d’un vertige paralysant. Comme le fait remarquer Desmas, « le personnage sernien se lance dans une double quête : à la fois celle de l’identité sexuelle et celle l’orientation sexuelle, toutes deux ne pouvant se défaire du regard d’Autrui et s’en trouvant ainsi limitées voire freinées ». Ainsi, en questionnant la société mexicaine à travers le prisme de la sexualité, Serna —  non sans rappeler les postulats de Judith Butler —  nous décrit une identité, un Soi cerné de toute part par les normes et leur internalisation.

Se penchant aussi sur la question de la sexualité, Gabriel Laverdière s’intéresse à deux romans de Nathalie Sarraute, Martereau  et Le Planétarium. Sa réflexion aborde le sujet par son exact milieu, c’est-à-dire l’androgynie, une neutralité sexuelle que Sarraute décrit comme inspirée de l’enfance. Pourtant, Laverdière repère aussi dans ses textes une homosexualité latente, qui semble constituer la clé de l’androgynie : en effet, pour atteindre à la neutralité, « le plus simple des mélanges », le personnage masculin se voit féminisé et emprunte alors les attributs de l’homosexualité. C’est donc en tentant de réduire l’influence de la sexualité —  identité sexuelle et orientation sexuelle —  dans la construction de ses personnages que Sarraute en arrive à se positionner, selon Laverdière, comme une auteure féministe. Ainsi la critique sociale des rapports de sexe et de genre procède-t-elle de la neutralité plus que de la dissidence.

La sexualité, qui met le plus souvent en relation intime homme et femme, est par conséquent un lieu important des rapports de pouvoir entre les sexes. C’est ce qu’illustre l’analyse proposée par Jessica Hamel-Akré de La Vénus à la fourrure de Sacher-Masoch, un roman dans lequel elle observe le portrait négatif dressé de la sexualité féminine et où le personnage féminin, bien qu’en apparence détenteur du pouvoir, constitue en vérité l’objet de l’oppression. Comme Hamel-Akré le souligne, « [l]es femmes [y] sont dépeintes explicitement comme des êtres dangereux, malins, prêtes à détruire l’homme à tout moment, comme une maladie qui infecte le genre masculin ». À l’aide entre autres d’un imaginaire animal invoqué par la fourrure, le corps féminin est dans le roman de Sacher-Masoch à la fois objet de désir et territoire à conquérir; le pouvoir octroyé à la femme dans l’imaginaire sado-masochiste se révèle bel et bien superficiel et illusoire.

Perspectives

Au terme de cette traversée du territoire féministe, il nous a semblé des plus pertinents d’ouvrir la réflexion avec l’article de Geneviève Tringali, qui s’intéresse à la place de la littérature des femmes dans l’enseignement supérieur. Soulignant dès le départ le rôle prépondérant que jouent les manuels scolaires dans la transmission et la consécration des textes littéraires, Tringali nous offre un survol de la place faite aux écrits féminins dans deux anthologies utilisées au niveau collégial. En effet, comme elle le remarque avec justesse et bien que l’une des anthologies présentées accorde à ces écrits un espace intéressant, « trop souvent, la volonté d’une inclusion plus importante des œuvres de femmes dans les corpus qui sont consacrés par les manuels scolaires littéraires s’est heurtée à la question, plus large, de la légitimité d’une posture féministe qui souhaite accorder une place plus grande à l’écriture des femmes au sein de l’institution littéraire ». La littérature des femmes semble donc, au même titre que les études féministes, occuper une aire trop souvent marginale au cégep comme à l’Université. Nous voulons en ce sens que les regards et relectures d’inspiration féministe colligés dans ce quinzième numéro contribuent à légitimer davantage cette approche et à démontrer, par leur pluralité et leur efficacité, son importance toujours renouvelée.

La célébration du quinzième anniversaire de Postures  nous donne l’occasion de saluer tous les collaborateurs et toutes les collaboratrices qui ont participé au projet au fil des ans. Depuis son premier numéro, publié en 1997, Postures  propose aux étudiants et étudiantes de l’UQAM et d’ailleurs la possibilité d’une première expérience de publication, d’un premier contact avec le milieu de l’édition. À tous ceux et celles qui ont permis (et permettent) de faire vivre Postures, de créer un espace de diffusion riche et stimulant : bravo et merci !

Merci, également, aux partenaires financiers, qui permettent depuis 15 ans que soit publiée une revue étudiante de qualité ; Figura, le Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, l’Association facultaire des étudiants et étudiantes en arts (AFEA), l’Association étudiante du module d’études littéraires (AEMEL) et l’Association étudiante des cycles supérieurs en études littéraires (AECSEL) donnent aux étudiants et étudiantes l’occasion de partager leurs travaux avec un lectorat informé.

Merci, enfin, à Lori Saint-Martin, professeure au Département d’études littéraires et pionnière des études littéraires féministes québécoises, qui signe, avec « Lire, écrire dans la chambre à échos », l’avant-propos du présent dossier.

Bonne lecture !

 

Pour citer cet article: 

Gibeau, Ariane et  Fournier-Guillemette, Rosemarie. 2012. « Introduction », Postures, Dossier « En territoire féministe : regards et relectures », n° 15, En ligne < http://revuepostures.com/fr/articles/introduction-15 > (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « En territoire féministe : regards et relectures », n° 15, p. 9-14.